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Full text of "Oeuvres de Frédéric II : roi de Prusse. Publiées du vivant de l'auteur"

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IN  THE  CUSTODY  Or  THE 

BOSTON     PUBLIC  LIBRARY. 


SHELF    N° 


OEUVRES 

DE 

FRÉDÉRIC  II, 

ROI    DE    PRUSSE. 

Publiées  du  vivant  de  l'Auteur. 
TOME    TROISIEME. 


A    B  E  R  L  IN, 

'  Che«   Vos  s  et  Fils,  et  Becker  et  Fils; 
Et   chez   Tkeutxei., 


1789. 


MELANGES 

PHILOSOPHIQUES 


E  ï 


LITTERAIRES. 


SUITE, 


Oeuv.deFr.II.  T.IIL  A 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.archive.org/details/oeuvresdefrd03fred 


— B«BB»ai>iJ*am«mwti'rwnw'iW 


LETTRES 

SUR 

L'AMOUR  DE  LA  PATRIE 

ou 

CORRESPONDANCE 

D'ANAPISTÉMON 

E  T 

DE    PHILOPATROS. 


LETTRE  UANAPISTEMON, 

J  E  suis  trop  touché  de  la  bonne  réception 
que  vous  m'avez  faite  à  votre  campagne,  pour 
ne  pas  vous  en  témoigner  ma  reconnoissance. 
J'ai  trouvé  dans  votre  compagnie  les  plus 
grands  biens  que  puissent  posséder  les  hom- 
mes, la  liberté  &  l'amitié.  De  crainte  d'abuser 

A  2 


4  LETTRES 

de  votre  complaisance ,  je  vous  ai  quitté  ,  en 
regrettant  de  me  séparer  de  vous.  Le  sou- 
venir des  jours  heureux  que  j'ai  passés  dans 
votre  terre,  ne  s'effacera  jamais  de  ma  mé- 
moire. Les  biens  qui  nous  arrivent,  sont  pas- 
sagers, et  les  maux  ne  sont  que  trop  durables  ; 
mais  la  réminiscence  du  bonheur  dont  nous 
avons  joui ,  en  perpétue  la  durée.  Ma  mé- 
moire est  encore  toiite  occupée  de  ce  que 
j'ai  vu,  surtout  de  ce  que  j'ai  entendu,  prin- 
cipalement de  cette  dernière  conversation, 
que  nous  eûmes  ensemble  le  soir  après  sou- 
per; mais  je  regrette  que  vous  vous  soyez 
borné  à  des  idées  générales,  en  parlant  des 
devoirs  des  citoyens,  et  que  vous  ne  soyez 
entré  dans  aucun  détail.  Vous  me  feriez  un 
plaisir  sensible,  si  vous  vouliez  vous  étendre 
davantage  sur  cette  matière  importante  :  elle 
intéresse  tous  les  hommes ,  et  mérite  par 
conséquent  d'être  profondément  discutée.  Je 
*'vous  confesse  qu'une  vie  tranquille,  plus 
tournée  à  la  jouissance  qu'à  la  méditation  , 
m'avoit  détourné  de  réfléchir  sur  les  liens  de 
la  société ,  et  sur  les  devoirs  de  ceux  qui  la 
composent.  Je  pensois  qu'il  suffisoit  d'être 
honnête  homme  et  de  respecter  les  lois ,  et 
je  ne  présumois  pas  qu'il  en  fallût  davantage. 
La  confiance  que  j'ai  en  vous  est  si  grande. 


SUR    LAMOUR    DE    LA    PATRIE.        $ 

que  je  ne  crois  personne  aussi  capable  que 
vous  de  m'éclairer  sur  cette  matière.  Il  en  est 
encore  tant  d'autres  sur  lesquelles  vous  pour- 
riez ni'instruire  ;  mais  je  me  borne  à  celle-ci. 
Daignez  donc  me  communiquer  tout  ce  qufe 
vos  études  ou  vos  réflexions  vous  ont  fourni 
de  connoissances  sur  ce  sujet.  Tout  le  monde 
agit,  peu  de  personnes  pensent:  loin  d'être 
du  nombre  de  ces  inconsidérés ,  vous  exami- 
nez attentivement  les  matières ,  vous  pesez 
les  raisons  pour  et  contre  ,  et  vous  n'acquies- 
cez qu'aux  vérités  évidentes  :  vous  ne  vivez, 
pour  ainsi  dire  ,  qu'avec  les  auteurs  anciens 
et  modernes  :  vous  vous  êtes  approprié  tou- 
tes leurs  connoissances ,  ce  qui  rend  votre 
conversation  si  agréable  et  si  intéressante, 
que  lorsque  l'absence  empêche  de  vous  en- 
tendre 5  on  veut  au  moins  vous  lire  pour  s'en 
consoler.  Si  vous  daignez  contenter  ma  cu- 
riosité ,  en  me  communiquant  vos  réflexions, 
ce  sera  ajouter  les  sentimens  de  la  recoiir 
noissance  à  ceux  de  l'estime  et  de  l'amitié  que 
j'ai  pour  vous.    Vale, 


A3  ^ 


LETTRES 

LETTRE  DE  PHILOPA  TROS. 

E  suis  sensiblement  flatté  des  expressions 
obligeantes  dont  vous  vous  servez  à  mon  égard; 
je  les  dois  à  votre  politesse  et  non  à  la  ré- 
ception que  je  vous  ai  faite.  Vous  rendez  jus- 
tice à  mon  intention  ,  quoique  les  effets  n'y 
aient  pas  autant  répondu  que  je  Taurois  dé- 
siré. Au  lieu  de  vous  amuser  ,  comme  il  au- 
roit  été  séant ,  par  des  propos  vifs  et  enjoués, 
la  conversation  a  tourné  sur  des  matières  gra- 
ves et  sérieuses.  J'en  suis  l'unique  cause  :  je 
mène  une  vie  sédentaire ,  accablé  d'infirmi- 
tés 5  exclu  du  tourbillon  du  grand  monde  : 
la  lecture  a  tourné  insensiblement  m.  on  esprit 
du  côté  des  réflexions  :  ma  gaieté  s'est  per- 
due ;   une  triste  raison  l'a  remplacée. 

Il  m'est  échappé  de  vous  parler  comme  je 
pense,  lorsque  je  suis  seul  renfermé  dans  mon 
cabinet.  J'avois  l'esprit  occupé  des  républi- 
ques de  Sparte  et  d'Athènes ,  dont  j'avois  lu 
l'histoire  ,  et  des  devoirs  d'un  bon  citoyen, 
dont  vous  voulez  que  je  yous  donne  une  plus 
ainple  explication.  Vous  me  faites  trop  d'hon- 
neur. Vous  me  prenez  pour  un  Lycurgue  , 
pour  un  Solon ,  moi  qui  n'ai  jamais  promul- 
gué de  lois  5  et  qui  ne  me  suis  mêlé  d'autre 
gouvernement  que  de  celui  de  mes  terres, 
m 


SUR    LAMOUR    DE    LA    P  A  TRIE.        7 

où  je  vis  depuis  bien  des  années  dans  la  plus 
profonde  retraite.  Puis  donc  que  vous  vou- 
lez que  je  vous  expose  en  quoi  je  fais  consis- 
ter les  devoirs  d'un  bon  citoyen  ,  soyez  per- 
suadé que  je  m'en  acquitterai  uniquement 
dans  l'intention  de  vous  obéir  et  non  dans 
celle  de  vous  instruire. 

La  nouvelle  philosophie  veut  avec  raison 
que  l'on  commence  par  définir  les  termes  et 
les  choses  ,  pour  éviter  les  mésentendus  et 
pour  fixer  les  idées  sur  des  objets  déter- 
minés ;  voici  donc  comme  je  définis  le  bon 
citoyen  :  c'est  un  homme  qui  s'est  fait  une 
règle  invariable  d'être  utile  ,  autant  qu'il 
dépend  de  lui,  à  la  société  dont  il  est  membre. 
Voici  les  causes  qui  amènent  ces  devoirs. 
L'espèce  humaine  ne  sauroit  subsister  isolée  ; 
les  nations  les  plus  barbares  même  forment 
de  petites  communautés.  Les  peuples  civi- 
lisés que  le  pafte  social  réunit ,  se  doivent 
mutuellement  des  secours  ;  leur  propre  in- 
térêt le  veut  5  le  bien  général  l'exige  ,  et  sitôt 
qu'ils  cesseroient  de  s'entr'aider  et  de  s'as- 
sister,  il  s'ensuivroit  d'une  façon  ou  d'une 
autre  une  confusion  totale  ,  qui  entraîneroit 
la  perte  de  chaque  individu.  Ces  maximes 
ne  sont  pas  nouvelles  ;  elles  ont  servi  de 
base  à  toutes    les    républiques   dont    l'antl-- 

A4 


8  LETTRES 

quité  nous  a  transmis  la  mémoire.  Les  répu- 
bliques grecques  étoient  fondées  sur  de 
pareilles  lois  ;  celle  des  Romains  avoit  les 
mêmes  principes  ;  si  nous  les  avons  vues 
par  la  suite  du  temps  détruites  ,  c'est  que 
les  Grecs  ,  d'un  esprit  inquiet  et  jaloux  les 
uns  des   autres  ,    s'attirèrent  eux-mêmes  les 

malheurs  qui  les  accablèrent  ;  et  que  quel- 
ques citoyens  romains  ,  trop  puissans  pour 
des  républicains  ,  bouleversèrent  leur  gou- 
vernement par  une  ambition  désordonnée; 
c'est  qu'enfin  rien  n'est  stable  dans  ce  monde. 
Si  vous  résumez  ce  que  l'histoire  rapporte 
sur  se  sujet ,  vous  trouverez  qu'on  ne  peut 
attribuer  la  chute  de  ces  républiques  qu'à 
des  citoyens  aveuglés  par  leurs  passions , 
qui  préférant  leur  bien  particulier  à  l'intérêt 
de  leur  patrie  ,  ont  rompu  le  paâe  social, 
et  ont  agi  comme  ennemis  de  la  communauté 
à  laquelle  ils  appartenoient.  Je  me  souviens 
que  vous  étiez  dans  l'opinion  qu'on  pouvoit; 
s'attendre  à  trouver  des  citoyens  dans  les 
républiques,  mais  que*  vous  ne  croyiez  pas 
qu'il  y  en  eût  dans  les  monarchies  :  souffrez 
que  je  vous  désabuse  de  cette  erreur.  Les 
bonnes  monarchies  ,  dont  l'administration 
est  sage  et  pleine  de  douceur ,  forment  de 
no5  jours   un   gouvernement  qui  approche 


SUR   LAMOUR   DE    LA    PATRIE.        g 

plus  de  l'oligarchie  que  du  despotisme;  ce 
sont  les  lois  seules  qui  régnent.  Entrons 
dans  quelque  détail.  Représentez- vous  le 
nombre  des  personnes  employées  dans  les 
conseils,  à  l'administration  de  la  justice, 
à  celle  des  finances  ,  dans  les  missions  étran- 
gères ,  dans  le  commerce ,  dans  les  armées, 
dans  la  police  intérieure;  ajoutez-y  celles 
qui  ont  leur  voix  dans  les  provinces  d'E- 
tats :  toutes  participent  à  l'autorité  souve- 
raine. Le  prince  n'est  donc  pas  un  despote, 
qui  n'a  pour  règle  que  son  caprice.  On  doit 
l'envisager  comme  étant  le  point  central  où 
aboutissent  toutes  les  lignes  de  la  circonfé- 
rence. Ce  gouvernement  procure  dans  ses 
délibérations  le  secret  qui  manque  aux  répu- 
bliques 5  et  les  différentes  branches  de  l'ad- 
ministration étant  réimies  ,  se  mènent  de 
front  comme  les  quadriges  des  Romains ,  et 
coopèrent  mutuellement  au  bien  général  du 
public.  De  plus,  vous  trouverez  toujours 
moins  d'esprit  de  parti  et  de  faction  dans 
les  monarchies,  si  elles  ont  à  leur  tête  un 
souverain  ferme  ,  que  dans  les  républiques, 
qui  sont  souvent  déchirées  par  des  citoyens 
qui  briguent  et  cabalent  pour  se  culbuter 
les  uns  les  autres.  S'il  y  a  en  Europe  quelque 
exception  à  faire  à  ce  que  je  viens  de  dire, 

A  3 


lO  LETTRES 

ce  peut  être  à  l'égard  de  l'Empire  Ottoman , 
ou  de  quelque  autre  gouvernement,  qui 
méconnoissant  ses  véritables  intérêts  ,  n'ait 
pas  lié  assez  étroitement  l'intérêt  des  parti- 
culiers à  celui  des  souverains.  Un  royaume 
bien  gouverné  doit  être  comme  une  famille, 
dont  le  souverain  est  le  père  et  les  citoyens 

les  enfans  :  les  biens  et  les  maux  sont  com- 
muns entre  eux  ;  car  le  mxonarque  ne  sauroit 
être  heureux  lorsque  ses  peuples  sont  misé- 
rables. Quand  cette  union  est  bien  cimentée, 
le  devoir  de  la  reconnoissance  produit  de 
bons  citoyens  ,  parce  que  leur  union  avec 
l'État  est  trop  intime  pour  qu'ils  puissent 
s'en  séparer  ;  ils  auroient  tout  à  perdre  et 
rien  à  gagner.  Voulez-vous  des  exemples  ? 
Le  gouvernement  de  Sparte  étoit  oligarchique, 
et  il  a  produit  une  multitude  de  grands 
hommes  dévoués  à  la  patrie.  Rome  ,  après 
qu'elle  eut  perdu  sa  liberté  ,  vous  fournit 
des  Agrippa  ,  des  Thraséa  Pétus  ,  des  Hel- 
vidius  Priscus  ,  un  Corbulon,  un  Agricola  , 
des  Empereurs  Tite  ,  Marc-Aurèle  ,  Trajan, 
Julien  ,  enfin  un  grand  nombre  d'ames  mâles 
et  viriles ,  •  qui  préféroient  l'avantage  du 
public  au  leur  propre.  Mais  je  ne  sais  com- 
ment imperceptiblementje  m'égare  ;  je  vou- 
lois  vous  écrire  une  lettre  ,  et  si  je  nem'ar- 


SUR    L  AMOUR   DE    LA    PATRIE.       II 

rête  5  je  vais  composer  un  traité.  Je  vous  en 
fais  mille  excuses.  Le  plaisir  de  m'entretenir 
avec  vous  m'entraîne ,  etje  crains  de  vous  im- 
portuner. Soyez  toutefois  persuadé,  qu'entre 
tous  ceux  qui  forment  le  corps  politique 
auquel  je  tiens  ,  il  n'en  est  aucun  ,  mon  cher 
ami  5  que  je  sois  plus  porté  à  servir  que 
vous  5   étant  avec  toute  l'estime  possible  etc. 


LETTRE    HANAPISTEMON. 


j 


E  vous  fais  mille  remerciemens  de  la  peine 
que  vous  vous  donnezpour  m'expliquer  une 
matière  dont  je  n'avois  que  des  idées  fort 
vagues  etquej'avois  peu  examinée.  Aulieu 
d'avoir  trouvé  votre  lettre  trop  longue  ,  elle 
m'a  paru  trop  courte  ,  parce  que  j'entrevois 
qu'il  vous  reste  encore  quantité  de  choses  à 
m'expliquer  ;  cependant  ne  trouvez  pas 
étrange  que  je  vous  fasse  quelques  objec- 
tions. Eclairez  mon  ignorance  5  détruisez  mes 
préjugés ,  ou  bien  fortifiez-moi  dans  mes 
idées  5   si  elles  sont  justes. 

Est-il  possible  d'aimer  véritablement  fa 
patrie  ?  Ce  soi-disant  amour  n'auroit-il  pas 
été  inventé  par  quelque  philosophe  ou  par 
quelque    songe-creux   de    législateur,    pour 


12  LETTRES 

exiger  des  hommes  une  perfection  qui  n'est 
pas  à  leur  portée  ?  Comment  voulez-vous 
qu'on  aime  le  peuple  ?  Comment  se  sacri- 
fier pour  le  salut  d'une  province  apparte- 
nante à  notre  monarchie  ,  lors  m^ême  qu'on 
n'a  jamais  vu  cette  province  ?  Tout  cela  se 
réduit  à  m'expliquer,  comment  il  est  pos- 
sible d'aimer  avec  ferveur  et  avec  enthou- 
siasme ce  c[ue  l'on  ne  connoît  point  du  tout. 
Ces  réflexions  ,  qui  se  présentent  si  natu- 
rellement à  l'esprit ,  m'ont  persuadé  que  le 
parti  le  plus  convenable  pour  un  homme 
sensé,  étoit  de  végéter  tranquillement ,  sans 
soins  ,  sans  inquiétude  ,  pour  descendre  au 
tombeau  ,  où  nous  allons  tous ,  en  se  don- 
nant le  moins  de  peine  qu'il  est  possible. 
J'ai  toujours  dirigé  ma  vie  conformément 
à  ce  plan-là.  Il  m'arriva  un  jour  de  rencon- 
trer monsieur  le  professeur  Garbojos,  dont 
le  mérite  vous  est  connu.  Nous  nous  entre- 
tînmes sur  ce  sujet ,  et  il  me  repartit  avec 
cette  vivacité  qui  lui  est  propre  :  je  vous 
félicite  5  Monsieur ,  d'être  un  aussi  grand 
philosophe.  Moi!  point  du  tout,  lui  dis-je, 
je  n'ai  connu  aucun  de  ces  gens-là  ,  et  je 
n'ai  rien  lu  de  leur  façon;  toute  ma  biblio- 
thèque est  composée  de  peu  de  livres;  vous 
n'}'^  trouverez  que  le  parfait  agriculteur ,  les 


SUR  l'amour  de  la  patrie.     i3 

gazettes ,  etl'almanac  courant ,  c'en  est  bien 
assez.  Cependant,  poursuivit-il,  vous  êtes 
rempli  des  maximes  d'Epicure,  et  je  croirois, 
à  vous  entendre  ,  que  vous  avez  fréquenté 
sesjardins.  Je  ne  connois  ni  Epicure  ni  ses 
jardins  ,  lui  dis-je  :  mais  qu'enseigne  donc 
cet  Epicure?  De  grâce,  daignez  m'en  ins- 
truire. Alors  mon  professeur  prenant  un  air 
de  dignité  ,  me  parla  ainsi  :  Je  vois  que  les 
beaux  esprits  se  rencontrent,  puisque  mon- 
sieur le  baron  pense  de  même  qu'un  grand 
philosophe.  Epicure  avoit  prescrit  à  son  sage 
de  ne  se  mêler  jamais  ni  des  affaires  ni  du 
gouvernement.  Ses  raisons  étoient  queTame 
du  sage  doit  conserver  cette  tranquillité 
dans  laquelle  il  fait  consister  le  bonheur;  il 
ne  faut  pas  qu'elle  s'expose  à  pouvoir  être 
agitée  par  le  chagrin  ,  par  la  colère  ou  par 
d'autres  passions ,  que  les  soins  et  les  affaires 
amènent  nécessairement  après  elles.  Il  vaut 
donc  mieux  éviter  tout  embarras,  touttra-' 
vail  désagréable  ,  et  laissant  aller  le  monde 
comme  il  va,  réunir  ses  soins  sur  sa  propre 
conservation.  Bon  Dieu  ,  lui  dis-je,  que  cet 
Epicure  me  charme  !  de  grâce  ,  prêtez-moi 
son  livre.  Nous  n'avons  point  de  lui  ,  reprit 
l'autre  ,  un  corps  de  doctrine  complet , 
mais  seulement  quelques  fragmens  épars.  Lu- 


14  LETTRES 

crèce  a  mis  une  partie  de  son  système  en 
beaux  vers.  Nous  trouvons  des  lambeaux 
des  opinions  de  notre  philosophe  dans  les 
ouvrages  de  Cicéron  ,  qui  étant  d'une  secte 
différente ,  réfute  et  détruit  toutes  ses  as- 
sertions. 

Vous  ne  sauriez  croire  combien  je  m'ap- 
plaudis d'avoir  trouvé  dans  moi-même  ,  ce 
qu'un  vieux  philosophe  grec  a  pensé  il  y  a 
prés  de  mille  ans.  Cela  me  confirme  de  plus 
en  plus  dans  mes  sentimens.  Je  me  félicite 
de  mon  indépendance  ,  je  suis  libre  ,  je 
suis  mon  maître  ,  mon  souverain  ,  mon  roi: 
j'abandonne  à  des  fous  turbulens  le  songe 
des  grandeurs  trompeuses  ,  après  lesquelles 
ils  courent  ;  je  ris  de  l'avidité  des  avares  , 
qui  accumulent  de  vains  trésors  qu'ils  sont 
forcés  de  quitter  en  mourant  ;  et  fier  des 
avantages  que  je  possède,  je  m'élève  au  dessus 
de  tout  l'univers.  Je  me  flatte  de  votre  ap- 
probation ,  puisque  je  pense  comme  un 
philosophe  ,  que  je  n'ai  jamais  ni  vu  ni  lu  ; 
il  faut  que  la  nature  seule  ait  produit  cette 
conformité  d'opinions  ;  il  faut  donc  qu'elles 
soient  vraies.  Ayez  la  bonté  de  me  dire  ce 
que  vous  en  pensez  ;  peut-être  nous  rencon- 
trerons-nous ;  mai§  quoi  qu'il  en  soit ,  rien 
n'affoiblira  les  sentimens  d'estime  et  d'amité 
avec  lesquels  je  suis  etc. 


J 


SUR    l' AMOUR    DE    LA    PATRIE.        l5 

LETTRE  DE   PHILOPATROS. 


E  croyois  ,  mon  cher  ami ,  avoir  satisfait 
votre  curiosité  en  vous  exposant  dans  leur 
liaison  mes  opinions  touchant  les  devoirs  des 
citoyens;  mais  en  voici  bien  d'une  autre.  Je 
vois  que  vous  voulez  me  mettre  aux  prises 
avecEpicure.  Ce  n'es  pas  un  rude  adversaire; 
aussi  je  ne  refuse  pas  le  combat;  et  puisque 
vous  m'avez  introduit  dans  la  lice  ,  je  ferai 
de  mon  mieux  pour  fournir  ma  carrière  :  ce- 
pendant pour  ne  point  embrouiller  les  cho- 
ses 5  je  suivrai  vos  objections  selon  l'ordre 
dans  lequel  vous  les  rapportez  dans  votre 
lettre. 

Je  commencerai  donc  par  vous  faire  re- 
marquer qu'il  ne  suffit  pas  à  un  honnête  hom^ 
me  de  ne  point  être  criminel,  il  doit  être 
vertueux:  s'il  ne  transgresse  pas  les  lois,  il 
évite  les  punitions;  mais  s'il  n'est  ni  servia- 
ble,  ni  officieux,  ni  utile,  il  est  sans  mérite 
et  par  conséquent  il  faut  qu'il  renonce  à  l'es- 
time du  public.  Vous  conviendrez  donc  que 
vous  êtes  engagé  par  votre  propre  avantage 
à  ne  pas  vous  séparer  de  la  société  ,  et  même 
à  travailler  avec  zèle  à  tout  ce  qui  peut  lui 
être  bon  et  utile.  Quoi,  vous  croiriez  que 
l'amour  de   la  patrie   est  une  vertu  idéale  ^ 


l6  LETTRES 

lorsque  tant  d'exemples  dans  tant  d'histoires 
témoignent  combien  cet  amour  a  produit  de 
grandes  choses,  en  élevant  des  hommes  véri- 
tablement sublimes  au  dessus  de  l'humanité, 
et  en  leur  inspirant  les  plus  nobles  et  les  plus 
fameuses  entreprises?  Le  bien  de  la  société  est 
le  vôtre.  Vous  êtes  si  fortement  lié  avec  votre 
patrie  sans  le  savoir ,  que  vous  ne  pouvez  ni 
vous  isoler,  ni  vous  séparer  d'elle,  sans  vous 
ressentir  vous-même  de  votre  faute.  Si  le 
î^ouvernement  est  heureux ,  vous  prospére- 
rez; s'il  souffre  ,  le  contre-coup  de  son  in- 
fortune rejaillira  sur  vous  ;  de  même  ,  si  les 
citoyens  jouissent  d'une  opulence  honnête  , 
le  souverain  est  dans  la  prospérité  ,  et  si  les 
citoyens  sont  accablés  de  misère,  la  situation 
du  souverain  sera  digne  de  compassion.  L'a- 
mour de  la  patrie  n'est  donc  pas  un  être  de 
raison,  il  existe  réellement.  Ce  ne  sont  pas 
ces  maisons  ,  ces  murailles  ,  ces  bois  ,  ces 
champs,  que  j'appelle  votre  patrie,  mais 
vos  parens ,  votre  femme ,  vos  enfans ,  vos 
amis  et  ceux  qui  travaillent  pour  votre  bien 
dans  les  différentes  branches  de  l'administra- 
tion ,  et  qui  vous  rendent  des  services  jour- 
naliers ,  sans  que  vous  vous  donniez  seu- 
lement la  peine  de  vous  informer  de  leurs 
travaux.  Ce  sont  là  les  liens  qui  vous  unissent 

a 


SUR   LAMOUR    DE    LA    PATRIE.  I7 

à  la  société  :  l'intérêt  des  personnes  que  vous 
devez  aimer ,  le  votre ,  et   celui  du  gouver- 
nement, qui  indissolublement  unis  ensemble, 
composent  ce  qu^on  appelle  le  bien  r;,énéraî 
de  toute  la  communauté.    Vous  dit^s  qu'on 
ne  sauroit  aimer  la  populace,  ni  les  liabitans 
d'une  province  qu'on  ne  conncît  pas:  vous 
avez  raison  ,  si  vous  entendez  qu'il  s'agisse 
d'une  union  intime,  comme  entre  amis  ;  mais 
il  n'est  question  envers  le  peuple  que  de  cette 
bienveillance  que  nous  devons  à  tout  le  mon- 
de, plus  encore  à  ceux  qui  habitent  avec  nous 
le  même  sol,   et   qui  nous  sont  associés;   et 
pour  les  provinces  qui  tiennent  à  notre  monar- 
chie, ne  devons-nous  pas  au  moins  leur  ren- 
dre ce  que  l'on  doit  à  des   alliés  ?  Supposé 
qu'en  votre  présence  un  inconnu  tombât  dans 
une  rivière  5   ne  l'assisteriez-vous  pas   pour 
l'empêcher  de  se  noyer  ?  Et  si  vous  rencon- 
triez un  passant  qu'un  assassin  fût  près  d'éçror- 
ger ,  ne  vous  verroit-on  pas  voler  au  secours 
du  premier,  et  ne  tâcheriez-vous   pas  de  le 
sauver?  Ce  sont  ces  sentimens  de  pitié  et  de 
compassion,   que  la  Nature  a  imprimés  dans 
nos  âmes,  qui  nous  portent,  comme  par  ins- 
tinct ,  à  nous  assister  mutuellement ,  et  nous 
animent  aux  devoirs  que  les  hom.mes  ont  à 
remplir  les  uns  envers  les  autres.  Je  conclus 
Oeuv,deFr,ILT.IIL  B 


l8  X  E   T   T   R   E   s 

donc  que  ^  si  nous  devons  des  secours  aux 
inconnus  même ,  à  plus  forte  raison  nous 
en  devons  aux  citoyens  auxquels  nous  lie  le 
pacte  social.  Souffrez  que'je  touche  encore 
un  mot  des  provinces  de  notre  monarchie  ^ 
envers  lesquelles  vous  me  paroi ssez  si  tiède. 
Ne  comprenez-vous  donc  pas  que,  si  le  gou- 
vernement perdoit  ces  provinces ,  il  en  seroit 
affoibli,  et  que  par  conséquent  les  ressour- 
ces qu'il  en  a  tirées  venant  à  lui  manquer, 
il  seroit  moins  en  état  de  vous  assister,  si 
vous  en  aviez  besoin  ,  qu'il  ne  l'est  à  présent  ? 
Vous  voyez ,  mon  cher  ami ,  par  ce  que 
je  vous  expose,  que  les  combinaisons  de  l'état 
politique  sont  très-étendues ,  et  qu'on  ne  s'en 
fait  point  d'idée  juste,  à  moins  de  les  appro- 
fondir; mais  voici  une  nouvelle  assertion  que 
je  ne  saurois  vous  passer.  Quoi,  vous  ,  qui 
^tes  doué  d'esprit  et  de  talens,  vous  osez 
avancer  que  la  végétation  des  plantes  a  de 
l'avantage  sur  l'activité  animale  ?  Se  peut -il 
qu'un  homme  sensé  préfère  un  lâche  repos  à 
un  travail  honorable  ?  une  vie  molle,  effé- 
minée autant  qu'inutile  ,  à  des  actions  ver- 
tueuses ,  qui  rendent  immortel  le  nom  de 
celui  qui  les  a  faites?  Oui,  nous  allons  tous 
nous  acheminer  vers  notre  tombeau,  c'est 
une  loi  commune  5  mais  la  diflérence  qu'où 


SUR   l' AMOUR   DE    LA   PATRIE.       IQ 

înet  entre  les  morts  ,  c'est  que  les  uns  sont 
oubliés  aussitôt  qu'enterrés,  et  que  ceux  qui 
se  sont  souillés  de  crimes ,  laissent  une  mé- 
moire odieuse  ;  au  lieu  que  les  hommes  ver- 
tueux 5  dont  les  services  ont  été  utiles  à  la 
patrie ,  comblés  de  louanges  et  de  bénédic- 
tions, sont  cités,  pour  servir  d'exemple  à 
la  postérité  5  et  laissent  un  souvenir  qui  ne 
périt  jamais.  Dans  laquelle  de  ces  trois  clas- 
ses voulez-vous  être  compris?  Sans  doute 
dans  la  dernière. 

Après  que  j'ai  détruit  tant  de  faux  raisc»^- 
îiemens ,  vous  ne  devez  vraiment  pas  vous 
attendre  que  votre  Épicure  ,  tout  Grec  qu'il 
est,  m'en  impose.  Agréez  que  pour  le  réfu- 
ter solidement  je  commente  ses  propres  pa- 
roles. Le  sage  ne  doit  se  mêler  ni  d'affaires  ni 
de  gouvernement.  Oui ,  s'il  habite  une  île  dé- 
serte. Son  ame  impassible  ne  doit  être  exposée 
CL  aucune  passion  ,  ni  à  la  jaloujîe ,  ni  à  la 
colère.  Voilà  donc  Epicure ,  le  docteur  de 
la  volupté,  qui  recommande  l'impassibilité 
stoïque.  Ce  n'étoit  pas  ce  qu'il  devoit  dire  , 
c'étoit  tout  le  contraire.  Le  plus  noble  effort 
du  sage  ne  consiste  pas  à  éviter  les  occasions; 
mais ,  quand  elles  se  présentent,  à  conserver 
la  tranquillité  de  son  ame  dans  des  momens 
OÙ  tout  ce  qui  l'environne ,  soulève  et  irrite 

B  % 


SO  .  LETTRES 

ces  différentes  passions.  Un  pilote  n*a  point 
de  mérite  à  conduire  son  vaisseau  quand  la 
mer  est  calmej  il  en  a  beaucoup,  lorsqu'après 
avoir  été  ballotté  long-temps  par  des  ouragans 
et  des  vents  contraires,  il  conduit  heureuse- 
ment son  navire  dans  le  port.  Personne  ne 
fait  attention  aux  choses  aisées  et  faciles,  il 
n'y  a  que  les  difficultés  vaincues  dont  on 
vous  tienne  compte.  //  vaut  donc  bien  mieux 
laijfer  aller  le  monde  comme  il  va ,  6*  ne  p enfer 
quàfoi-mème.  Ah!  Monsieur  Epicure,  sont- 
ce  là  des  sentimens  dignes  d'un  philosophe? 
La  première  chose  à  laquelle  vous  devriez 
penser,  n'est-ce  pas  le  bien  de  l'humanité? 
Vous  osez  annoncer  que  chacun  ne  doit  aimer 
que  soi-même.  Un  homme  qui  par  malheur 
suivf  oit  vos  maximes ,  ne  seroit-il  pas  dé- 
testé universellement  et  avec  raison?  Si  je 
n'aime  personne,  comment  puis -je  préten- 
dre qu'on  m'aime?  Ne  comprenez -vous  pas 
qu'on  m'envisagera  comme  un  monstre  dan- 
gereux, dont  il  est  loisible  de  se  défaire  pour 
maintenir  la  sûreté  publique.  Et  si  l'amitié 
disparoît,  quelle  consolation  reste-t-il  à  notre 
pauvre  espèce!  Recourons  à  une  allégorie, 
pour  nous  expliquer  plus  intelligiblement  ; 
comparons  un  Etat  quelconque  avec  le  corps 
humain.  C*est  de  l'activité  et  du   concours 


SUR   LAMOUR   DE    LA    PATRIE.        21 

unanime  de  toutes  ses  parties,  que  résultent 
sa  santé  ,  sa  force  et  sa  vigueur  j  les  veines  , 
les  artères  et  jusqu'aux  nerfs  les  plus  déliés, 
coopèrent  à  son  existence  animale.  Si  l'esto- 
mac ralentissoit  son  mouvement  péristalti- 
que ,  si  les  boyaux  ne  renforçoient  leur  mou- 
vement vermiculaire ,  les  poumons  leur  as- 
piration 5  le  cœur  sa  diastole  et  sa  systole  ; 
si  enfin  chaque  soupape  des  artères  ne  s'ou- 
vroit  et  ne  se  fermoit  selon  les  besoins  de  la 
circulation  du  sang  ;  si  les  sucs  nerveux  ne 
se  portoient  aux  parties  de  la  contraction 
nécessaire  au  mouvement,  le  corps  tombe- 
roit  en  langueur,  ildépériroit  insensiblement, 
et  l'inactivité  de  ses  parties  occasionneroit  sa 
destruction  totale.  Ce  corps  c'est  l'Etat  5  ses 
membres ,  c'est  vous  et  tous  les  citoyens  qui 
lui  appartiennent.  Vous  voyez  donc  qu'il  faut 
que  chaque  individu  remplisse  sa  tâche,  pour 
que  la  masse  générale  prospère.  Dès-lors  que 
devient  cette  heureuse  indépendance  dont 
Vous  vous  faites  le  panégyriste  ?  Si  ce  n'est 
qu'elle  vous  rend  un  membre  paralytique  du 
corps  auquel  vous  appartenez.  Observez  en- 
core ,  s'il  vous  plaît ,  que  votre  philosophe 
confond  les  idées  les  plus  claires  :  il  recom- 
mande la  paresse  et  la  fainéantise,  comme  si 
c'étoient  des  vertus  5  mais  tout  le  monde  con- 


02  LETTRES. 

vient  que  ce  sont  des  vices.  Est-il  digne  d'un 
philosophe  de  nous  exciter  à  perdre  le  temps, 
qui  est  ce  que  nous  avons  de  plus  précieux, 
qui  fuit  toujours  5  et  qui  ne  revient*  jamais? 
Faut-il  nous  encourager  à  nous  abandonner 
à  l'oisiveté,  à  négliger  nos  devoirs ,  à  deve-^ 
nir  inutiles  à  tout  le  monde  et  à  charge  à 
nous-mêmes?  Un  ancien  proverbe  dit:  l'oi- 
siveté est  la  mère  de  tous  les  vices  ;  on  pour- 
roit  y  ajouter:  et  le  travail  est  le  père  des 
vertus.  Ceci  est  une  vérité  constante ,  attestée 
par  l'expérience  de  tous  les  lieux. 

En  voilà,  je  crois  ,  assez  pour  Epicurej 
reste  à  examiner  maintenant  vos  propres  opi- 
nions. Condamnez  les  ambitieux,  j'y  con- 
sens: censurez  les  avares,  j'y  souscris  ;  mais 
faut -il  pour  cela  que  des  idées  mal  digérées 
et  des  préjugés  pitoyables  vous  induisent  à 
refuser  vos  soins  pour  contribuer  à  l'utilité 
publique  5  comme  tous  les  autres  citoyens? 
Vous  possédez  tous  les  matériaux  propres 
pour  un  tel  ouvrage;  l'esprit,  la  droiture  , 
les  talens  :  et  puisque  la  Nature  ne  vous  a  rien 
refusé  de  ce  qui  peut  vous  donner  de  la  ré- 
putation ,  vous  êtes  inexcusable,  si  vous  lais- 
sez inutiles  les  faveurs  dont  elle  vous  a  com- 
blé. Vous  exaltez  votre  indépendance,  votre 
prétendue  royauté,  et  cette  liberté  dont  vous 


SUR   l'amour   DE    LA   PATRIE.       q3 

prétendez] ouir  et  qui  vous  élève  au  dessus 
de  tout  l'univers.  Oui ,  je  vous  applaudis  ,  si 
vous  entendez  par  votre  indépendance  l'em- 
pire que  vous  avez  sur  vous-même;  par  votre 
royauté  ,  le  joug  que  vous  avez  imposé  à  vos 
passions  ;  et  vous  pouvez  vous  élever  sur 
plusieurs  de  ceux  de  votre  espèce,  si  un 
amour  ardent  pour  la  vertu  yous  anime  et  si 
vous  lui  dévouez  tous  les  jours,  que  dis-je? 
tous  les  momens  de  votre  vie.  Sans  ces  cor- 
rectifs, l'indépendance  dont  vous  vous  glori- 
fiez, n'est  qu'un  goût  pour  la  fainéantise, 
ennobli  par  de  belles  épithètes;  et  cette  pa- 
resse ,  dont  vous  faites  sans  cesse  l'éloge  ,  en 
vous  rendant  inutile  à  tout ,  engendre  l'en- 
nui ,  qui  en  est  une  suite  nécessaire.  Ajoutez 
à  ceci  le  jugement  d'un  public  malin  et  tou- 
jours porté  à  médire,  on  appréciera  votre 
oisiveté  à  sa  juste  valeur  ,  et  Dieu  sait  quels 
sarcasmes  on  ne  lancera  pas  de  toutes  parts, 
pour  se  ^venger  de  l'indolence  avec  laquelle 
vous  envisagez  le  bien  public.  Si  tout  ceci  ne 
suffit  pas  pour  vous  persuader,  faudra -t- il 
que  je  vous  cite  un  passage  de  l'Ecriture, 
Ta  gagneras  ton  pain  à  lafueur  de  ton  corps. 
Nous  sommes  dans  le  monde  pour  travailler; 
cela  est  si  vrai ,  que  sur  cent  personnes  il  y 
Cil  ;i  quatre-vingt-dix-huit  qui  travaillent, 

B  1 


24  LETTRES 

pour  deux  qui  se  targuent  de  leur  inutilité: 
et  s'il  y  a  des  hommes  assez  fous  pour  mettre 
leur  vanité  à  ne  rien  faire  et  à  demeurer  tout 
un  jour  les  bras  croisés ,  ceux  qui  s'occupent, 
sont  plus  heureux  que  les  autres  ,  parce  que 
l'esprit  veut  quelque  chose  qui  l'attache  et 
qui  le  distraie  j  il  lui  faut  des  objets  qui  fixent 
son  attention,  ou  l'ennui  s'en  empare  et  lui 
rend  l'existence  à  charge  et  même  insuppor- 
table. Je  vous  parle  ici  sans  retenue  ,  parce 
que  vous  êtes  fait  pour  la  vérité,  vous  êtes 
digne  de  Tentendre  ,  et  je  vous  aime  trop 
pour  vous  rien  déguiser.  L'unique  but  où 
j'aspire  ,  est  de  vous  rendre  à  la  patrie,  et 
de  lui  procurer  en  votre  personne  un  ins-^ 
trument  utile  et  dont  elle  pourra  tirer  des 
services.  Voilà  ce  qui  dirige  ma  plume ,  et 
m'engage  à  vous  exposer  tout  ce  que  l'amour 
patriotique  m'inspire.  Le  zèle  pour  le  bien 
public  a  servi  de  principe  à  tous  les  bons 
gouvernemens  anciens  et  modernes  ,- il  a  fait 
la  base  de  leur  grandeur  et  de  leur  prospéri-" 
té;  les  conséquences  incontestables  qui  en 
dérivent,  ont  produit  de  bons  citoyens  et 
de  ces  âmes  magnanimes  et  vertueuses  qui 
ont  été  la  gloire  et  le  soutien  de  leurs  com- 
patriotes. 

Excusez  la  lonG;ueur  de  cette  lettre.  L'abon- 


su  R   l'amour   DE    LA    PATR  I  E.        q5 

dance  de  la  matière  fourniroit  maint  et  maint 
volume  sans  être  épuisée;  mais  il  suffit  qu*on 
vous  montre  la  vérité  ,  pour  dissiper  l'erreur 
et  les  préjugés  qui  sont  étrangers  dans  un 
esprit  tel  que  vôtre.  Je  suis  etc. 


LETTRE  B'ANAPISTEMON, 


i 


'ai  lu  votre  lettre  avec  toute  l'attention 
qu'elle  mérite.  J'ai  été  surpris  de  la  multitude 
de  raisons  dont  vous  m'accablez.  Vous  avez 
résolu  de  me  vaincre  et  de  mener  mes  opi- 
nions enchaînées  à  votre  char  de  triomphe. 
Je  confesse  qu'il  y  a  beaucoup  de  force  dans 
les  motifs  que  vous  employez  pour  me  per- 
suader 5  et  que  j'aurai  de  la  peine  à  vous  ré- 
futer solidement.  Pour  me  terrasser  plus 
promptement  5  vous  dites  que  mon  coeur  est 
la  dupe  de  mon  esprit ,  que  je  plaide  la 
Ckuse  de  la  paresse  ,  et  que  j'ennoblis  ce  vice 
en  lui  prêtant  les  apparences  séduisantes  de 
la  modération  ou  de  quelque  vertu  sembla- 
ble. Hé  bien  ,  je  conviens  donc  avec  vous 
que  l'oisiveté  est  un  défaut,  qu'il  faut  être 
serviable  et  officieux  envers  tout  le  monde , 
que  sans  aimer  le  peuple  comme  on  aime 
ses  proches ,  on  doit  non-seulement  s'intéres- 

B  3 


«6     ^  LETTRES 

ser  à  son  bien-être  5  mais  encore  lui  être  utile 
autant  que  l'on  peut.  Je  comprends  qu'il  ne 
sauroit  arriver  de  malheur  à  la  masse  générale 

o 

à  laquelle  j'appartiens,  sans  que  les  effets  en 
rejaillissent  sur  moi  ,  ni  que  les  particulier* 
souffrent,  sans  que  l'Etat  y  perde. 

Je  vous  donne  gain  de  cause  sur  tous  ces 
articles  ;  je  vous  accorde  encore  en  sus  que 
ceux  qui  ont  part  à  l'administration  publique, 
jouissent  d'une  partie  de  l'autorité  souve- 
raine ;  mais  que  m'importe  tout  cela  ?  Je 
suis  sans  vanité  et  sans  ambition.  Quel  motif 
aurois-je  pour  me  charger  d'un  fardeau  que 
je  n'ai  pas  envie  de  porter,  et  pour  m'in- 
gérer  dans  les  affaires,  quand  je  vis  heureux 
sans  que  la  penséç  de  m'en  mêler  me  vienne 
dans  l'esprit  ?  Vous  avouez  que  l'ambition 
outrée  est  vicieuse.  Vous  devez  donc  m*ap- 
plaudir  de  ce  que  je  n'y  donne  pas  ,  et  ne 
point  exiger  que  j'abandonne  ma  douce 
tranquillité  ,  pour  m'exposer  de  gaieté  de 
cœur  à  tous  les  caprices  de  la  fortune.  Ah; 
mon  cher  ami ,  à  quoi  pensez-vous  ,  en  me 
donnant  de  tels  conseils  ?  Représentez-vous 
sous  les  plus  vives  couleurs  la  dureté  du  joug 
que  vous  voulez  m'inposer ,  quel  désagré- 
ment il  entraîne  ,  et  quelles  en  sont  les 
suites  fâcheuses.    Dans  l'état  où  je  me  trouve. 


SUR   l'amour  de  la  patrie.     07 

je  ne  suis  comptable  de  ma  conduite  qu'à 
moi-même  ,  je  suis  le  seul  juge  de  .  mes 
actions  ,  je  jouis  d'un  revenu  honnête  ,  je 
n'ai  pas  besoin  de  gagner  ma  vie  à  la  sueur 
de  mon  corps  ,  comme  vous  assurez  qu'il  a 
été  ordonné  à  nos  premiers  parens.  Par 
quelle  folie  ,  jouissant  de  la  liberté  ,  me 
rendrai-je  donc  responsable  de  ma  conduite 
envers  d'autres  ?  Sera-ce  par  vanité  ?  Je  ne 
connois  point  cette  foiblesse.  Sera-ce  pour 
tirer  des  gages  ?  Je  n'en  ai  pas  besoin.  J'irai 
donc  sans  raison  quelconque  me  mêler  d'af- 
faires qui  ne  me  regardent  point  ,  désagréa- 
bles ,  pénibles  5  fatigantes  et  qui  demandent 
une  activité  laborieuse;  et j'entreprendrois 
tous  ces  travaux  ,  pourquoi  ?  Pour  me  sou- 
mettre au  jugement  de  quelque  supérieur, 
dont  je  n'ai  ni  l'envie  ni  la  volonté  de  dé- 
pendre ?*Et  ne  voyez-vous  pas  la  multitude 
des  personnes  qui  sollicitent  des  emplois  ? 
Pourquoi  voulez-vous  me  mettre  de  leur 
nombre  ?  Que  je  serve  ou  que  je  ne  serve 
pas,  les  choses  en  iront  également  leur  train; 
mais  de  grâce  souffrez  qu'à  ces  raisons  j'en 
ajoute  une  plus  forte  encore.  Enseignez-moi 
le  pays  de  l'Europe  où  le  mérite  est  toujours 
sûr  d'être  récompensé.  Montrez-moi  celui 
où  ce  mérite  est  connu  ,  où  on  lui  rend  justi- 


8 


LETTRES 


ce.  Ah!  qu'il  est  fâcheux ,  après  avoir  sacri- 
fié son  temps, ^  son  repos,  sa  santé  dans  les 
emplois,  d'être  mis  de  côté,  ou  d'essuyer 
des  disgrâces  encore  plus  révoltantes.  Les 
exemples  de  pareilles  infortunes  se  présentent 
en  foule  à  ma  .mémoire.  Si  vos  éperons  m'en- 
couragent aux  travaux,  cette  bride  m'arrête 
sur  le  champ.  Vous  devez  juger  par  ce  lan- 
gage sincère  que  je  ne  voup  déguise  rien  :  je 
vous  ouvre  mon  coeur  en  ami,  je  vous  expo- 
se toutes  les  raisons  (|ui  ont  fait  impression 
sur  mon  esprit,  d'autant  plus  que  ce  n'est 
pas  nous  qui  disputons;  chacun  expose  sbn 
opinion,  c'est  à  la  plus  solide  à  l'emporter. 
Je  m'attends  bien  que  vous  ne  demeurerez 
point  en  reste ,  et  que  dans  peu  vous  me  don- 
nerez matière  à  de  nouvelles  réflexions;  ce 
qui  vous  vaudra  une  nouvelle  réponse  de  ma 
part.  Je  suis  avec  une  tendre  estime  etc. 

LETTRE  DE   PHILOPATROS. 

Je  me  glorifie  ,  mon  cher  ami ,  d'avoir  sapé 
quelques-uns  de  vos  préjugés  ;  ils  sont  tous 
également  nuisibles,  on  ne  sauroit  assez  les 
détruire.  Vous  avez  raison  de  dire  que  la 
dispute   dont  il  s'agit  y  n'est  pas  réellement 


SUR  l'amour  de  la  patrie.     Q9 

entre  nous  ,  mais  entre  des  argumens  dont 
les  plus  solides  et  les  plus  forts  doivent  l'em- 
porter sur  les  plus  foibles.  Nous  ne  faisons 
autre  chose  que  discuter  entre  nous  une  ma- 
tière 5  pour  découvrir  où  se  trouve  la  vérité, 
afin  de  nous  ranger  du  côté  de  l'évidence. 
Ne  croyez  pas  cependant  que  mes  raisons 
soient  épuisées.  En  relisant  vos  lettres,  xnie 
foule  de  nouvelles  idées  s'est  présentée  à 
mon  esprit;  il  ne  me  reste  qu'à  vous  les 
exposer  le  plus  nettement  et  le  plus  suc- 
cinctement que  je  pourrai. 

Je    commencerai   donc  ,    avec  votre    per- 
mission 5  par  vous  expliquer  ce  que  j'entends 
par  le  pacte  social ,  qui  est  proprement  une 
convention   tacite  de  tous  les  citoyens  d'un 
même  gouvernement ,   qui  les  engage  à  con- 
courir avec  une  ardeur  égale  au  bien  géné- 
ral  de  la  communauté  ;    de  là  dérivent  les 
devoirs    des    individus    qui    chacun ,     selon 
leurs  moyens,  leurs  talens,  et  leur  naissance,' 
doivent    s'intéresser   et   contribuer  au  bien 
de    leur   patrie    comimune.    La  nécessité  de 
subsister   et  l'intérêt,  qui  opèrent  sur  l'es- 
prit du  peuple  ,  l'obligent  pour  son  propre 
avantage    à   travailler  pour  le    bien    de    ses 
concitoyens.  De  là  la  culture  des  terres  ,  des 
vignes  5   des  jardins,  le  soin   des  bestiaux. 


3o  LETTRES 

les  manufactures  ,  le  négoce  :  de  là  ce  nom- 
bre de  vaillans  défenseurs  de  la  patrie ,  qui 
lui  dévouent  leur  repos ,  leur  santé  et  leurs 
jours.  Mais  si  en  partie  l'intérêt  personnel 
est  le  ressort  principal  d'une  si  noble  acti- 
vité ,  n'y  a-t-il  pas  des  motifs  bien  plus 
puissans  pour  la  réveiller  et  l'exciter  dans 
cfux  qu'une  naissance  plus  illustre  et  des 
sentimens  élevés  doivent  attacher  à  leur 
patrie  ?  L'attachement  aux  devoirs ,  l'amour 
de  l'honneur  et  de  la  gloire,  sont  les  ressorts 
les  plus  puissans  qui  opèrent  sur  les  âmes 
vraiment  vertueuses.  Doit-on  imaginer  que 
la  richesse  puisse  servir  d'égide  à  la  fainéan- 
tise 5  et  que  plus  on  possède  ,  moins  l'on 
tienne  au  gouvernement  ?  Ces  assertions 
erronées  sont  insoutenables  ;  elles  ne  peuvent 
partir  que  d'un  coeur  de  bronze ,  d'un  homme 
insensible  qui ,  concentré  dans  lui-même, 
n'aime  que  lui  et  se  tient  séparé  ,  autant 
qu'il  le  peut ,  de  ceux  avec  lesquels  son 
devoir  ,  son  intérêt  et  son  honneur  le  lient. 
Hercule  ,  tout  Hercule  que  la  fable  nous  le 
représente  5  seul,  n'est  pas  formidable,  il 
ne  le  devient  que  lorsque  ses  associés  l'as- 
sistent et  le  secourent. 

Mais  peut-être  que  le  raisonnement  vous 
fatigue  :  çmployong    des   exemples  j  je  vais 


SUR  l'amour  de  la  patrie.     31 

vous  en  rapporter  de  l'antiquité  ,  et  princi- 
palement des  républiques ,  pour  lesquelles 
je  me  suis  aperçu  que  vous  avez  une  pré- 
dilection singulière.  Je  commencerai  donc 
par  vous  citer  quelques  traits  choisis  des 
harangues  de  Démosthéne  connues  sous  le 
nom  de  Philippiques  :  ,,  On  dit ,  Athéniens, 
,5  que  Philippe  est  mort  ;  mais  qu'importe 
„  qu'il  soit  mort  ou  qu'il  vive  ?  Je  vous  dis, 
.,  Athéniens,  oui,  je  vous  le  dis  ,  que  vous 
„  vous  ferez  bientôt  un  autre  Philippe  par 
„  votre  négligence  ,  par  votre  indolence  ,  et 
„  par  le  peu  d'attention  que  vous  avez  aux 
„  affaires  les  plus  importantes. ,,  Vous  voilà 
au  moins  convaincu  que  cet  orateur  pensoit 
comme  moi  ;  mais  je  ne  me  borne  pas  à 
ce  seul  passage  ;  en  voici  un  autre ,  où , 
après  que  Démosthéne  a  dit  en  parlant  du 
Roi  de  Macédoine  :  ,,  On  s'attache  toujours 
à  celui  qu'on  voit  toujours  plein  d'ardeur 
et  d'activité  5  5,  il  ajoute,  ,,  si  donc,' 
Athéniens  ,  vous  pensez  de  même  ,  du 
moins  à  présent ,  puisque  vous  ne  l'avez 
pas  fait  encore  ;  si  chacun  de  vous  ,  lors- 
qu'il en  sera  besoin  ,  et  qu'il  pourra  se 
„  rendre  utile  ,  laissant  à  part  tout  mauvais 
,9  prétexte  ,  est  disposé  à  servir  la  républi^ 
„  que  ,    les  riches   en  contribuant  de  leurs 


l(è  LETTRES 

,,  biens  ,  les  jeunes  en  payant  de  leurs  per^ 
„  sonnes  ;  si  chacun  veut  agir  comme  pour 
,,  soi  ,  cessant  de  se  flatter  que  d'autres 
„  agiront  pour  lui  ,  tandis  qu'il  restera  oisif^ 
„  vous  rétablirez  vos  affaires  à  l'aide  des 
„  dieux  5  et  vous  recouvrerez  ce  que  la 
„  négligence  vous  a  fait  perdre. ,,  Voici  un 
autre  passage,  qui  contient  a  peu  près  les 
mêmes  choses  ,  pris  d'une  harangue  pour  le 
gouvernement.  ,,  Ecoutez ,  Athéniens.  Les 
„  deniers  publics  qui  se  perdent  en  dépenses 
„  superflues  ,  vous  devez  les  partager  égale- 
„  ment,  en  vous  rendant  utiles  ;  savoir  ceux 
„  d'entre  vous  qui  sont  en  âge  de  porter 
„  les  armes  ,  par  les  services  militaires  5  ceux 
„  de  vous  qui  ont  passé  cet  âge  ,  par  des 
„  emplois  de  judicature  et  de  police;  ou 
„  enfin  de  quelque  autre  façon.  Vous  deve2 
^,  servir  vous-mêmes,  ne  céder  à  personne 
„  cette  fonction  de  citoyen  ,  et  com.poser 
„  vous-mêmes  une  armée  qu'on  puisse  ap- 
„  peler  celle  de  la  république  ;  par  là  vous 
„  ferez  ce  que  la  patrie  exige  de  vous.  ,, 
Voilà  ce  que  Démosthène  demandoit  des 
citoyens  d'Athènes  ;  voilà  comme  on  pensoit 
à  Sparte  ,  quoique  la  forme  du  gouverne- 
ment y  fût  oligarchique.  Cette  conformité 
de  sentimens  avoit  une  raison  toute  sim.ple: 

c'est 


SUR  l'amour  de  la  patrie.     33 

c*est   qu'un  Etat ,   de   quelque    nature  qu'il 
soit ,  ne  peut  subsister  si   tous  les  citoyens 
ne   travaillent  pas    d'un  commun  accord  au 
soutien  de  leur  commune  patrie.  Repassons 
maintenant   les    exemples   que   nous  fournit 
la  république  romaine  ;  leur  grand  nombre 
m'embarrasse  sur  le  choix.  Je  ne  vous  par- 
lerai  ni  de  Mucius  Scévola  ,   ni   de  Décius, 
ni  de  l'ancien  Brutus  ,   qui  souscrîVit  Tarrêt: 
de   mort  de  ses  propres  tils  pour  sauver  la 
liberté  publique  :    mais   oublierai-je   Atilius 
Régulus ,    et  la   générosité    avec   laquelle  il 
sacrifia  son  intérêt  à  celui  de  la  république, 
en  retournant  à   Carthage  pour  y  souffrir  le 
dernier  supplice?  Voilà  ensuite  Scipion  l'A- 
fricain qui  se  présente.   Cette  guerre  qu'An- 
nibal  faisoit  en  Italie  ,   Scipion  la  transporte 
en  Afrique  ,   et  il  la  termine  glorieusement 
par   une   victoire    décisive  ,    qu'il  remporte 
sur  les  les  Carthaginois.  Ensuite  paroît  Caton 
le  Censeur  ,  un  Paul  Emile  ,   qui  triomphe 
de  Persée;  là  c'est  Caton  d'Utique  ,  ce  zélé 
défenseur    du    gouvernement.    Oublierai-je 
Cicéron  ,   qui  sauva  sa  patrie  qui  étoit  près 
de  succomber  par  les  entreprises  meurtrières 
de    Catilina  ,    ce    Cicéron    qui    défendit   la 
liberté    expirante    de   la  république  et   qui 
périt  avec  elle  ?  Voilà   ce  que  peut  l'amoui: 

Oeuv.deFnlLT.IIL  C 


^4  LETTRES 

de  la  patrie  sur  l'ame  énergique  et  généreuse 
d'un    bon   citoyen.    Le  génie  ,  plein  de  cet 
heureux  enthousiasme  ,  ne  trouve  rien  d'im- 
possible ,    et  il    s'élève    rapidement  à  l'hé- 
roïsme. La  mémoire  de  ces  grands  hommes 
a  été  comblée  de  louanges  ;   tant  de  siècles 
écoulés  jusqu'à  nos  temps  n'ont  pu  l'affoi- 
blir  5  leurs  noms  sont  encore  cités  avec  véné- 
ration. Voilà  des  modèles  dignes  d'être  imités 
chez  tous  les  peuples  et  dans  tous  les  gouver- 
nemens.  Mais  il  semble  que  l'espèce  de  ces 
âmes  mâles,  de  ces  hommes  remplis  de  nerf 
et  de  vertu,   soit  épuisée.  La  mollesse  a  rem- 
placé  l'amour  de  la  gloire  ;  la  fainéantise  a 
succédé  à  la  vigilance  ;   et  un  misérable  in- 
térêt personnel  a  détruit  l'amour  de  la  patrie. 
Ne  pensez  pas  que  je  me  borne  aux  exem- 
ples que  fournissent  les  républiques  5   il  faut 
<|ue  je  vous  en  produise  de  semblables  tirés 
des  fastes  d'États  monarchiques.  La  France 
peut  s'applaudir  des  grands  hommes  c^u'elle 
a  portés.  Les  Bayard  ,  Bertrand ,   du  Gues- 
clin  ,    un  Cardinal  d'Amboise  ,  un  Duc  de 
Guise  ,   qui  sauva  la  Picardie  ,  un  Henri  IV, 
un  Cardinal  de  Richelieu  ,  un  Sully  ,  avant 
ce  temps  un  Président  de  l'Hôpital,  excellent 
et  vertueux  citoyen,  ensuite  Turenne,  Condé 
Colbert ,    Luxembourg  ,   Villars  :  enfin  une 


SUR   L*AMOUR    DE   LA   PATRIE.       35 

multitude  d'hommes  célèbres  ,  dont  les 
noms  ne  pourroient  pas  tenir  tous  dans  une 
lettre.  Passons  à  l'Angleterre  ,  où  sans  parler 
d'un  Alfred ,  ni  des  grands  hommes  des 
siècles  reculés,  je  passe  rapidement  aux  temps 
modernes  ,  qui  me  fournissent  un  Marlbo- 
rough  ,  uu  Stanhope  ,  un  Chesterfield  ,  un 
Bolinbrocke  ,  et  un  Chevalier  Pitt ,  dont 
les  noms  ne  périront  jamais.  L'Allemagne  fit 
paroître  de  l'énergie  durant  la  guerre  de 
trente  ans  ,  un  Bernard  deWeimar  ,  un  Duc 
de  Bronswic  et  d'autres  princes  y  signalèrent 
leur  courage  ;  une  Landgrave  de  Hesse  , 
Régente  du  pays  ,  sa  fermeté.  Il  faut  l'avouer, 
nous  vivons  dans  le  siècle  des  petitesses  :  les 
siècles  des  génies  et  des  vertus  se  sont  écou- 
lés. Mais  si  dans  ce  temps  glorieux  à  l'hu- 
manité ,  les  hommes  de  mérite  ont  eu  la 
noble  émulation  de  se  rendre  utiles  à  leur 
patrie ,  vous  qui  avez  du  mérite  comme 
eux  5  pourquoi  ne  suivez-vous  pas  leur  illustre 
exemple  ?  Renoncez  généreusement  aux  ex- 
cuses révoltantes  que  l'indolence  vous  sug- 
gère ;  et  si  votre  coeur  est  susceptible  d'at- 
tendrissement ,  témoignez  par  vos  services 
que  vous  aimez  la  patrie  à  laquelle  vous  devez 
votre  reconnoissance.  Vous  n'êtes  point  am- 
bitieux 5  dites-vous.  Je  vous  approuve  ;  mais 

C   % 


36  LETTRES 

je  vous  blâme  ,  si  vous  êtes  sans  émulation; 
car  c'est  une  vertu  de  vouloir  surpasser  en 
nobles  actions  ceux  avec  lesquels  nous  cou- 
rons la  même  carrière.  Un  homme  que  sa 
paresse  empêche  d'agir  ,  est  semblable  à  une 
statue  de  marbre  ou  de  bronze  ,  qui  con- 
serve à  perpétuité  l'attitude  que  le  scidpteur 
lui  a  donnée*  L'action  nous  distingue  et  nous 
élève  au  dessus  des  végétaux  ,  et  la  fainéan- 
tise nous  en  rapproche. 

Mais  allons  encore  plus  au  fait  ,  et  atta- 
quons directement  les  motifs  par  lesquels 
vous  pensez  justifier  votre  inutilité  et  votre 
indifférence  pour  le  bien  public.  Vous  dites 
que  vous  craignez  de  vous  rendre  respon- 
sable d'une  administration  quelconque.  En 
vérité  cette  excuse  ne  sauroit  vous  convenir, 
elle  seroit  mieux  placée  dans  la  bouche  d'un 
homme  qui  se  déhe  de  ses  talens ,  qui  sent 
son  ineptie  ,  ou  qui  craint  que  son  peu  de 
bonne  foi  ne  l'expose  à  perdre  sa  réputation. 
Vous  qui  avez  de  l'esprit,  des  connoissances  ' 
et  des  moeurs  ,  pouvez-vous  vous  exprimer 
ainsi  ?  et  quel  mauvais  jugement  le  public 
n'en  feroit-il  pas  ,  si  d'aussi  mauvaises  défai- 
tes lui  étoient  connues  ?  Vous  poursuivez  ; 
TOUS  dites  que  vous  n'êtes  maintenant  comp- 
table de  votre  conduite  à  personne.  Ne  l'êtes- 


SUR    l'amour^  DE    LA    PATRIE.      S/. 

voTis  pas  à  ce  public  ,  à  l'oeil  pénétrant  du- 
quel rien  n'échappe  ?  Il  vous  accusera  ou  de 
paresse  ou  d'insensibilité  :  il  dira  que  vous 
rendez  votre  capacité  inutile  ,  que  vous  en- 
fouissez vos  talens  ,  et  qu'indifférent  pour 
tout  le  reste  du  monde  ,  vous  avez  concen- 
tré votre  attachement  ^ans  votre  seule  per- 
sonne. Vous  ajoutez  que  vous  n'avez  pas 
besoin  de  servir  ,  parce  que  vous  êtes  riche. 
Je  vous  accorde  que  vous  n'avez  pas  besoin 
de  faire  le  métier  de  manoeuvre  pour  sub- 
sister ;  mais  c'est  précisément  parce  que 
vous  êtes  riche  ,  que  vous  êtes  plus  obligé 
qu'un  autre  d'en  témoigner  votre  attache- 
ment et  votre  reconnoissance  à  votre  patrie, 
en  la  servant  avec  zèle  et  avec  ardeur.  Moins 
vous  avez  de  besoins  ,  plus  vous  avez  de 
mérite  ;  le  service  des  uns  dérive  de  l'indi- 
gence ;  les  travaux  des  autres  sont  gratuits. 

Vous  me  rebattez  ensuite  les  oreilles  de 
vieilles  phrases  usées:  quele  mérite  est  peu 
connu  5  et  qu'il  est  encore  plus  rarement 
récompensé  ,  qu'après  avoir  long-temps  pro- 
digué dans  les  emplois  vos  peines  et  vos  soins, 
vous  n'en  risquez  pas  moins  d'être  négligé  , 
même  d'encourir  quelque  disgrâce  ,  sans 
qu'il  y  ait  de  votre  faute.  Ma  réponse  à 
cet  article  est  bien  aisée.    Je  suis  convaincu 

C  3 


3$  LETTRES 

que  vous  avez  du  mérite  ;   faites-le  connoître. 
Sachez  que  dans  notre  siècle  ,   ainsi  que  dans 
les   précédens  ,    quand   il    se    fait  de  belles 
actions  5   on  y  applaudit.    Tout  l'univers  n'a 
eu  qu'une  voix  au  sujet  du  Prince  Eugène  ; 
on  admire    encore    ses   talens  ,    ses  vertus  , 
et    ses    grands  exploits.    Lorsque  le  Comte 
de  Saxe   eut  terminé  la  glorieuse  campagne 
de  Lafïeld  ,   tout  Paris  lui  témoigna  sa  recon^ 
noissance.    La  France  n'oublie  point  les  obli- 
gations    qu'elle    a  au  ministère  de  Colbertj 
la  mémoire   de   ce  grand  homme  durera  plus 
long-temps    que   le  louvre.    L'Angleterre  se 
glorifie  de  Newton  ,  l'Allemagne  de  Leibnitz. 
Voulez -vous  des  exemples  plds  modernes? 
La  Prusse  honore  et  vénère  le  nom   de  son 
grand  Chancelier  Coccejî  ,   qui  réforma  ses 
lois  avec  tant  de  sagesse.  Et  que  vous  dirai- 
je  de  tant  de  grands  hommes  qui  ont  mérité 
qu'on    érigeât  leur    statue    dans    les    places 
publiques   de  Berlin  ?  Si  ces  illustres  morts 
avoient  pensé  comme  vous ,  la  postérité  igno-t 
reroit  à  jamais  leur  existence. 

Vous  ajoutez  que  tant  de  personnes  solli- 
citent des  emplois  ,  qu'il  seroit  inutile  de 
vous  mettre  sur  les  rangs.  Voici  en  quoi 
consiste  le  défaut  de  votre  raisonnement. 
Si  tout  le  monde  pensoit  comme  vous ,   il 


SUR    l'amour    DE    LA    PATR  lE.      39 

en  résulteroit  nécessairement  que  toutes  les 
places  demeureroient  vides  et  par  conséquent 
tous  les  emplois  vacans.  Vos  principes  ne 
tendroient  donc  ,  s'ils  étoient  généralement 
reçus  ,  qu'à  introduire  des  abus  intolérables 
dans  la  société.  Enfin  supposons  que,  par 
une  injustice  criante ,  après  vous  être  acquitté 
de  votre  charge  ,  il  vous  arrivât  quelque  dis* 
grâce ,  ne  vous  reste-t-il  pas  une  grande 
consolation  dans  le  bon  témoignage  de  votre 
conscience  ,  qui  seule  peut  vous  tenir  lieu 
de  tout  5  outre  que  la  voix  publique  vous 
rendra  également  justice  ?  Si  vous  le  voulez, 
je  vous  citerai  une  foule  d'exemples  de  grands 
hommes  dont  le  malheur  a  augmenté  la  répu- 
tation ,  loin  de  la  diminuer.  En  voici  pri^ 
des  républiques  :  dans  la  guerre  que  Xerxés 
fit  aux  Grecs  ,  Thémistocle  sauva  double- 
ment les  Athéniens  ,  en  leur  faisant  aban- 
donner leurs  murailles  et  en  gagnant  la  fa- 
meuse bataille  de  Salamine  ;  il  releva  ensuite 
les  murs  de  sa  patrie  et  construisit  le  port 
du  Pirée.  Cela  m'empêcha  pas  qu'il  ne  fût 
banni  par  le  ban  de  l'ostracisme.  Il  soutint  son 
infortune  avec  grandeur  d'ame  ,  et  loin  que 
sa  réputation  en  soufîrît ,  elle  s'en  augmenta 
plutôt  ,  et  son  nom  est  souvent  cité  dans 
l'histoire  avec  celui  des  plus  grands  hommes 

C  4 


40  LETTRES 

qu'ait  portés  la  Grèce.  Aristide  ,  nommé  le 
vertueux  ,  essuya  un  sort  à  peu  près  sem- 
blable :  il  fut  banni  ,  puis  rappelé  ,  toujours 
également  estimé  pour  sa  sagesse  ;  ce  qui  fut 
cause  qu'après  sa  mort  les  Athéniens  accor- 
dèrent une  pension  à  ses  filles  ,  qui  man- 
quoient  de  subsistance.  Vous  rappellerai-je 
encore  l'immortel  Cicéron  ,  qui  fut  exilé  par 
une  cabale  pour  avoir  sauvé  sa  patrie  ?  Vous 
rappellerai-je  toutes  les  violences  que  Clo- 
dius  5  son  ennemi  ,  exerça  contre  ce  Consul 
et  contre  ses  proches  ?  Cependant  la  voix 
unanime  du  peuple  romain  le  rappela  ;  il  '>'en 
exprime  lui-même  ainsi  :  ^,]e  ne  fus  pas  sim- 
„  plement  rappelé;  mes  concitoyens  merap- 
,5  portèrent  à  Rome  comme  sur  leurs  épaules, 
„  et  mon  retour  dans  ma  patrie  fut  un  véri- 
ns, table  triomphe.,,  Le  malheur  ne  sauroit 
avilir  le  sage  ,  parce  qu'il  peut  tomber  égale- 
ment sur  les  bons  comme  sur  les  mauvais 
citoyens  :  il  n'y  a  que  les  crimes  ,  si  nous  en 
commettons  ,  qui  nous  diffament.  Ainsi , 
bien  loin  que  les  exemples  de  la  vertu  per- 
sécutée vous. servent  de  bride  et  vous  em- 
pêchent de  vous  signaler  ,  laissez-vous  plu- 
tôt exciter  par  mes  éperons.  Je  vous  encou- 
rage à  remplir  vos  devoirs  ,  à  mettre  vos 
bonnes    qualités   aujour,  à  témoigner  par 


SUR    L^AMOUR    P  E    LA   PATRIE.      4I 

des  effets  que  votre  coeur  estreconnoissant 
envers  la   patrie  ,   enfin   à  courir  la  carrière 
de  la  gloire  ,   dans  laquelle  vous   êtes  digne 
de  paroître.   Je  perdrai  mon  temps    et  mes 
peines  ,    ou  je   vous    persuaderai   que    mes 
sentimens  sont  plus  justes  que  les  vôtres ,   et 
les  seuls  qui  soient  convenables  à  un  homme 
de  votre  naissance.  J'aime  ma  patrie  de  coeur 
et  d'ame  ;  mon  éducation  ,  mes  biens ,  mon 
existence  ,  je  tiens  tout  d'elle  :    aussi  quand 
même  j'aurois  mille    vies  ,  je  les  lui  sacri- 
fierois  toutes  avec  plaisir  ,   si  je  pouvois  par 
là  lui  rendre  service  et  lui  témoigner  ma  re- 
connoissance.    Mon   ami   Cicéron   dit    dans 
une   de   ses   lettres  :  je  ne  crois  jamais  pou- 
voir être  trop  reconnoissant.   J'ai  l'honneur 
de  penser  et  de  sentir  comme  lui  ,   et  j'ose 
espérer  qu'après    que  vous  aurez  mûrement 
réfléchi  à  toutes  les  raisons  que  je  viens  de 
vous   détailler  ,   au  lieu  d'avoir  des  opinions 
différentes  sur  la  conduite   qu'il    convient  à 
un   honnête  homme    de    tenir  ,  nous    nous 
encouragerons   mutuellement    à  remplir  les 
devoirs  de  bons  citoyens  ,  tendrement  atta- 
chés  à    leur  patrie  et  brûlans  de  zèle  pour 
elle.    Vous  m'avez  présenté  des  objections  , 
j'ai   été  obligé   de    les  résoudre:  il  m'a  été 
impossible  de  resserrer    tant  de  choses    en 

C  5 


4t  LETTRES 

moins  de  paroles.  Si  vous  trouvez  ma  lettre 
trop  longue  ,  je  vous  en  fais  excuse  ;- vous 
m'accorderez  ,  j'espère  ,  mon  pardon  en 
faveur  du  sincère  attachement  avec  lequel  Je 
suis  etc. 


LETTRE    HANAPISTEMON. 


I 


L  faut  avouer  ,  mon  cher  ami ,  que  vous 
êtes  bien  pressant.  Vous  ne  me  faites  pas 
grâce  sur  la  moindre  bagatelle.  Pour  détruire 
quelque  petit  raisonnement ,  que  je  fortifie 
de  mon  mieux  ,  vous  dressez  contre  moi 
une  violente  batterie  ,  qui  bat  mes  pauvres 
argumens  en  brèche  ,  et  qui  ne  cesse  de 
tirer  que  lorsque  mes  défenses  ruinées  et 
entièrement  bouleversées  ne  lui  offrent  plus 
de  but  sur  lequel  elle  puisse  diriger  ses  coups. 
Oui  5  vous  Tavez  résolu  ,  vous  voulez  à  toute 
force  que  j'aime,  que  je  serve  ma  patrie, 
que  je  lui  sois  attaché  ,  et  vous  me  pressez 
de  telle  sorte  ,  que  je  ne  sais  presque  plus 
comment  vous  échapper.  Cependant  on  m'a 
parlé  de  je  ne  sais  quel  encyclopédiste  ,  qui 
a  dit  que  la  terre  est  l'habitation  commune 
des   êtres  de  notre  espèce  ,   que  le  sage  est 


SUR  l'amour  de  la  patrie.     43 

citoyen  du  monde  ,  et  qu'il  est  partout  éga- 
lement bien.  J'entendis  5  il  y  a  quelque  temps, 
un  homme  de  lettres  disserter  sur  ce  sujet; 
je  me  plaisois  à  l'écouter  ;  tout  ce  qu'il  disoit, 
s'insinuoit  avec  tant  de  facilité  dans  mon 
esprit  5  qu'il  me  sembloit  l'avoir  imaginé 
moi-même.  Ces  idées  élevoient  mon  ame; 
ma  vanité  se  complaisoit,  quand  je  pensois 
que  cessant  d'être  le  sujet  obscur  d'un  petit 
Etat  ,  je  pouvois  m'envisager  désormais 
comme  citoyen  de  l'univers  :  je  devenois 
incontinent  Chinois,  Anglois,  Turc,  François, 
Grec  ,  §elon  qu'il  plaisoit  à  ma  fantaisie. 
Mon  imaçinationparcouroit  toutes  ces  nations 
en  idée.  Je  me  transportois  tantôt  chez  l'une 
tantôt  chez  l'autre  ,  et  je  m'arrêtois  chez  celle 
où  je  me  plaisois  le  plus.  Mais  il  me  semble 
déjà  vous  entendre.  Vous  voudrez  encore 
faire  évanouir  ce  rêve  agréable  dont  je  m'oc- 
cupe. Il  sera  facile  de  le  dissiper  ,  mais  qu'y 
gasnerai-je?  Les  illusions  qui  nous  charment, 
ne  valent-elles  pas  mieux  que  de  tristes  vérités 
qui  nous  répugnent  ?  Je  sais  combien  il  est 
difficile  de  vous  faire  changer  d'opinions  ; 
elles  tiennent  à  des  raisons  si  profondes, 
elles  sont  cramponnées  dans  votre  esprit  par 
tant  d'argumens  qui  les  y  attachent  ,  que 
j'essayerois  en  vain  de  les  en  arracher.  Votre 


'44  L  E   T   r  R  E   s 

vie  est  une  méditation  continuelle  ;  la  mienne 
coule  doucement;  je  me  contente  de  jouir  5 
j'abandonne  les  réflexions  aux  autres  j  je  suis 
satisfait  si  je  parviens  à  m.'amuser  et  à  me 
distraire.  Voilà  ce  qui  vous  donne  tant  d'a- 
vantages'sur  moi  5  principalement  lorsqu'il 
s'agit  de  traiter  de  matières  graves  qui  exigent 
beaucoup  de  combinaisons.  Je  me  prépare 
donc  à  vous  voir  armé  de  toutes  pièces,  pour 
me  forcer  dans  mes  derniers  retranchemens- 
Je  prévois  qu'il  faudra  que  je  renonce  au 
système  d'indépendance  que  je  m'étois  si 
commodément  arrangé  ,  et  que  vos  atgumens 
vainqueurs  m'obligeront  de  me  tracer  un 
nouveau  plan  de  conduite  ,  plus  conforme 
aux  devoirs  de  ma  condition  que  celui  que 
j'avois  suivi  jusqu'à  présent. 

Mais  il  s'élève  sans  cesse  de  nouveaux 
doutes  en  mon  esprit.  Vous  êtes  le  médecin 
auquel  je  confie  les  maux  de  mon  ame  ; 
c'est  à  vous  à  les  guérir.  Vous  m'avez  parlé 
d'un  pacte  social  :  personne  ne  me  l'a  fait 
connoître.  Si  ce  contrat  existe  ,  jamais  je 
ne  l'ai  signé.  Selon  vous  je  suis  engagé  avec 
la  société  ;  je  l'ignore.  Je  dois  acquitter  selon, 
vous  une  dette  ;  à  qui  ?  à  la  patrie.  Pour 
quel  capital  ?  Je  n'en  sais  rien.  Qui  m'a  prêté 
ce  capital  ?  Quand?  Où  est-il?  D'ailleurs  je 


SUR  l'amour  de  la  patrie.     45 

conviens  avec  "vous  que  si  tout  le  monde 
demeuroit  oisif  et  désoeuvré  ,  noti'e  espèce 
périroit  nécessairement  :  c'est  toutefois  ce 
qu'on  n'a  pas  à  craindre  ,  parce  que  le  besoin 
contraint  le  pauvre  au  travail  ,  et  que  si 
quelque  riche  s'y  soustrait,  cela  ne  tire  guère 
à  conséquence.  Selon  vos  principes  ,  tout 
seroit  en  action  dans  la  société  ,  tout  agiroit, 
tout  travailleroit.  Un  Etat  de  cette  espèce 
seroit  pareil  à  ces  ruches  d'abeilles,  où  chaque 
mouche  est  occupée  ,  l'une  à  distiller  le  suc 
des  fleurs  ,  l'autre  à  pétrir  le  miel  dans  les 
alvéoles  ,  et  une  troisième  à  la  propagation 
de  l'espèce  ,  et  où  l'on  ne  connoît  dé  crime 
irrémissible  que  l'oisiveté.  Vous  voyez  que 
je  procède  de  bonne  foi.  Je  ne  vous  cache 
rien  ,  je  vous  expose  tous  mes  doutes.  J'ai 
de  la  peine  à  me  défaire  si  promptement  de 
mes  préjugés  ,  s'ils  sont  tels.  La  coutume  , 
cette  maîtresse  impérieuse  des  hommes  ,  m*a 
façonné  à  un  certain  genre  de  vie  ,  auquel 
je  suis  attaché  :  peut-être  qu'il  faudra  me 
familiariser  davantage  avec  les  idées  nouvelles 
que  vous  me  présentez  ;  je  vous  avoue  que 
j'ai  encore  quelque  répugnance  à  plier  sous 
le  joug  que  vous  m'imposez.  Renoncer  à  ma 
tranquillité  ,  vaincre  ma  paresse  ,  cela  de- 
mande de  tçrribles  efforts  :  m'occuper  sans 


46  ^  LETTRES 

cesse  des  affaires  d'autrui ,  me  tracasserpour 
le  bien  public  ,  cela  ni^effarouche.  Aristide, 
Thémistocle ,  Cicéron ,  Réguius ,  me  pré- 
sentent sans  doute  de  grands  exemples  de 
magnanimité  ,  de  grandeur  d'ame  ,  auxquels 
le  public  a  rendu  justice  ;  mais  que  de  peine 
pour  acheter  un  peu  de  gloire  !  On  rapporte 
qu'Alexandre  le  grand  après  une  de  ses  vic- 
toires s'écria:  O  Athéniens,  si  vous  saviez 
ce  qu'il  en  coûte  pour  être  loué  de  vous  ! 
Vous  ne  me  passerez  pas  ces  réflexions;  vous 
les  trouverez  trop  molles ,  trop  ettémânées. 
,Vous  voulez  un  gouvernement  dont  tous  les 
citoyens  ne  soient  que  nerf  et  qu'énergie  , 
où  tout  soit  force  et  action  ;  et  je  me  doute 
que  vous  ne  tolérez  le  repos  que  pour  les 
imbécilles  ,  les  infirmes  ,  les  aveugles  et  les 
vieillards.  Comme  je  ne  me  ti'ouve  pas  de 
leur  nombre  .  je  m'attends  à  subir  condam- 
nation. Je  ne  saurois  vous  cacher  que  la 
matière  que  nous  dissertons,  est  beaucoup 
plus  étendue  que  je  ne  me  l'étois  figuré. 
pue  de  différentes  branches  y  concourent, 
que  de  combinaisons  infinies  pour  former 
Tin  corps  de  tant  de  parties  qui  constituent 
un  gouvernement  régulier  î  Nous  avons  peu 
de  livres  sur  ce  sujet  ,  ou  ceux  qui  existent, 
sont  d'une  pédanterie  assommante.  Vous  avez 


SUR  l'amour  de  la  patrie.     47 

tout  approfondi  ,  et  vous  mettez  vos  con- 
noissances  à  ma  portée.  Je  vous  ai  l'obliga- 
tion de  m' avoir  instruit ,  aux  difficultés  près 
que  je  viens  de  vous  expliquer.  Continuez, 
je  vous  prie ,  comme  vous  avez  commencé. 
Je  vous  regarde  comme  mon  maître,  je  me 
fais  gloire  d'être  votre  disciple.  Le  rapport 
que  les  citoyens  ont  les  uns  avec  les  autres, 
les  liens  divers  qui  unissent  la  société  ,  ce 
qu'exigent  nos  devoirs  ,  toutes  ces  idées 
bouilloiment  et  fermentent  sans  cesse  dans 
ma  tête  ;  je  ne  pense  presque  plus  à  autre 
chose.  Quand  je  rencontre  un  agriculteur, 
je  le  bénis  des  travaux  qu'il  endure  pour 
me  nourrir;  si  j'aperçois  un  cordonnier, 
je  le  remercie  intérieurement  de  la  peine 
qu'il  se  donne  de  me  chausser  ;  passe-t-il 
un  soldat?  je  fais  des  voeux  pour  ce  vaillant 
défenseur  de  ma  patrie.  Vous  avez  rendu 
mon  coeur  sensible  ;  j'étends  maintenant 
les  sentimens  de  ma  reconnoissance  sur  tous 
mes  concitoyens  ,  mais  principalement  sur 
vous  qui,  m'ayant  développé  la  nature  de 
mes  obligations  ,  m'avez  procuré  un  plaisir 
nouveau  :  vous  avez  parlé  ,  et  l'amour  du 
prochain  a  rempli  mon  ame  d'une  sensation 
divine.  C'est  avec  la  plus  haute  estime  que 
je  suis  etc. 


■4S  LETTRES 

LETTRE  DE  PHILOPATROS. 


N 


ON  ,  mon  cher  ami ,  je  ne  vous  fais  point 
la  guerre  ,  je  vous  honore  et  vous  estime. 
Vous  séparant  de  la  matière  que  nous  traitons, 
j'attaque  uniquement  des  préjugés  et  des  er- 
reurs qui  se  propageroient  de  génération  en 
génération,  si  la  vérité  ne  se  donnoit  la  peine 
de  les  démasquer  pour  en  détromper  le  pu- 
blic. Je  vois  avec  une  satisfaction  extrême  que 
vous  commencez  à  vous  famiUariser  avec 
quelques-unes  de  mes  opinions.  Mon  système 
tend  uniquement  au  bien  général  de  la  so- 
ciété 5  et  il  ne  vise  qu'à  resserrer  les  liens 
des  citoyens,  pour  les  rendre  plus  durables: 
j'exige  ce  que  leur  intérêt  bien  entendu  de- 
mande également  d'eux,  c'est  qu'ils  soient 
attachés  véritablement  à  leur  patrie ,  qu'ils 
concourent  avec  un  même  2^èle  à  l'avantage 
de  la  société;  car  plus  ils  y  travaillent,  et 
mieux  ils  y  réussissent. 

Mais  avant  de  continuer  ce  quej'aià  vous 
dire,  il  est  nécessaire  que  j'écarte  une  nou- 
velle difficulté  que  vous  faites  naître  sur  le 
sujet  dont  nous  traitons.  Vous  dites  que  vous 
ignorez  en  quoi  consiste  le  pacte  social.  Le 
voici  :  il  a  été  formé  par  le  besoin  mutuel 
cj^u'ont  les  hommes  de  s'assister3  et  puisque 

aucune 


% 


SUR  l'amour  de  la  patrie.     49 

aucune  communauté  ne  peut  fubsister  sans 
moeurs  vertueuses  ,  il  falloit  donc  que  cha-* 
que  citoyen  sacrifiât  une  partie  de  son  inté- 
rêt à  celui  de  son  semblable  :  il  en  résulte 
que  si  vous  ne  voulez  pas  qu'on  vous  trompe, 
vous  ne  devez  tromper  personne  ;  vous  ne 
voulez  pas  qu'on  vous  vole,  ne  volez  point 
vous-même  ;  vous  voulez  qu'on  vous  assiste 
dans  vos  besoins ,  soyez  toujours  prêt  à  servir 
les  autres;  vous  ne  voulez  pas  qu'on  soit  inu- 
tile ,  travaillez  -,  vous  voulez  que  l'État  vous 
défende,  conrribuez-y  de  votre  argent,  mieux 
encore  de  votre  personne;  vous  désirez  lai 
sûreté  publique,  ne  la  troublez  donc  pas 
vous-même  et  si  vous  voulez  que  votre  patrie 
prospère,  évertuez  -  vous ,  servez -la  de  tout 
votre  pouvoir.  Vous  ajoutez  que  personne  ne 
vous  a  instruit  ni  parlé  de  ce  pacte  social: 
c'est  la  faute  de  vos  parens  ;  ceux  qui  ont 
présidé  à  votre  éducation  ,  n'auroient  pas  dû 
négliger  un  article  aussi  important.  Mais  pour 
peu  que  vous  y  eussiez  réfléchi,  vous  l'auriez 
deviné  sans  peine. 

Vous  poursuivez  ainsi  :  je  ne  sais  quelle 
dette  je  dois  acquitter  envers  la  société  et  je 
ne  sais  où  trouver  le  capital  dont  elle  exige 
les  intérêts.  Ce  capital  c'est  vous,  votre  édu- 
cation,  vos  parens  ,  vos  biens;  voilà  le  ca*» 

OeuvMFrAL  T.IIL  D 


5o  LETTRES 

pital  dont  vous  êtes  en  possession.  Les  intérêts 
que  vous  lui  devez  ,  c'est  d'aimer  votre  patrie 
comme  votre  mère,  de  lui  consacrer  vos  ta- 
lens  5  en  vous  rendant  utile  ,  vous  vous  ac- 
quittez de  tout  ce  qu'elle  a  droit  d'exiger  de 
vous.  J'ajoute  à  ceci,  qu'il  est  égal  sous  quel 
genre  de  gouvernement  se  trouve  votre  pa- 
trie; les  gouvernemens  sont  l'ouvrage  des 
hommes,  il  n'en  est  aucun  de  parfait.  Vos 
devoirs  sont  donc  é^aux.  Soit  monarchie  ou 
république,   cela  revient  au  même. 

Allons  plus  en  avant.  Je  me  souviens  que 
votre  lettre  fait  mention  de  quelque  idée  de» 
encyclopédistes  dont  on  vous  a  parlé.  Il  y  a 
quelques  années  que  nous  étions  inondés  de 
leurs  ouvrages.  Parmi  un  petit  nombre  de 
bonnes  choses  Se  un  petit  nombre  de  vérités 
qu'on  y  trouve  ,  le  reste  m'a  paru  un  ramas 
de  paradoxes,  et  d'idées  légèrement  avancées^ 
qu'on  auroit  dû  revoir  &  corriger  avant  de 
les  exposer  au  jugement  du  public.  Dans  un 
sens  il  est  vrai  que  la  terre  est  l'habitation 
des  hommes ,  comme  l'air  celle  des  oiseauXj, 
l'eau  des  poissons,  et  le  feu  des  salamandres, 
s'il  y  en  a.  Mais  ce  n'étoit  pas  la  peine  d'an* 
noncer  avec  tant  d'emphase  une  vérité  aussi 
triviale.  Vous  dites  encore  d'après  les  ency- 
clopédistes 3  que  le  sage  est  citoyen  de  l'uni-^ 


SUR   l'amour   DE    LA   PATRIE.     5I 

verâ.  Je  vous  Faccorde  ,    si  l'auteur  entend 
par-là   que   les  hommes   sont  tous  frères  et 
qu'ils   doivent  tous  s'aimer;   mais  je    cesse 
d'être  de  son  avis,  si  son  intention  est  de 
former  des  vagabonds  ,  des  gens  qui  ne  te- 
nant à  rien  ,  courent  le  monde  par   ennui , 
deviennent  fripons  par  nécessité  ,  et  finissent, 
soit  dans  un  lieu,   soit  dans    un  autre,    par 
être  punis  de  la  vie  désordonnée  qu'ils  ont 
menée.  De  femblables  idées  entrent  &  s'im^ 
priment  facilement  dans     des  têtes   légères; 
les  fuites  qu'elles  produisent,   sont  toujours 
oppofées  au  bien  de  la  société,  parce  qu'el- 
les mènent   à   dissoudre  l'union    sociale,   en 
déracinant  insensiblement  de  l'esprit  des  ci- 
toyens le  zèle  et  l'attachement  qu'ils  doivent 
à   leur  patrie.    Ces   encyclopédistes  ont    de 
même  jeté  tout  le  ridicule  qu'ils  ont  pu  sur 
l'amour  de  la  patrie    tant   recommandé  par 
l'antiquité  ,  Sc  qui  de    tout    temps  a   été    le 
principe  des  plus  belles  actions.    Ils  raison- 
nent aussi  pitoyablement  fur   ce   sujet  que 
sur  bien  d'autres  5  ils  vous  disent  doctorale- 
ment,   qu'il  n'y  a  point  d'être  qui  s'appelle 
patrie,  que  c'est  une  idée  creufe  de  quelque 
législateur  qui  a  créé  ce  mot  pour  gouver- 
ner des  citoyens.   Se  que  par  conséquent  ce 
qui  n'existe  pas  réellement ,  ne   fauroit  mé- 

D  3 


5q  lettres 

riter  notre  amour.  Cela  s'appelle  pitoyable- 
ment argumenter  ;  ils  ne  distinguent  pas  ce 
qu'on  nomme  félon  le  langage  de  l'école  ens 
per  se ,  d'avec  ens  per  aggregatiojiem.  L'un 
signifie  un  être  feul  &  unique  ^  tel  homme  , 
tel  cheval,  tel  éléphant  :  l'autre  joint  plusieurs 
corps  ensemble,  dont  il  forme  une  masse. 
La  ville  de  Paris  ,  en  sous -entendant  ses  ha- 
bitans  ;  une  armée,  c'est  une  quantité  de 
soldats;  un  empire,  c'est  une  nombreuse  as- 
sociation d'hommes.  Ainsi  le  pays  où  nous 
avons  reçu  la  lumière ,  s'appelle  notre  patrie. 
Cette  patrie  existe  donc  réellement,  8c  ce 
n'est  point  un  être  de  raison:  elle  est  com- 
pofée  d'une  multitude  de  citoyens  qui  tous 
vivent  dans  la  même  fociété  ,  sous  les  mêmes 
coutumes  ;  &:  comme  nos  intérêts  &  les  siens 
sont  étroitement  unis ,  nous  lui  devons  notre 
attachement,  notre  amour  &:  nos  service^,. 
Que  pourroient  répondre  ces  cœurs  tiedes 
et  lâches  ,  que  pourroient  répondre  tous  les 
encyclopédistes  de  l'univers  ,  si  la  patrie  per- 
fonnifiée  se  présentoit  subitement  devant  eux 
et  leur  tenoit  à  peu  près  ce  langage  ?  ,,  Enfans 
„  dénaturés  autant  qu'ingrats,  auxquels  j'ai 
^,  donné  le  jour,  serez-vous  toujours  insen- 
„  sibles  aux  bienfaits  dont  je  vous  comble? 
ç,  D'où  tenez-vous  vos  aïeux  ?  c'est  moi  qui 


SUR  l'amour  de  la  patrie.     53 

les  ai  produits.  D'où  ont-ils  tiré  leur  nour- 
riture? de  ma  fécondité  inépuisable:  leur 
éducation?  ils  me  la  doivent:  leurs  biens 
Se  leurs  possessions  ?  c'est  mon  sol  qui  les 
leur  fournit.  Vous-mêmes,  vous  êtes  nés 
dans  mon  sein.  Enfin  vous,  vos  parens , 
vos  amis  ,  tout  ce  que  vous  avez  de  plus 
cher  au  monde ,  c'est  moi  qui  vous  don- 
nai l'être.  Mes  tribunaux  de  justice  vous 
protègent  contre  l'iniquité  ,  ils  défendent 
vos  droits  ,  ils  garantissentvos  possessions  : 
la  police  que  j'ai  établie  ,  veille  à  votre 
sûreté  :  vous  parcourez  les  villes  et  les  cam- 
pagnes également  à  l'abri  des  surprises  des 
voleurs  et  du  poignard  des  assassins;  et 
les  troupes  que  j'entretiens,  vous  défen- 
dent contre  la  violence,  la  rapacité  et  les 
invasions  de  nos  ennemis  communs.  Je  ne 
„  me  borne  pas  à  contenter  vos  besoins  ur- 
^,  gens,  mes  soins  vous  procurent  les  aisan- 
„  ces  et  toutes  les  commodités  de  la  vie. 
,5  Enfin  si  vous  voulez  vous  instruire ,  vous 
„  trouvez  des  maîtres  en  tout  genre  :  désircz- 
„  Vous  de  vous  rendre  utiles?  les  emplois 
„  vous  attendent  :  êtes-vous  infirmes  ou  mal- 
^,  heureux?  ma  tendresse  pour  vous  a  ména- 
,,  gé  des  secours  que  vous  trouvez  tout  pré- 
„  parés  ;  Se  pour  tant  de  faveurs  que  je  vous 

D  3 


54  LETTRES 

„  prodigue  journellement,  je  ne  vous  de- 
,.  mande  d'autre  reconnoissance  si  ce  n'est 
„  d'aimer  cordialement  vos  concitoyens,  &  de 
„  vous  intéresser  avec  un  attachement  véri- 
„  table  à  ce  qui  leur  est  avantageux:  ils  sont 
„  mes  membres  ',  ils  sont  moi-même  ;  vous 
„  ne  pouvez  les  aimer  sans  aimer  votre  pa- 
„  trie.  Mais  vos  cœurs  endurcis  8c  farouches 
,,  n'estiment  pas  le  prix  de  mes  bienfaits. 
„  Une  folie  effrénée  ,  qui  s'est  emparée  de 
„•  vos  sens,  vous  dirige.  Vous  désirez  de  vous 
„  séparer  de  la  société  ,  de  vous  isoler  ,  de 
„  rompre  tous  les  nœuds  qui  doivent  vous 
„  attacher  à  moi.  Quand  la  patrie  fait  tout 
„  pour  vous  5  ne  ferez  -  vous  rien  pour 
„  elle?  Rebelles  à  tous  mes  soins,  fourds 
„  à  toutes  mes  représentations  ,  rien  ne 
„  pourra-t-il  ni  fléchir  ni  amollir  vos  cœurs 
„  de  bronze  ?  Rentrez  en  vous  -  mêmes  5 
„  que  l'avantage  de  vos  parens ,  que  vos 
„  véritables  intérêts  vous  touchent  ;  que 
„  le  devoir  &  la  reconnoissance  s'y  joignent; 
„  et  conduisez- vous  désormais  envers  moi 
„  félon  que  l'exige  de  vous  la  vertu,  le 
„  soin  de  votre  honneur  et  de  la  gloire. ,, 
Pour  moi,  je  lui  répondrois  en  m'élançant 
vers  elle  :  ,,  Mon  cœur ,  vivement  touché  de 
tendresse  et  de  reconnoissance,  n'avoit  pas 


su  11    L*  AMOUR   DE    LA    PATRIE.      55 

befoin  de  vous  voir  et  de  vous  entendre  pour 
vous  aimer.  Oui,  je   confesse   que  je   vous 
dois  tout;  aussi  vous  suis-je  aussi  indissolu- 
blement que  tendrement  attaché,  mon  amour 
Se  ma  reconnoissance  n'auront  de  fin  qu'avec 
ma  vie ,    cette  vie  même   est    votre    bien  ; 
quand  vous  me  la  redemanderez  ,  je  vous  la 
facrifierai   avec   plaisir.   Mourir  pour  vous , 
c'est  vivre  éternellement  dans    la   mémoire 
des  hommes;  je  ne  puis  vous  servir  fans  me 
combler  de  gloire.  5,    Pardonnez,   mon   cher 
ami ,  ce  mouvement  d'enthousiasme  où  mon 
zèle  m'emporte.  Vous  voyez  m.on  ame  toute 
nue.  Et  comment  vous  cacherois-je  ce  que 
je  sens   si    vivement?    Pesez    mes    paroles  , 
examinez  tout  ce    que  je   vous  ai  dit,    et  je 
crois  que   vous   conviendrez  avec  moi    qu'il 
îi'est  rien  de  plus  sage  ni  de   plus  vertueux 
que  d'aimer  véritablement  sa  patrie.  Laissons 
à  part  les   imbécilles  et  les   aveugles  ,   dont 
l'impuissance  faute  aux  yeux.  A  l'égard  des 
vieillards  8c  des  personnes    infirmes  ,    quoi- 
qu'elles ne  puissent  pas  agir  pour  le  bien  de 
la  société,  elles  doivent  pourtant  conserver 
pour  leur  patrie  ce  tendre  attachement    que 
des  fils  ont  pour  leur  père,  partager  ses  per- 
tes et  ses  succès  ,  et  faire  au  moins  des  voeux 
pour  sa  prospérité.  Si  notre  condition  d'hom- 

D  4 


> 


'56  LETTRES 

Hies  nous  engage  à  faire  du  bien  à  tout  le 
monde  ,  à  plus  forte  raison  notre  condition 
de  citoyens  nous  oblige-t-elle  à  servir  nos 
compatriotes  de  tout  notre  pouvoir;  ils  nous 
touchent  de  plus  près  que  des  peuples  étran- 
gers, dont  nous  n'avons  que  peu  ou  point 
de  connoissance.  Nous  vivons  avec  nos  com- 
patriotes y  nos  usages,  nos  lois  sont  les  mêmes  : 
nous  ne  partageons  pas  seulement  avec  eux 
l'air  que  nous  respirons,  mais  également  l'in- 
fortune &  la  prospérité  ;  et  si  la  patrie  a  le 
droit  d'exiger  que  nous  nous  immolions  pour 
elle  5  à  plus  forte  raison  peut-elle  prétendre 
que  par  nos  services  nous  lui  devenions  uti- 
les ;  l'homme  de  lettres  ,  en  instruisant  le  pu- 
blic; le  philosophe,  en  lui  enseignant  la 
vérité  ;  le  financier  ,  en  administrant  fidelle- 
ment  ses  revenus  ;  le  jurisconsulte,  en  sacri- 
fiant la  forme  à  l'équité  ;  le  soldat  ,  en  dé- 
fendant sa  patrie  avec  zèle  et  avec  courag-e  ; 
le  politique  ,  en  combinant  sagement  et  en 
raisonnant  juste  ;  l'ecclésiastique  en  prêchant 
la  pure  morale;  l'agriculteur,  l'artisan,  les 
manufacturiers,  les  négocians  ,  en  perfec- 
tionnant chacun  la  partie  à  laquelle  ils  se  sont 
voués.  Tout  citoyen  pensant  ainsi ,  travaille 
alors  pour  le  bien  public.  Ces  différentes 
branches  réunies  et  conspirant  au  même  but 


SUR  l'amour  de  la  patrie.     57 

r 

font  naître  la  félicité  des  Etats  ,  le  bonheur  , 
la  durée  et  la  gloire  des  empires.  Voilà,  mon. 
cher  ami,  ce  que  mon  coeur  a  dicté  à  ma 
plume.  Je  n'ai  point  écrit  sur  cette  matière 
en  professeur,  parce  que  je  n'ai  pas  l'hon- 
neur d'être  un  docteur  en  us  ^  et  que  je  m'en- 
tretiens simplement  et  uniquement  avec  vous, 
pour  vous  rendre  compte  de  ce  que  j'entends 
par  les  devoirs  qu'un  honnête  et  fideile  citoyen 
doit  remplir  envers  sa  patrie.  Cette  légère 
efquisse  est  suffisante  pour  vous  ,  qui  péné- 
trez et  saisissez  promptement  les  choses.  Je 
vous  assure  que  je  n'aurois  jamais  tant  bar- 
bouillé de  papier,  si  ce  n'étoit  dans  l'inten- 
tion de  vous  complaire  et  de  vous  obéir.  Je 
suis  avec  le  plus  sincèr©  attachement  etc. 


LETTRE  UANAPISTEMON. 


V. 


OTRE  dernière  lettre,  mon  cher  ami,  me 
réduit  au  silence:  je  suis  forcé  à  me  rendre. 
J'abjure  dès  ce  moment  mon  indolence  et 
ma  paresse  ;  je  renonce  aux  encyclopédistes 
comme  aux  principes  d'Epicure  ,  et  je  dé- 
voue tous  les  jours  de  ma  vie  à  ma  patrie; 
je  veux  être  désorniais  citoyen ,  et  suivre  en 
tout  votre  louable  exemple.  Je  vous  confesse 

D  3 


58  LETTRES  ♦^ 

franchement  mes  fautes  ;  je  me  suis  contenté 
d'idées  vagues,  je  n'ai  ni  assez  réfléchi  ni 
assez  mûrement  approfondi  cette  matière. 
Ma  coupable  ignorance  m'a  empêché  jusqu'ici 
de  remplir  mes  devoirs.  Vous  faites  briller 
à  mes  yeux  le  flambeau  de  la  vérité ,  et  mes 
erreurs  disparoissent.Je  veux  réparer  le  temps 
que  j'ai  perdu  ,  en  surpassant  tout  le  monde 
par  mon  ardeur  pour  le  bien  public.  Je  me 
propose  pour  exemple  les  plus  grands  hom- 
mes de  l'antiquité,  qui  se  sont  signalés  pour 
le  service  de  leur  patrie  ,  et  je  n'oublierai  ja- 
mais que  c'est  vous  dont  le  bras  vertueux 
m'a  ouvert  la  carrière  où  je  m'élance  sar  vos 
pas.  Comment  et  par  quel  moyen  pourrai-je 
m'acquitter  de  tout  ce  que  je  vous  dois  ? 
Comptez  au  moins  que  si  quelque  chose  peut 
surpasser  l'amitié  et  l'estime  que  j'ai  pour 
vous,  ce  sont  les  sentimens  de  reconnois- 
sance  avec  lesquels  je  serai  jusqu'à  la  fin  de 
ma  vie  etc. 


LETTRE  DE  PHILOPATROS. 


V, 


ous  me  comblez  de  joie,  mon  cher  ami; 
je  suis  enchanté  de  votre  dernière  lettre.  Je 
n'ai  jamais  douté  qu'une  ame  honnête  com- 
m.e  la  vôtre  ne  fût  un  terrain  propre  à  recevoir 


SUR    LAMOUR    DE    LA    PATRIE.       ^9 

les  sSmences  de  toutes  les  vertus;  je  suis  sûr 
que  la  patrie  en  recueillera  les  plus  abondan- 
tes moissons.  La  Nature  avoit  tout  fait  en 
vous  ;  il  ne  falloit  que  d'évelopper  vos  sen- 
timens  ;  si  j'ai  pu  y  contribuer  ,  je  m'en 
glorifie  ;  car  enrichir  la  patrie  d'un  bon  ci- 
toyen 5  c'est  plus  que  d'étendre  ses  frontières» 
Je  suis  etc. 


DE  LA 

LITTÉRATURE 

allemamde; 

DES  DÉFAUTS  Q,u'ON  PEUT  LUI  REPROCHER; 
QUELLES  EN  SONT  LES  CAUSES;  ET  PAR 
g^UELS  MOYENS  ON  PEUT  LES  CORRIGER, 


V, 


ous  VOUS  étonnez,  Monsieur,  que  je  ne 
joigne  pas  ma  voix  â  la  vôtre ,  pour  applau- 
dir aux  progrès  que  fait,  selon  vous  ,  jour- 
nellement la  littérature  allemande,  f'^i"^^ 
notre  commune  patrie  autant  que  vous  l'ai- 
mez, et  par  cette  raison  je  me  garde  bien 
de  la  louer  avant  qu'elle  ait  mérité  ces  louan- 
ges :  ce  seroit  comm.e  si  on  vouloit  procla- 
mer vainqueur  un  homme  qui  est  au  milieu 
de  sa  course.  J'attends  qu'il  ait  gagné  le  but, 
et  alors  mes  applaudissemens  seront  aussi  sin- 
cères que  vrais. 


DE    LA   LITTÉRATURE    ALLEMANDE.        6l 

Vous  savez  que  dans  la  république  des  let- 
tres les  opinions  sont  libres.  Vous  envisagez 
les  objets  d'un  point  de  vue  ,  moi  d'un  autre  ; 
souffrez  donc  que  je  m'explique  ,  et  que  je 
vous  expose  ma  façon  de  penser  ainsi  que 
mes  idées  sur  la  littérature  ancienne  et  mo- 
derne 5  tant  par  rapport  aux  langues  ,  aux 
connoissances  ,   qu'au  goût. 

Je  commence  par  la  Grèce  ,  qui  étoit  le 
berceau  des  beaux  arts.  Cette  nation  parloit 
la  langue  la  plus  harmonieuse  qui  eût  jamais 
existé.  Ses  premiers  théologiens ,  ses  pre- 
miers historiens  étoient  poètes;  ce  furent  eux 
qui  donnèrent  des  tours  heureux  à^leur  lan- 
gue 5  qui  créèrent  quantité  d'expressions  pit- 
toresques ,  et  qui  apprirent  à  leurs  successeurs 
à  s'exprimer  avec  grâce,  politesse,  et  dé- 
cence. 

Je  passe  d'Athènes  à  Rome  ;  j'y  trouve  une 
république  qui  lutte  long-temps  contre  ses 
voisins  ,  qui  combat  pour  la  gloire  et 
pour  l'empire.  Tout  étoit  dans  ce  gou- 
vernement nerf  et  force  ,  et  ce  ne  fut 
qu'après  qu'elle  l'eut  emporté  sur  Carthage 
sa  rivale  ,  qu'elle  prit  du  goût  pour  les  scien- 
ces. Le  grand  Africain,  l'ami  deLélius  et  de 
Polybe  5  fut  le  premier  Romain  qui  protégea 
les  lettres.  Ensviite    vinrent  les    Gracques; 


55  DE     LA    LITTÉRATURE 

après  eux  Antoine  et  Crassus,  deux  orateurs 
célèbres  de  leur  temps.  Enfin  la  langue,  le 
style  5  et  l'éloquence  romaine  ne  parvinrent 
à  leur  perfection  que  du  temps  de  Cicéron, 
d'Hortensius,  et  des  beaux  génies  qui  hono- 
rèrent le  siècle  d'Auguste. 

Ce  court  recensement  me  peint  la  marche 
des  choses.  Je  suis  convaincu  qu'un  auteur 
ne  sauroit  bien  écrire ,  si  la  langue  qu'il  parle 
n'est  ni  formée,  ni  polie;  et  je  vois  qu'en 
tout  pays    on  commence   par  le  nécessaire 

pour  y  joindre  ensuite  ce  qui  nous  procure 
des   agrémens.   La   république    romaine    se 

forme;  elle  se  bat  pour  acquérir  des  terres, 
elle  les  cultive;  et  dès  qu'après  les  guerres 
puniques  elle  a  pris  une  forme  stable ,  le 
goût  des  arts  s'introduit,  l'éloquence  et  la 
langue  latine  se  perfectionnent.  Mais  je  ne 
néglige  pas  d'observer  que  depuis  le  premier 
Africain j'usqu'au  consulat  de  Cicéron,  il  se 
trouve  une  période  de  cent  soixante  années. 
Je  conclus  de  là  qu'en  toute  chose  les  pro- 
grès sont  lents ,  et  qu'il  faut  que  le  noyau 
qu'on  plante  en  terre,  prenne  racine,  s'élève, 
étende  ses  branches  ,  et  se  fortifie  avant  de 
produire  des  fleurs  et  des  fruits.  J'examine 
ensuite  l'Allemagne  selon  ces  règles ,  pour 
apprécier  avec  juftice  la   situation    où  nous 


ALLEMANDE.  63 

sommes  ;  je  purge  mon  esprit  de  tout  pré- 
jugé; c'est  la  vérité  seule  qui  doit  m'éclairer. 
Je  trouve  une  langue  à  demi-barbare,  qui  se 
divise  en  autant  de  dialectes  différens  que 
l'Allemagne  contient  de  provinces.  Chaque 
cercle  se  persuade  que  son  patois  est  le 
meilleur.  Il  n'existe  point  encore  de  recueil 
muni  de  la  sanction  nationale,  où  l'on  trouve 
un  choix  de  mots  et  de  phrases  qui  constitue 
lapureté  du  langage.  Ce  qu'on  écrit  enSouabe 
n'est  pas  intelligible  à  Hambourg  ,  et  le  style 
d'Autriche  paroît  obscur  en  Saxe.  Il  est  donc 
physiquement  impossible  qu'un  auteur  doué 
du  plus  beau  génie ,  puisse  supérieurement 
bien  manier  cette  langue  brute.  Si  l'on  exige 
qu'un  Phidias  fasse  une  Vénus  de  Gnide , 
qu'on  lui  donne  un  bloc  de  marbre  sans  dé- 
faut, des  ciseaux  fins  ,  et  de  bons  poinçons^ 
alors  il  pourra  réussir  :  point  d'instrument, 
point  d'artiste.  On  m'objectera  peut-être  que 
les  républiques  grecques  avoient  jadis  des 
idiomes  aussi  différens  que  les  nôtres  ;  on 
ajoutera  que  de  nos  jours  même  on  distin* 
gue  la  patrie  des  Italiens  par  le  style  et  la 
prononciation,  qui  varient  de  contrée  en 
contrée.  Je  ne  révoque  pas  ces  vérités  en 
doute;  mais  que  cela  ne  nous  empêche  pas 
de  suivre  la  continuation  des  faits  dans  l'an^ 


64  DE     LA     LITTÉRATURE 

cienne  Grèce,  ainsi  que  dans  l'Italie  moderne* 
Les  poètes,  les  orateurs,  les  historiens  cé- 
lèbres, fixèrent  leur  langue  par  leurs  écrits. 
Le  public  ,  par  une  convention  tacite,  adopta 
les  tours  ,  les  phrases  ,  les  métaphores  ,  que 
les  grands  artistes  avoient  employées  dans 
leurs  ouvrages  :  ces  expressions  devinrent 
communes  ,  elles  rendirent  ces  langues  élé- 
gantes ;  elles  enrichirent  en  les  ennoblissant. 
Jetons  à  présent  un  coup  d'œil  sur  notre 
patrie:  j'entends  parler  un  jargon  dépourvu 
d'agrément  que  chacun  manie  selon  son  ca- 
price ,  des  termes  employés  sans  choix;  les 
mots  propres  et  les  plus  expressifs  négligés , 
et  le  sens  des  choses  noyé  dans  des  mers 
épisodiques.  Je  fais  des  recherches  pour  dé-^ 
terrer  nos  Homéres ,  nos  Virgiles,  nos  Ana- 
créons ,  nos  Horaces ,  nos  Démosthènes ,  nos 
Thucydides  ,  nos  Tites-Lives  ;  je  ne  trouve 
rien,  mes  peines  sont  perdues.  Soyons  donc 
sincères ,  et  confessons  de  bonne  foi  que 
jusqu'ici  les  belles  lettres  n'ont  pas  prospéré 
dans  notre  sol.  L'Allemagne  a  eu  des  philo- 
sophes ,  qui  soutiennent  la  comparaison  avec 
les  anciens ,  qui  même  les  ont  surpassés  dans 
plus  d'un  genre  :  je  me  réserve  d'en  faire 
mention  dans  la  suite.  Quant  aux  belles  let- 
tres, convenons  de  notre  indigence.  Tout  ce 

que 


ALLEMAND  E.  65 

que  je  puis  vous  accorder  sans  me  rendre  le 
vil  flatteur   de  mes  compatriotes ,   c'est  que 
nous  avons  eu  dans  le  petit  genre  des  fables 
un  Gellert  ^   qui  a    su  se  placer  à    côté    de 
Phèdre    et   d'Esope  :    les  poésies    de    Canitz 
Sont  supportables ,   non  à  l'égard   de  la    dic- 
tion ,   mais  plus  en  ce  qu'il  imite  foiblement 
Horace.  Je  n'omettrai  pas  les  idylles  de  Ges- 
ner  ,   qui  trouvent  quelques  partisans  :  toute- 
fois permettez-moi  de  leur  préférer  les  ou- 
vrages de  Catulle,  deTibulle,  et  de  Properce. 
Si  je  repasse  les  historiens,  je  ne  trouve  que 
l'histoire  d'Allemagne  du  Professeur  Mascow 
que  je  puisse  citer,   comme  la  moins  défec- 
tueuse.   Voulez -vous  que  je  vous  parle   de 
bonne  foi  du  mérite  de  nos  orateurs  ?  Je  ne 
puis  vous  produire  que  le  célèbre  Quant  de 
Koenigsberg,   qui  possédoit  le  rare    et  l'uni- 
que talent  de  rendre  sa  langue  harmonieuse  ; 
et  je  dois   ajouter   à   notre  honte,   que    son 
mérite  n'a  été  ni  reconnu  ni  célébré.  Com- 
ment peut- on  prétendre    que    les   hommes 
fassent  des  efforts  pour  se  perfectionner  dans 
leur  genre  ^  si  la  réputation  n'est  pas  leur  ré- 
compense? J'ajouterai  à  ces  Messieurs  qtieje 
viens  de  nom.mer ,   un  anonyme  dont  j'ai  vu 
les  vers  non  rimes;  leur  cadence  et  leur  har- 
monie résultoit  d'un  mélange  de  dactyles  et 
Oem.dcFr.ll  T.IIL  E 


66  DE    LA    LITTÉRATURE- 

de  spondées;  ils  étoient  remplis  de  sens,  et, 
mon  oreille  a  été  flattée  agréablement  par 
des  sons  sonores,  dont  je  n'aurois  pas  cru 
notre  langue  susceptible.  J'ose  présumer 
que  ce  "genre  de  versification  est  peut-être 
celui  qui  est  le  plus  convenable  à  notre 
idiome ,  et  qu'il  est  de  plus  préférable  à  la 
rime;  il  est  vraisemblable  qu'on  feroit  des 
progrés ,  si  on  se  donnoit  la  peine  de  le  per- 
fectionner. 

Je  ne  vous  parle  pas  du  théâtre  allemand. 
Melpoméne  n'a  été  courtifée  que  par  des 
amans  bourrus,  les  uns  guindés  sur  des  échas- 
ses  ,  les  autres  rampans  dans  la  boue  ,  et  qui 
tous  rebelles  a  ses  lois ,  ne  sachant  ni  intéres- 
ser ni  toucher ,  ont  été  rejetés  de  ses  autels. 
Lés  amans  de  Thalie  ont  été  plus  fortunés; 
ils  nous  ont  fourni  du  moins  une  vraie  co- 
médie originale;  c'est  le'  Postzug  dont  je 
parle:  ce  sont  nos  moeurs,  ce  sont  nos  ri- 
dicules que  le  poëte  expose  sur  le  théâtre  : 
la  pièce  est  bien  faite.  Si  .Molière  avoit  tra- 
vaillé sur  le  même  sujet ,  il  n'auroit  pas 
mieux  réussi.  Je  suis  fâché  de  ne  pouvoir  pas 
étaler  un  catalogue  plus  ample  de  nos  bonne» 
productions:  je  n'en  accuse  pas  la  nation; 
elle  ne  manque  ni  d'esprit  ni  de  génie  ;  mais 
elle  a  été  retardée  par  des  causes  qui  Von\ 


allemande;  6/ 

empêchée  de  s'élever  en  même  temps  que 
ses  voisins.  Remontons,  s'ils  vous  plaît,  à 
la  renaissance  des  lettres ,  et  comparons  la 
situation  où  se  trouvèrent  l'Italie  ,  la  France, 
et  l'Allemagne  lors  de  cette  révolution  qui  se 
lit  dans  l'esprit  humain. 

Vous  savez  que  l'Italie  en  redevint  le  ber- 
ceau ,  que  la  maison  d'Est,  les  Médicis  , 
et  le  Pape  Léon  X  contribuèrent  à  leurs 
progrès  en  les  protégeant.  Tandis  que  l'Italie 
se  polissoit ,  l'Allemagne  ,  agitée  par  des 
théologiens  ,  se  partageoit  en  deux  factions, 
dont  chacune  se  signaloit  par  sa  haine  pour 
l'autre  ,  son  enthousiasme,  et  son  fanatisme. 
Dans  ce  même  temps  François  I  entreprit 
de  partager  avec  l'Italie  la  gloire  d'avoir 
contribué  à  restaurer  les  lettres  :  il  se  con- 
suma en  vains  efforts  pour  les  transplanter 
dans  sa  patrie  ;  ses  peines  furent  infruc- 
tueuses. La  monarchie,  épuisée  par  la  rançon 
de  son  Roi  ,  qu'elle  payoit  à  l'Espagne  ^ 
étoit  dans  un  état  de  langueur.  Les  guerres 
de  la  Ligue  ,  qui  survinrent  après  la  mort 
de  François  I ,  empêchoient  les  citoyens  de 
s'appliquer  aux  beaux  arts.  Ce  ne  fut  que 
vers  la  fin  du  règne  de  Louis  XIII ,  après 
que  les  plaies  des  guerres  civiles  furent 
guéries   souî  le    ministère  du   Cardinal  dô 


^S  DE     L'A     LITTÉRATURE 

Richelieu  ,   dans  dés  temps  qui  favoris  oient 
cette   entreprise  ,   qu'on  reprit  le  projet  de 
François   I.    La  cour  encouragea  les  savans 
■et  les  beaux  esprits  ,    tout  se  piqua  d'ému- 
lation ;    et  bientôt  après  ,   sous  le  règne   de 
Louis  XIV  5  Paris  ne  le  céda  ni  à  Florence 
ni  à  Rome.   Que  se  passoit-il  alors  en  Aile- 
inagne  ?    Précisément  lorsque    Richelieu  se 
^"ouvroit    de  gloire  en  polissant   sa  nation  -, 
'<:'étoit    lè    fort    de   la  guerre  de  trente   ans. 
L.'Allémagnê  étoit  ravagée  et  pillée  par  vingt 
armées  différentes  ^  qui  tantôt -victorieuses, 
tantôt  battues  amenoient  la  désolation  à  leur 
•s^uite.  Les  'caftipagnes  étoient  dévastées  ,  les 
•chartip's  sans  culture  ,   les  villes  presque  dé- 
"^^'tes.    L'Allemagne  n'eut    guères   le  temps 
"de    respirer   après  la  paix    de  Westphalie  : 
1;antôt    elle   s'ôpposoit    aux  forces   de  l'em- 
pire ottoman  ,  très-redoutable  âloxs  ;  tantôt 
«lie  résistoit  aux  armées  françoises  ,    quiem* 
piétoiént  sur  la  Germanie  pour  étendre  l'em- 
pire des  Gauîeâ.   Croit-on  ,  lorsque  les  Turcs 
'assiégéoient  Vi^ime  ,   ou  lorsque  Mélac  sao- 
tàgebit  le  Palatinat  ,   que  les  ïlammes  con** 
^uiîioient  les- habitations  et  les  villes  ,   que 
î'asilê    dé    1-a  rfïort  même  étoit  violé  par  la 
iiceï^ce  effrénée  clés  soldats  ,   qui  tiroient  de 
ie\\T  tôkibeau  les  cadavres  des  électeurs  pour 


ALLEMANDE.-  -    ^      69. 

s'en  approprier  les  misérables  dépouilles; 
croit-on  que  dans  des  niomens  où  des  mères 
désolées  se  sauvoient  des  ruines  de  leur  patrie, 
en  portant  sur  leurs  bras ,  leurs  enfans  ex- 
ténués d'inanition ,  que  Ton  composoit  à 
Vienne  ,  à  Manheim  ,  des  sonnetti  ,  ou  que 
l'on  y  faisoit  des  épigrammes  ?  Les  Mus^ 
demandent  des  asiles  tranquilles  ,  elles  fuient 
des  lieux  où  règne  le  trouble  ,  et  où  tout 
est  en  subversion.  Ce  ne  fut  donc  qu'après 
la  guerre  de  succession  que  nous  commen- 
çâmes à  réparer  ce  que  tant  de  calamitésv 
successives  nous  avoient  fait  perdre.  Ce  n'est 
donc  ni  à  l'esprit  ni  au  génie  de  la  nation 
qu'il  faut  attribuer  le  peu  de  progrés  que 
nous  avons  faits  ;  mais  nous  ne  devons  nous 
en  prendre  qu'à  une  suite  de  conjonctures 
fâcheuses ,  à  un  enchaînement  de  guerres 
qui  nous  ont  ruinés  et  appauvris  en  hommes 
et  en  argent.  ^ 

Ne  perdez  pas  le  hl  des  événemens  ;  sui-. 
vez  la  marche  de  nos  pères  ,  et  vous  applau- 
direz à  la  sagesse  qui  a  dirigé  leur  conduite; 
ils  ont  agi  précisément  comme  il  étoit  conve- 
nable à  la  situation  où  ils  se  trouvoient.  Ils 
ont  commencé  par  s'appliquer  à  l'économie 
rurale  ,  à  remettre  en  valeur  les  terres  qui 
faute  de  bras  étoient  demeurées  sans  culture  j 

E  3 


^O  DE     LA    IITTÉRATURi: 

ils  ont  relevé  les  maisons  détruites;  ils  ont 
encouragé  la  propagation.  On  s'est  partout 
appliqué  à  défricher  des  terres  abandonnées; 
une  population  plus  nombreuse  a  donné 
naissance  à  l'industrie  ;  le  luxe  même  s'est 
introduit,  ce  fléau  des  petites  provinces,  et 
cjlii  augmente  la  circulation  dans  les  grands 
États.  Enfin  ,  voyagez  maintenant  en  Alle- 
magne, traversez- la  d'un  bout  à  l'autre; 
vous  trouverez  partout  sur  votre  chemin  des 
bourgades  changées  en  villes  florissantes  ;  là 
c'est  Munster  ,  plus  loin  c'est  Cassel ,  ici  c'est 
Dresde  et  Géra.  Allez  dans  la  Franconie , 
vous  trouverez  Wurzbourg  5  Nuremberg.  Si 
vous  approchez  du  Rhin  ,  vous  passerez  par 
Fulde  et  Francfort  sur  le  Mein ,  pour  aller  à 
Manheim,  de  là  à  Mayence  et  à  Bonn.  Chacune 
de  ces  cités  présente  au  voyageur  surpris  des 
édifices  qu'il  ne  croyoit  pas  trouver  dans  le 
fond  de  la  forêt  hercynienne.  La  mâle  acti- 
vité de  nos  compatriotes  ne  s'est  donc  pas 
bornée  à  réparer  les  pertes  causées  par  nos 
calamités  passées;  elle  a  suaspirer  plus  haut^ 
elle  a  su  perfectionner  ce  que  nos  ancêtres 
n'avoient  qu'ébauché.  Depuis  que  ces  chan- 
gemens  avantageux  se  sont  opérés ,  nous 
voyons  l'aisance  devenir  plus  générale  ;  le 
tiers-état  ne  languit  plus   dans   un   honteux 


ALLEMANDE.  f  X 

avilissement;  les  pères  fournissent  à  Tétude 
de  leurs  enfans  sans  s'obérer.  Voilà  les  pré- 
mices établies  de  l'heureuse  révolution  que 
nous  attendons;  les  entraves  qui  lioient  le 
sénie  de  nos  aïeax,  sont  brisées  et  détrui- 
tes  ;  déjà  on  s'aperçoit  que  la  semence 
d'une  noble  émulation  germe  dans  les  esprits. 
Nous  avons  honte  qu'en  certains  genres  nous 
ne  puissions  pas  nous  égaler  à  nos  voisins  ; 
nous  désirons  de  regagner  par  des  travaux 
infatigables  le  temps  que  nos  désastres  nous 
ont  fait  perdre  ;  et  en  général  le  goût  natio- 
nal est  si  décidé  pour  tout  ce  qui  peut  illus- 
trer notre  patrie  ,  qu^il  est  presque  évident^ 
avec  de  telles  dispositions  ,  que  les  Muses 
nous  introduiront  à  itotre  tour  dans  le  temple 
de  la  gloire.  Examinons  donc  ce  qu'il  reste  à 
faire  pour  arracher  de  nos  champs  toutes 
les  ronces  de  la  barbarie  qui  s'y  trouvent 
encore  ,  et  pour  accélérer  ces  progrès  si  dé- 
sirables auxquels  nos  compatriotes  aspirent. 
Je  vous  l'ai  déjà  dit  ,  il  faut  commencer  par 
perfectionner  la  langue;  elle  a  besoin  d'ctre 
limée  Se  rabotée:  elle  a  besoin  dêtre  maniée 
par  des  mains  habiles.  La  clarté  est  la  ])re- 
mière  règle  que  doivent  se  prescrire  ceux 
qui  parlent  et  qui  écrivent,  parce  qu'il  s'agit 
de  peindre    sa   pensée  ,   ou   d'exprimer    ses 

E  4 


72  DE     LA    LITTERATURE 

idées    par   des   paroles.  A  quoi  servent  les 
pensées  les  plus  justes ,   les  plus  fortes ,  les 
plus  brillantes  ,   si  vous  ne  les  rendez  intel- 
ligibles ?  Beaucoup   de   nos  auteurs  se  com- 
plaisent dans  un    style  diffus  ;  'ils  entassent 
les  parenthèses ,  et  souvent  vous  ne  trouvez 
qu'au  bout  d'une  page  entière  le  verbe  d'où 
dépend   le   sens   de    toute    la   phrase  ;    rien 
n'obscurcit  plus    la    construction;    ils   sont 
lâches  ,    au  lieu  d'être    abondans  ,    et    l'on 
devineroit   plutôt  l'énigme  du  Sphynx  que 
leur  pensée.   Une  autre  cause  qui  nuit  autant 
aux  progrès  des  lettres  que  les  vices  que  je 
reproche  à  notre  langue   et  au  style  de  nos 
écrivains  ,   c'est  le  défaut  des  bonnes  études. 
Notre  nation  a   été   accusée   de  pédanterie  , 
parce  que  nous  avons  eu  une  foule  de  com- 
mentateurs vétilleur  s  etpesans.  Pour  se  laver 
de  ce   reproche ,     on  commence   à   négliger 
l'étude  des  langues  savantes;   et   afin   de  ne 
point  passer  pour  pédant,    on   va   devenir 
superficiel.  Peu  de  nos   savans  peuvent  lire 
sans  difficulté  les  auteurs  classiques  tant  grecs 
que  latins.  Si  Ton  veut  se   former  l'oreille  à 
l'harmonie  des  vers  d'Hornère  ,   il  faut  pou- 
voir le  lire  couramment  sans  le  secours  d'un 
dictionnaire.  J'en  dis  autant  au  sujet  de  Dé- 
mosthéne,  d'Aristote  ,  de  Thucydide  ,  et  de 


ALLEMANDE.  73 

Platon.  Il  en  est  de  même  pour  se  rendre 
familière  la  connoissance  des  auteurs  latins. 
La  jeunesse  à  présent  ne  s'applique  presque 
pas  du  tout  au  grec ,  et  peu  apprennent  as- 
sez le  latin  pour  traduire  médiocrement  les 
ouvrages  des  grands  hommes  qui  ont  honoré 
le  siècle  d'Anauste.  Ce  sont  cependant  là  les 
sources  abondantes  où  les  Italiens,  les  Fran- 
çois ,  et  les  Anglois ,  nos  devanciers,  ont 
puisé  leurs  connoissances  ;  ils  se  sont  formées 
autant  qu'ils  ont  pu  sur  ces  grands  modèles; 
ils  se  sont  approprié  leur  façon  de  penser  : 
et  en  admirant  les   grandes  beautés  dont  les 

o 

ouvracîes  des  anciens  fourmillent,  ils  n'ont 
pas  négligé  d'en  rechercher  les  défauts.  Il 
faut  estimer  avec  discernement,  et  ne  jamais 
s'abandonner  à  une  adulation  aveugle.  Ces 
heureuxjours  dont  les  Italiens ,  les  François, 
et  les  Anglois  ont  joui  avant  nous,  com- 
mencent à  décliner  sensiblement.  Le  public 
est  rassasié  des  chefs-d'oe^ivre  qui  ont  paru; 
les  connoissances  étant  plus  répandues,  sont 
moins  estimées  ;  enfin  ces  nations  se  croient 
en  possession  de  la  gloire  que  leurs  auteurs 
leur  ont  acquise  ,  et  elles  s'endorment  sur 
leurs  lauriers.  Mais  je  ne  sais  comment  cette 
digression  m'a  égaré  de  mon  sujet.  Retour- 
nons à  nos  foyers ,  et  continuons  encore  à 

E  5 


74  DE    LA    LITTÉRATURE 

^x^miner  ce  qu'il  s'y  trouve  de  défectueux 
à  regard  de  no5  études. 

Je  crois  remarquer  que  le  petit  nombre  des 
bons  et  des  habiles  instituteurs  ne  répond 
point  pas  aux  besoins  des  écoles;  nous  en 
avons  beaucoup  ,  et  toutes  doivent  être  pour- 
vues. Si  les  maîtres  sontpédans,  leur  esprit 
vétilleur  s*apesantit  sur  des  bagatelles  et  né- 
glige les  choses  principales.  Longs,  diffus, 
ennuyeux,  vides  de  choses  dans  leurs  instruc- 
tions ,  ils  excèdent  leurs  écoliers ,  et  leur 
inspirent  du  dégoût  pour  les  études.  D'autres 
recteurs  s^acquittent  de  leur  emploi  en  mer- 
cenaires :  que  leurs  écoliers  profitent  ou  qu'ils 
ne  s'instruisent  pas,  cela  leur  est  indifférent, , 
pourvu  que  leurs  sages  leur  soient  exacte- 
ment payés.  Et  c'est  encore  pis  ,  si  ces  maî- 
tres manquent  eux-mêmes  de  connoissances. 
Ou'apprendront-ils  aux  autres,  si  eux-raêmes 
ne  savent  rien  ?  A  Dieu  ne  plaise  qu'il  n'y 
ait  pas  quelque  exception  à  cette  régie,  et 
qu'on  ne  trouve  pas  en  Allemagne  quelques 
recteurs  habiles!  Je  ne  m'y  oppose  en  rien; 
je  me  borne  à  désirer  ardemment  que  leux 
nombre  soit  plus  considérable.  Ouç  ne  di- 
rai-] e  pas  de  la  méthode  vicieuse  que  les 
maîtres  emploient  pour  enseigner  à  leurs 
élèves  la  grammaire  ,  la  dialectique,  la  rhé- 


ALLEMANDE.  j5 

torlqne ,  et  d'autres  connoissances?  Com- 
ment formeront-ils  le  goût  de  leurs  écoliers, 
s'ils  ne  savent  pas  eux-mêmes  discerner  le 
bon  du  médiocre  ,  et  le  médiocre  du  mau- 
vais j  s'ils  confondent  le  style  cliftus  avec  le 
style  abondant  ;  le  trivial ,  le  bas  ,  avec  Je 
naïf;  la  prose  négligée  et  défectueuse  avec 
le  style  simple,  le  galimatias  avec  le  sublime? 
s'ils  ne  corrigent  pas  avec  exactitude  les 
thèmes  de  leurs  écoliers  ?  s'ils  ne  relèvent 
pas  leurs  fautes  sans  les  décourager,  et  s'ils 
ne  leur  inculquent  pas  soigneusement  les 
règles  qu'ils  doivent  toujours  avoir  devant 
les  yeux  en  composant?  J'en  dis  autant  pour 
l'exactitude  des  métaphores;  car  je  me  res- 
souviens dans  ma  jeunesse  d'avoir  lu,  dans 
une  épître  dédicatoire  d'un  Professeur  Hei- 
neccius  à  une  Reine,  ces  belles  paroles: 
,,  Ihro  Majestàt  glànzen  wie  eîn  Karfuiikel  am 
. ,  Finger  der  jetzigen  T^eit , , .  , ,  Vo  tre  Maj  es  té 
^,  brille  comme  une  escarboucle  au  doigt  du 
.,,  temps  présent,,.  Peut -on  rien  de  plus 
mauvais?  Pourquoi  une  escarboucle?  Est-ce 
que  le  temps  a  un  doigt?  Quand  on  le  re- 
présente, on  le  peint  avec  des  ailes,  parce 
qu'il  s'envole  sans  cesse  ;  avec  une  clepsydre, 
parce  que  les  heures  le  diviseur;  et  on  arme 
son  bras  d'une  faux,  pour  désigner  qu'ilfauche 


76  DE     LA    LITTÉRATURE 

OU  détruit  tout  ce  qui  existe.  Quand  des 
professeurs  s'expriment  dans  un  style  aussi 
bas  que  ridicule,  à  quoi  faut -il  s'attendre 
de  la  part  de  leurs  écoliers  ? 

Passons  maintenant  des  basses  classes  aux 
universités  ;  examinons-les  de  même  impar-» 
tialement.  Le  défaut  qui  me  saute  le  plus 
aux  yeux  ,  c'est  qu'il  n'y  a  point  de  méthode 
générale  pour  enseigner  les  sciences;  chaque 
professeur  s'en  fait  une.  Je  suis  de  l'opinion 
qu'il  n'y  a  qu'une  bonne  méthode ,  et  qu'il 
faut  s'en  tenir  à  celle-là.  Mais  quelle  est  la 
pratique  de  nos  j  ours  ?  Un  professeur  en  droit, 
par  exemple,  a  quelques  jurisconsultes  favo- 
ris ,  dont  il  explique  les  opinions  ;  il  s'en 
tient  à  leurs  ouvrages  sans  faire  mention  de 
ce  que  d'autres  auteurs  ont  écrit  sur  le  droit; 
il  relève  la  dignité  de  son  art  pour  faire  va- 
loir ses  connoissances;  il  croit  passer  pour 
un  oracle  s'il  est  obscur  dans  ses  leçons  ;  il 
parle  des  lois  de  Memphis  quand  il  est  ques- 
tion des  coutumes  d'Osnabruck,  ou  il  in- 
culque le;5  lois  de  Minos  à  un  bachelier  de 
St.  GalL  Le  philosophe  a  son  système  favori, 
auquel  il  se  tient  à  peu  près  de  même.  Ses 
écoliers  sortent  de  son  collège  la  tête  remplie 
de  préjugés;  ils  n'ont  parcouru  qu'une  petite 
partie  des  opinions  humaines,  ils  nen  connois- 


ALLEMANDE.  )^ 

sent  pas  toutes  les  erreurs  ni  tomes  les  ab- 
surdités. Je  suis  encore  indécis  sur  la  méde- 
cine, si  elle  est  un  art,  ou  si  elle  n'en  est 
pas  un;  mais  je  suis  persuadé  certainement 
qu'aucun  homme  n'a  la  puissance  de  refaire 
un  ellomac,  des  poumons  ^  ni  des  reins, 
■quand  ces  parties  essentielles  à  la  vie  humaine 
sont  viciées;  et  je  conseille  très -fort  à  mes 
amis,  s'ils  sont  malades,  d'appeler  à  leur 
secours  un  médecin  qui  ait  rempli  plus  d'un 
cimetière  ,  plutôt  qu'un  jeune  élève  de  Hoff- 
mann ou  de  Boerhaave  ,  qui  n'a  tué  personne. 
Je  n'ai  rien  à  reprendre  en  ceux  qui  ensei- 
gnent la  géométrie.  Cette  science  est  la  seule 
qui  n'ait  point  produit  de  sectes;  elle  est 
fondée  sur  l'analyse,  sur  la  synthèse  et  sur 
le  calcul  ;  elle  ne  s'occupe  que  de  vérités 
palpables  ;  aussi  a-t-elle  la  même  méthode  en 
tout  pays.  Je  me  renferme  également  dans 
un  respectueux  silence  à  l'égard  de  la  théo- 
logie. On  dit  que  c'est  une  science  divine , 
et  qu'il  n'est  pas  permis  aux  profanes  de 
toucher  à  Tencensoir.  Il  me  sera,  je  crois, 
permis  d'user' de  moins  de  circonspection  à 
l'égard  de  Messieurs  les  professeurs  d'histoire, 
et  de  présenter  quelque  petit  doute  à  leur 
examen.  J'ose  leur  demander  si  l'étude  de 
la  chronologie  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  utile 


78  jde   la  littérature 

dans  riiistoire;  si  c'estuneYaute  irrémissible 
de  se  tromper  sur  Tannée  de  la  mort  de  Bé- 
lu?  ;  sur  le  jour  où  le  cheval  de  Darius  se 
mettant  à  hennir  ,  éleva  son  maître  sur  le 
n'ône  de  Perse  ;  sur  l'heure  où  la  bulle  d'or 
fut  publiée  ,  si  ce  fut  à  six  heures  du  matin 
ou  à  quatre  heures  de  l'après-midi  ?  Pour 
moi  5  je  me  contente  de  savoir  le  contenu 
de  la  bulle  d'or,  et  qu'elle  a  été  promulguée 
Tannée  i356.  Ce  n'est  pas  que  je  veuille  ex- 
cuser des  historiens  qui  commettent  des  ana- 
chronismes  :  j'aurai  cependant  plutôt  de  l'in- 
dulgence pour  les  petites  fautes  de  cette 
nature  que  pour  des  fautes  considérables , 
comme  celles  de  rapporter  confusément  les 
faits  ,  de  ne  pas  développer  avec  clarté  les 
causes  et  les  événemens ,  de  négliger  toute 
méthode  ,  de  s'apesantir  longuement  sur 
les  petits  objets ,  et  de  passer  légèrement  sur 
ceux  qui  sont  les  essentiels.  Je  pense  à  peu 
prés  de  même  àTégard  delà  généalogie  ;  et 
je  crois  qu'on  ne  doit  point  lapider  un  homme 
de  lettres  pour  ne  pas  savoir  débrouiller  la 
généalogie  de  Sainte  Hélène  ,  mère  de  l'Em- 
pereur Constantin  ,  ou  d'Hildegarde,  femme 
ou  maîtresse  de  Charlema^ne.  On  ne  doit 
<5nseigner  que  ce  qu'il  est  nécessaire  de  sa- 
voir,    il   faut  négliger  le    reste.  Peut-être 


ALLEMANDE.  79 

trouverez  -  vous  ma  censure  trop  sévère. 
Comme  rien  n'est  parfy.it  ici -bas  ,  vous  en 
conclurez  que  notre  langue,  nos  collèges  et 
nos  univ€rsités  ne  le  sont  p;is  non  plu». 
Vous  ajouterez  que  la  critique  est  aisée  ,  mais 
que  l'art  est  difFicile  ;  qu'il  faut  donc  indi- 
quer quelles  sont ,  pour  mieux  faire  ,  les 
règles  qu'on  doit  suivre.  Je  suis  tout  disposé. 
Monsieur,  à  vous  satisfaire.  Je  crois  que  si 
d^autres  nations  ont  pu  se  perfectionner  , 
nous  avons  les  mêmes  moyens  quelles  ,  et 
qu'il  ne  s'agit  que  de  les  employer.  Il  y  a 
long-temps  que  dans  mes  heures  de  loisir 
j'ai  réfléchi  sur  ces  matières,  de  sorte  que 
ie  les  ai  assez  présentes  pour  les  coucher  sur 
le  papier  et  les  soumettre  à  vos  lumières  ; 
d'autant  plus  que  je  n'ai  aucune  prétention 
-à  l'infaillibilité. 

Commençons  par  la  langue  allemande, 
laquelle  je  dis  être  diffuse  ,  difficile  à  manier, 
peu  sonore  ,  et  qui  manque  de  plus  de  cette 
abondance  de  termes  métaphoriques  si  né- 
cessaires pour  fournir  des  tours  nouveaux, 
et  pour  donner  des  grâces  aux  langues  po- 
lies. Afin  de  déterminer  la  route  que  nous 
devons  prendre  pour  arriver  à  ce  but,  exami- 
nons le  chemin  que  nos  voisins  ont  pris 
pour  y   parvenir.    En  Italie ,   du  temps  de 


5o  -DELALITTERATURE. 

Charlemagiie  ,   on  parloit  encore  un  jargon 
barbare  ;    c'étoit   un  mélange  de  mots  pris 
des  Huns  et  des  Lombards  ,  entremêlés  de 
phrases  latines  ,  mais  qui  auroient  été  inin- 
telligibles   aux    oreilles    de    Cicéron  ou   de 
Virgile.    Ce   dialecte  ,   durant  les  siècles  de 
barbarie    qui  se   succédèrent ,    demeura  tel 
qu'il  étoit.  Long-temps  après  parut  le  Dante^ 
ses  vers   charmèrent  ses  lecteurs ,   et  les  Ita- 
liens commencèrent  à  croire  que  leur  langue 
pourroit  succéder  à  celle  des  vainqueurs  de 
l'univers  ;    ensuite  ,  peu   avant  et  durant  la 
renaissance  des  lettres  ,  fleurirent  Pétrarque, 
l'Arioste,   Sannazar  ,   et  le  Cardinal  Bembe- 
C'est  principalement  le  génie  de  ces  hommes 
célèbres  qui  a  fixé  la  langue  italienne.  L'on 
vit  se  former  en  même  temps  l'académie  de 
la  Crusca ,  qui  veille  à  la  conservation  comme 
à  la  pureté  du  style. 

Je  passe  maintenant  en  France.  Je  trouve 
qu'à  la  cour  de  François  I  on  parloit  un 
jargon  aussi  discordant  pour  le  moins  cjue 
notre  allemand  l'est  encore  ;  et  n'en  déplaise 
aux  admirateurs  de  Marot,  de  Rabelais,  de 
Montagne  ,  leurs  écrits  grossiers  et  dépourvus 
de-  grâces  ne  m'ont  causé  que  de  l'ennui  et 
du  dégoût.  Après  eux ,  Vers  la  fin  du  règne 
de  Henri  IV,  parut  Malherbe.  C'est  le  pre- 
mier 


ALLEMANDE.  Si 

mier  poëte  que  la  France  ait  eu  ;  ou  pour 
mieux  dire ,  en  qualité  de  versificateur  il 
est  moins  défectueux  que  ses  devanciers. 
Pour  marque  qu'il  n'avoit  pas  poussé  son 
art  à  la  perfection  ,  je  n'ai  qu'à  vous  rap- 
peler ces  vers  que  vous  connoissez  d'une  de 
ses  ode3  : 

55Prends  ta  foudre,  Louis,  etva,  comme  un 
lion , 

jjDonner  le  dernier  coup  à  la  dernière  tête 
De  la  rébellion.'* 
A-t-on  jamais  vu  un  lion  armé  d'un  foudre  ? 
La  fable  met  la  foudre  entre  les  mains  du 
miaître  des  dieux,  ou  elle  en  arme  l'aigle 
qui  l'accompagne  ;  jamais  lion  n'a  eu  cet 
attribut.  Mais  quittons  Malherbe  avec  ses 
métaphores  impropres  ,  et  venons  aux  Cor- 
neille ,  aux  Racine  ,  aux  Despréaux  ,  aux 
Bossuet ,  aux  Fléchier  ,  aux  Pascal ,  aux 
Fénélon,  aux  Boursault ,  auxVaugelas,  les 
véritables  pères  de  la  langue  françoise  -,  ce 
sont  eux  qui  ont  formé  le  style  ,  fixé  l'usage 
des  mots ,  rendu  les  phrases  harmonieuses, 
et  qui  ont  donné  de  la  force  et  de  l'énergie 
au  vieux  jargon  barbare  et  discordant  de 
leurs  ancêtres.  On  dévora  les  ouvrages  de 
ces  beaux  génies.  Ce  qui  plaît  se  retient. 
Ceux  qui   avoient  du  talent  pour  les  lettres, 

Oeuv.deFr.IL  T.IIL  F 


8a  DE   LA   LITTÉRATURE 

les  imitèrent.  Le  style  et  le  goût  de  ce* 
grands  hommes  se  communiqua  depuis  à 
toute  la  nation.  Mais  souffrez  que  je  vous 
arrête  un  moment,  pour  vous  faire  remar- 
quer qu'en  Grèce ,  en  Italie ,  comme  en 
France  ,  les  poètes  ont  été  les  premiers  , 
qid  rendant  leur  langue  flexible  et  harmo- 
nieuse ,  l'ont  ainsi  préparée  à  devenir  plus 
souple  et  plus  maniable  sous  la  plume  des 
auteurs  qui  après  eux  écrivirent  en  prose. 

Si  jenie  transporte  maintenant  en  Angle- 
terre 5  j'y  trouve  un  tableau  semblable  à 
celui  que  je  vous  ai  fait  de  l'Italie  et  de  la 
France.  L'Angleterre  avoitété  subjuguée  par 
les  Romains,  par  les  Saxons  ,  par  les  Danois, 
et  enfin  par  Guillaume  le  conqérant  ,  Duc 
de  Normandie.  De  cette  confusion  des  lan- 
gues de  leurs  vainqueurs,  en  y  joignant  le 
jargon  qu'on  parle  encore  dans  la  principauté 
de  Galles ,  se  forma  l'anglois.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  avertir  que  dans  ces  temps 
de  barbarie  cette  langue  étoit  au  moins  ausssi 
grossière  que  celles  dont  je  viens  de  vous 
parler.  La  renaissance  des  lettres  opéra  le 
même  effet  sur  toutes  les  nations  ;  l'Europe 
étoit  lasse  de  l'ignorance  crasse  dans  laquelle 
elle  avoit  croupi  durant  tant  de -siècles  ,  elle 
voulut  s'éclaixer,  L'Angleterre  5  toujouîs  ja- 


allemande:  83 

îonse  de  la  France  ,  aspiroit  à  produire  elle-- 
même  ses  auteurs;  et  comme  pour  écrire  il 
faut  avoir  une  langue  ,  elle  commença  à  per-- 
fectionner  la  sienne.  Pour  aller  plus  vite , 
elle  s'appropria  du  latin ,  du  françois ,  de 
l'italien  ,  tous  les  termes  quelle  jugea  lui 
être  nécessaires  ;  elle  eut  des  écrivains  célè- 
bres ;  mais  ils  ne  purent  adoucir  ces  sons 
aigus  de  leur  langue  qid  choquent  les  oreilles 
étrangères.  Les  autres  idiomes  perdent  quand 
on  les  traduit ,  Tanglois  seul  y  gagne.  Je  me 
souviens  à  ce  propos  de  m'être  trouvé  un 
jour  avec  des  gens  de  lettres  ;  quelqu'un 
leur  demanda  en  quelle  langue  s'étoit  énoncé 
le  serpent  qui  tenta  notre  première  mère  ? 
En  anglois  ,  répondit  un  érudit,  car  le  ser- 
pent siffle.  Prenez  cette  mauvaise  plaisanterie 
pour  ce  qu'elle  vaut. 

Après  vous  avoir  exposé  comment  chez 
d'autres  nations  les  langues  ont  été  cultivées 
et  perfectionnées  ,  vous  jugez  sans  doute 
qu'en  employant  les  mêmes  moyens ,  nous 
réussirons  également  comme  eux.  Il  nous 
faut  donc  de  grands  poètes  et  de  grands 
orateurs  pour  nous  rendre  ce  service  ,  et 
nous  ne  devons  pas  l'attendre  des  philoso- 
phes-, leur  partage  est  de  déraciner  des  erreurs, 
^t  de  découvrir   des  vérités  nouvelles.  Les 

F  a 


S4  I^E   LA    LITTÉRATURE 

poètes  et  les  orateurs  doivent  nous  enchan- 
ter par  leur  harmonie  ,    nous    attendrir  et 
nous   persuader  ;  mais    comme     on   ne   fait 
pas  naître  des  génies  à  point  nommé ,  voyons 
si  nous   ne    pourrons  pas    faire    également 
quelques   progrés  en  employant  des  secours 
intermédiaires.    Pour  resserrer  notre  style  , 
retranchons  toute  parenthèse  inutile  ;  pour 
acquérir  de  Ténergie  ,  traduisons  les  auteurs 
anciens  qui  se  sont  exprimés  avec  le  plus  de 
de  force  et  de  grâce.  Prenons  chez  les  Grecs 
Thucydide  ,    Xénophon  ;  n'oublions  pas  la 
Poétique   d'Aristote.    Qu'on  s'applique  sur- 
tout à  bien  rendre  la  force  deDémosthéne. 
Nous  prendrons  des  Latins  le  manuel  d'E- 
pictète  5    les    pensées   de  l'Empereur  Marc- 
Aurèle  ,    les  commentaires   de  César  ,   Sal- 
luste  5  Tacite  ,  l'art  poétique  cl'Horace.  Les 
François  pourront  nous  fournir  les  pensées 
de  la  Rochefoucault ,  les  Lettres  persannes-, 
î'Esprit  des  lois.  Tous  ces  livres  que  je  pro- 
pose ,  la  plupart  écrits  en  style  sententieux, 
oblio-eront  ceux  qui  les  traduiront  à  fuir  les 
termes    oiseux  et  les  paroles  inudles  ;    nos 
écrivains   emploieront  toute  leur  saga^cité  à 
desserrer  leurs  idées ,  pour  que  leur  traduction 
ait  la  même  force  que  l'on  admire  dans  leurs 
priginau^c.    Toutefois  en  rendant  leur  stylo 


ALLEMANDE.  83 

plus  énergique  ,  ils  seront  attentifs  à  ne  point 
devenir  obscurs  ;  et  pour  conserver  cette 
clarté  5  le  premier  des  devoirs  de  tout  écri- 
vain ,  ils  ne  s'écarteront  jamais  des  règles 
de  la  grammaire ,  afin  que  les  verbes  qui 
régissent  les  phrases  ,  soient  placés  de  sorte 
qu'il  n'en  résulte  aucun  sens  amphibologi- 
que. Des  traductions  faites  en  ce  genre  ser- 
viront de  modèles  5  sur  lesquels  nos  écrivains 
pourront  se  mouler.  Alors  nous  pourrons 
nous  flatter  d'avoir  suivi  le  précepte  qu'Ho- 
race donne  aux  auteurs  dans  sa  Poétique: 
Tôt  verba ,  tôt  pondéra.  Il  sera  plus  difficile 
d'adoucir  les  sons  durs  dont  la  plupart  des 
mots  de  notre  langue  abondent.  Les  voyell-es 
plaisent  aux  oreilles  ;  trop  de  consonnes 
rapprochées  les  choquent  ,  parce  qu'elles 
coûtent  à  prononcer  ,  et  n'ont  rien  de  sonore  : 
nous  avons  de  plus  quantité  de  verbes  auxi- 
liaires et  actifs  dont  les  dernières  syllabes 
sont  sourdes^et  désagréables  ,  comme  ^«^e;?, 
geben  ,  nehmen  :  mettez  un  a  au  bout  de 
ces  terminaisons  et  faites -en  sagena^  gebena^ 
nehmena  ,  et  ces  sons  flatteront  l'oreille.  Mais 
je  sais  aussi ,  que  quand  même  l'Empereur^ 
ses  huit  Electeurs  ,  dans  une  diète  solen- 
nelle de  l'Empire  ,  donneroit  une  loi  pour 
qu'on  prononçât  ainsi ,    les  sectateurs  zélés 

F  3 


S6  bE    LA   LITTÉRATURE 

du  tudesque  se  moqueroient  d'eux  et  crie- 
roient  partout  en  beau  latin  :  Caesar  non  est 
super  grammadcos  ,  et  le  peuple  ,  qui  décide 
des  langues  en  tout  pays ,  continueroit  à 
prononcer  5<2^e/z  exgeben  comme  de  coutume. 
Les  François  ont  adouci  par  la  prononcia- 
tion bien  des  mots  qui  choquent  les  oreilles, 
et  qui  avoient  fait  dire  à  l'Empereur  Julien 
que  les  Gaulois  croassoient  comme  les  cor- 
neilles. Ces  mots  ,  tels  qu'on  les  prononçoit 
alors,  sont,  cro-jo-gent  y  voi-ycà-gent^  on 
les  prononce  à  présent  croyant  ^  voyent;  s'ils 
ne  flattent  pas  ,  ils  sont  toutefois  moins  désa- 
gréables. Je  crois  que  pour  certains  mots 
nous  en  pourrions  user  de  même.  Il  est 
encore  un  vice  que  je  ne  dois  pas  omettre, 
celui  des  comparaisons  basses  et  triviales  , 
puisées  dans  le  jargon  du  peuple.  Voici, 
par  exemple  ,  comme  s'exprimoit  un  poète 
qui  dédia  ses  ouvrages  à  je  ne  sais  quel  pro- 
tecteur ,  ^^Schiess  ^  grosser  Goinner  ,  schiess 
,,  deine  Sîrahîen  ^  Arm  dick  ^  auf  deinen  Knecht 
„  hernleder.  ^y  ,,  Répands,  grand  protecteur, 
„  répands  tes  rayons  gros  comme  le  bras  sur 
„  ton  serviteur.  ,,  Que  dites-vous  de  ces 
rayons  gros  comme  le  bras  ?  N'auroit-onpas 
dû  dire  à  ce  poëte  :  mon  ami  ,  apprends  à 
penser  avant   de  te  mêler  d'écrire?  N'imi- 


ALLEMANDE  Sf 

tons  donc  pas  les  pauvres  qui  veulent  passer 
pour  riches  ;  convenons  de  bonne  foi  de 
notre  indigence  ;  que  cela  nous  encourage 
plutôt  à  gagner  par  nos  travaux  les  trésors 
de  la  littérature  ,  dont  la  possession  mettra 
le  comble  à  la  gloire  nationale. 

Après  vous  avoir  exposé  de  quelle  manière 
on  pourroit  former  notre  langue  ,  je  vous 
prie  de  me  prêter  la  même  attention  à  l'égard 
des  mesures  que  l'on  pourroit  prendre  pour 
étendre  la  sphère  de  nos  connoissances  ^ 
rendre  les  études  plus  faciles,  plus  utiles^ 
et  former  en  même  temps  le  goût  de  la 
jeunesse.  Je  propose  ,  en  premier  lieu,  qu'on 
fasse  un  choix  plus  réfléchi  des  maîtres  qui 
doivent  régir  les  classes  ,  et  qu'on  leur  pres- 
crive la  méthode  sage  et  judicieuse  qu'ils 
doivent  suivre  en  enseignant  ,  tant  pour  la 
grammaire  et  pour  la  dialectique  qu'égale- 
ment pour  la  rhétorique  ;  qu'on  fasse  de 
petites  distinctions  pour  les  enfans  qui  s'ap- 
pliquent ,  et  qu'il  y  ait  de  légères  flétrissures 
pour  ceux  qui  se  négligent.  Je  crois  que  le 
meilleur  traité  de  logique  ,  et  en  même  temps 
le  plus  clair ,  est  celui  de  WolIF.  Il  faudroit 
donc  obliger  tous  les  recteurs  à  l'enseigner  y 
d'autant  plus  que  celui  de  Batteux  n'est  pas 
traduit  et  qu'il  ne  l'emporte  pas  sur  l'autre. 

F  4 


SS  DE    LA   LITTÉRATURE 

Pour  la  rhétorique  ,  qu'on  s'en  tienne  à 
Quintilien.  Quiconque  ,  en  l'étudiant,  ne 
parvient  pas  à  l'éloquence  ,  n'y  parviendra 
jamais.  Le  style  de  cet  ouvrage  est- clair  ,  il 
contient  tous  les  préceptes  et  toutes  les  règles 
de  l'art  ;  mais  il  faut  avec  cela  que  les  maîtres 
examinent  avec  soin  les  thèmes  de  leurs 
écoliers ,  en  leur  expliquant  les  raisons  pour 
lesquelles  on  corrige  leurs  fautes  ,  et  en 
louant  les  endroits  où  ils  ont  réussi. 

Si  les  maîtres  suivent  la  méthode  que  je 
propose,  ils  développeront  le  germe  des  ta- 
lens  où  la  nature  en  a  semé  ;  ils  perfection- 
neront le  jugement  de  leurs  écoliers  ,  en  les 
accoutumant  à  ne  point  décider  sans  connois- 
sance  de  cause  ,  ainsi  cju'à  tirer  des  consé- 
quences justes  de  leurs  principes.  La  rhéto- 
rique rendra  leur  esprit  méthodique;  ils 
apprendront  l'art  d'arranger  leurs  idées , 
de  les  joindre,  et  de  les  lier  les  unes  aux 
autres  par  des  transitions  naturelles,  imper- 
ceptibles, et  heureuses;  ils  sauront  propor- 
tionner le  style  au  sujet ,  employer  à  propos 
les  figures,  tant  pour  éviter  la  monotonie  du 
style  ,  que  pour  répandre  des  fleurs  sur  les 
endroits  qui  en  sont  susceptibles  ;  et  ils  ne 
Confondront  pas  deux  métaphores  en  une  , 
ce  qui  ne  peut  présenter  qu'un  sens  louche 


ALLEMAND  E."  Sg 

au  lecteur.    La    rhétorique    leur    enseignera 
encore  à  faire  un  choix  des   argumens  qu'ils 
veulent    employer ,     selon    le    caractère    de 
l'auditoire  auquel  ils  ont  à  s'adresser;  ils  ap- 
prendront à   s'insinuer   dans    les    esprits,    à 
plaire,  à  émouvoir,   à  exciter  l'indignation 
ou  la  pitié,    à  persuader,   à  entraîner  tous 
les  suffrages.   Quel  art  divin   que  celui  ,    où 
par  le  moyen  de  la  seule  parole ,   sans  force 
ni  violence  5     on   parvient   à  subjuguer    les 
esprits  ,   à  régner  sur  les  cœurs  ,    et  à  savoir 
exciter  dans    une  nombreuse  assemblée  les 
passions   que  l'on  veut  lui  inspirer  !   Si    les 
bons  auteurs   étoient  traduits   en  notre  lan- 
gue, j'en  recommanderois  la  lecture  comme 
celle  d'une  chose  importante   et  nécessaire. 
Par  exemple  ,  pour  les  logiciens,  rien  ne  les 
formeroit    m.ieux    que    le   Commentaire    de 
Bayle  sur  les  Comètes,  et  sur  le  Contrains -les 
d entrer.  Bayle  est  ,  selon  mes  foibîes  lumiè- 
res,  le  premier  des  dialecticiens  de  l'Europe; 
il  raisonne  non-seulement  avec  force  et  pré- 
cision :   mais   il  excelle  surtout   à   voir  d'un 
coup  d'oeil  tout  ce  de  quoi  une  proposition 
€st   susceptible  ;    son    côté    fort  ,     son    côté 
foible  ;    comment    il    faut    la    soutenir  ,    et 
comment  on  pourra  réfuter  ceux  qui  l'atta- 
queront.   Dans    son    grand   Dictionnaire    il 

F  5 


go  DE     LA     LITTÉ  RATURE 

attaque  Ovide  sur  le  débrouiilement  da 
chaos  ;  il  y  a  des  articles  excellens  sur  les 
manichéens,  sur  Epicure,  sur  Zoroastre  etc. 
Tous  méritent  d'être  lus  et  étudiés ,  et  ce 
sera  un  avantage  inestimable  pour  les  jeunes 
gens  5  qui  pourront  s'approprier  la  force  du 
raisonnement  et  la  vive  pénétration  d'es- 
prit de  ce  grand  homme.  Vous  devinez 
d'avance  les  auteurs  que  je  recommanderai  à 
ceux  qui  étudient  l'éloquence.  Pour  qu'ils 
apprennent  à  sacrifier  aux  grâces ,  je  vou- 
drois  qu'ils  lussent  les  grands  poètes,  Homère, 
Virgile,  quelques  odes  choisies  d'Horace, 
quelques  vers  d'Anacréon.  Afin  qu'ils  pris- 
sentie  grand  goût  de  l'éloquence,  je  met- 
trois  Démosthène  iet  Cicéron  entre  leurs 
mains  ;  on  leur  feroit  remarquer  en  quoi 
difîére  le  mérite  de  ces  deux  grands  orateurs. 
Au  premier  on  ne  sauroit  rien  ajouter  ,  au 
second  il  n'y  a  rien  à  retrancher.  Ces  lectu- 
res pourroient  être  suivies  des  belles  oraisons 
funèbres  de  Bossuetet  de  Flechier ,' du  Dé- 
mosthène et  du  Cicéron  françois,  et  du  petit 
Carême  de  Massillon  rempli  de  traits  de  la 
plus  sublime  éloquence.  Afin  de  leur  appren- 
dre dans  quel  goût  il  faut  écrire  l'histoire  , 
je  voudrois  qu'ils  lussent  Tite-Live  ,  Salluste, 
Tacite  ;   on  leur  feroit  remarquer  en  même 


ALLEMANDE."  9I 

temps  la  noblesse  du  style ,  la  beauté  de  la 
narration  ,  en  condamnant  toutefois  la  cré- 
dulité avec  laquelle  Tite»Live  donne  à  la  fin 
de  chaque  année  une  liste  de  miracles  les 
uns  plus  ridicules  que  les  autres.  Ces  jeunes 
gens  pourroient  ensuite  parcourir  l'Histoire 
universelle  de  Bossuet,  et  les  Révolutions 
romaines  par  l'Abbé  de  Vertot;  on  pourroit 
y  ajouter  l'avant-propos  de  l'histoire  de  Char- 
les Quint  par  Robertson.  Ce  seroit  le  moyen 
de  leur  former  le  goût  et  de  leur  apprendre 
comment  il  faut  écrire;  m-ais  si  le  recteur 
n'a  pas  lui-même  ces  connoissances  ,  il  se 
contentera  de  dire:  ici  Démosthène  emploie 
le  grand  argument  oratoire  ;  là ,  et  dans  la 
plus  grande  partie  du  discours,  il  se  sert  de 
l'enthymème;  voilà  une  apostrophe,  voici 
une  prosopopée  ;  en  tel  endroit  une  méta- 
phore ,.  dans  l'autre  une  hyperbole.  Cela  est 
bon  5  mais  si  le  maître  ne  relève  pas  mieux 
les  beautés  de  l'auteur  ,  et  qu'il  n'en  fasse 
pas  remarquer  les  défauts,  (parce  qu'il  en 
échappe  même  aux  plu^  grands  orateurs), 
il  n'aura  pas  rempli  sa  tâche.  J'insiste  si  fort 
sur  toutes  ces  choses  ,  à  cause  que  je  voudrois 
que  les  jeunes  gens  sortissent  des  écoles  avec 
des  idées  nettes  ,  et  que  sans  se  contenter  de 
remplir  leur  mémoire,   on  s'attachât  surtout 


$2  DE     LA     LITTERATURE 

à  leur  former  le  jugement,  afin  qu'ils  appris- 
sent à  discerner  le  bon  du  mauvais  ,  et  que 
ne  se  bornant  pas  à  dire  ,  cela  me  plaît,  ils 
pussent  à  l'avenir  donner  des  raisons  solides 
de  ce  qu'ils  approuvent  ou  de  ce  qu'ils  re-« 
jettent. 

Pour  vous  convaincre  du  peu  de  goût  qui 
jusqu'à  nos  jours  règne  en  Allemagne  ,  vous 
n'avez  qu'à  vous  rendre  aux  spectacles  pu- 
blics. Vous  y  verrez  représenter  les  abomina- 
bles pièces  de  Shakespear  traduites  en  notre 
langue  ,  et  tout  l'auditoire  se  pâmer  d'aise 
en  entendant  ces  farces  ridicules  et  dignes 
des  sauvages  du  Canada.  Je  les  appelle  tel-^ 
les  ,  parce  qu'elles  pèchent  contre  toutes  les 
règles  du  théâtre.  Ces  règles  ne  sont  point 
arbitraires ,  vous  les  trouvez  dans  la  Poéti- 
que d'Aristote  ,  où  l'unité  de  lieu ,  l'unité 
de  temps  ,  et  l'unité  d'intérêt  sont  prescrites 
comme  les  seuls  moyens  de  rendre  les  tragé- 
dies intéressantes  ;  au  lieu  que  dans  ces  pièces 
ancîloises  la  scène  dure  l'espace  de  quelques 
années.  Où  est  la  vraisemblance?  Des  cro- 
cheteurs  et  des  fossoyeurs  paroissent  et  tien- 
nent des  propos  dignes  d'eux;  ensuite 
viennent  des  princes  et  des  reines.  Comment 
ce  mélange  bizarre  de  bassesse  et  de  grandeur, 
de  bouffonnerie  et  de  tragique  ^  peut  -  il  tou- 


ALLEMANDE.  gS 

cher  et  plaire  ?  On  peut  pardonner  à  Sha- 
kespear  ces  écarts  bizarres  ;  car  la  naissance 
des  arts  n'est  jamais  le  point  de  leur  matu- 
rité. Mais  voilà  encore  un  Goetz  de  Berlichin- 
gen  qui  paroît  sur  la  scène,  imitation  détes- 
table de  ces  mauvaises  pièces  angloises  ,  et 
le  parterre  applaudit  et  demande  avec  en- 
thousiasme la  répétition  de  ces  dégoûtantes 
platitudes.  Je  sais  qu'il  ne  faut  point  dispu- 
ter des  goûts  ;  cependant  permettez-  moi  de 
vous  dire  que  ceux  qui  trouvent  autant  de 
plaisir  aux  danseurs  de  corde,  aux  marionnet- 
tes ,  qu'aux  tragédies  de  Racine  ,  ne  veulent 
que  tuer  le  temps;  ils  préfèrent  ce  qui  parle 
à  leurs  yeux  à  ce  qui  parle  à  leur  esprit,  et 
ce  qui  n'est  que  spectacle  à  ce  qui  touche  le 
coeur.  Mais  revenons  à  notre  sujet. 

Après  vous  avoir  parlé  des  basses  classes  , 
il  faut  que  j'agisse  avec  la  même  franchise  à 
l'égard  des  universités,  et  que  je  vous  pro- 
pose les  corrections  qui  paroîtront  les  plus 
ava  ,4tageuses  et  les  plus  utiles  à  ceux  qui 
voudront  se  donner  la  peine  d'y  bien  réflé- 
chir. Il  ne  faut  pas  croire  que  la  méthode 
qu'emploient  les  professeurs  pour  enseigner 
les  sciences,  soit  indifférente;  s'ils  manquent 
de  clarté  et  de  netteté  ,  leurs  peines  sont 
perdues  5  ils  ont  leur  cours  tout  préparé  d'à- 


94  DE    LA     LITTERATURE 

vance ,  et  ils  s'en  tiennent  là.  Que  ce  cours 
de  leur  science  soit  bien  ou  mal  fait,  per- 
sonne ne  s'en  embarrasse;  aussi  voit -on  le 
peu  d'avantage  qu'on  retire  de  ces  études  j 
bien  peu  d'écoliers  en  sortent  avec  les  con- 
îioissances  qu'ils  en  devroient  rapporter.  Mon 
idée  seroit  donc  de  prescrire  à  chaque  pro- 
fesseur la  règle  qu'il  doit  suivre  en  ensei- 
gnant. En  voici  l'ébauche.Mettons  le  géomètre 
et  le  théologien  de  côté,  parce  qu'il  n'y  a 
rien  à  ajouter  à  l'évidence  du  premier,  et 
qu'il  ne  faut  point  choquer  les  opinions  po- 
pulaires du  dernier.  Je  trouve  d'abord  le 
philosophe.  J'exigerois  qu'il  commençât  son 
cours  par  ime  définition  exacte  de  la  philo- 
sophie y  qu'ensuite  remontant  aux  temps  les 
plus  reculés  il  rapportât  toutes  les  différentes 
opinions  que  les  hommes  ont  eues  selon 
l'ordre  des  temps  où  ont  fleuri  ceux  qui  les 
ont  enseignées.  Il  ne  sufhroit  pas ,  par  exem- 
ple, de  leur  dire  que  les  stoïciens  admettoient 
dans  leur  système  que  les  âmes  humaines 
sont  des  parcelles  de  la  Divinité.  Quelque 
belle  et  sublime  que  soit  cette  idée  ,  le  pro- 
fesseur fera  remarquer  qu'elle  implique  con- 
tradiction ,  parce  que  si  l'homme  étoit  une 
parcelle  de  la  Divinité  ,  il  auroit  des  con- 
noissances  infinies  qu'il  n'a  point  j  parce  que 


ALLEMANDS  g5 

«i  Dieu  étoit  dans  les  hommes ,  il  arriveroit 
à  présent  que  le  Dieu  anglois  se  battioit 
contre  le  Dieu  françois^t  espagnol  ;  que  ces 
diverses  parties  de  la  Divinité  tâcheroient  de 
se  détruire  réciproquement,  et  qu'enfin  tou- 
tes les  scélératesses  ,  tous  les  crimes  que  les 
hommes  commettent  ,  seroient  des  oeuvres 
divines.  Quelle  absurdité  d'admettre  de 
pareilles  horreurs  î  Donc  elles  ne  sont  pas 
vraies.  S'il  touche  au  système  d'Epicûre ,  il 
s'arrêtera  surtout  sur  l'impassibilité  que  ce 
philosophe  attribue  à  ses  dieux,  ce  qui  est 
contraire  à  la  nature  divine  :  il  n'oubliera 
pas  d'insister  sur  l'absurdité  de  la  déclinaison, 
des  atomes  ,  et  sur  tout  ce  qui  répugne  à 
l'exactitude  et  à  la  liaison  du  raisonnement. 
Il  fera  sans  doute  mention  de  la  secte  acata- 
leptique  et  de  la  nécessité  où  les  hommes 
se  trouvent  souvent  de  suspendre  leur  juge- 
ment sur  tant  de  matières  métaphysiques,  où, 
l'analogie  et  l'expérience  ne  sauroient  leur 
prêter  de  hl  pour  se  conduire  dans  ce  laby^ 
rinthe.  Ensuite  il  en  viendra  à  Galilée  ; 
il  exposera  nettement  son  système  ;  il  ne 
manquera  pas  d'appuyer  sur  l'absurdité  du 
clergé  romain  ,  qui  ne  vouloit  pas  que  la 
terre  tournât,  qui  se  révoltait  contre  les  an- 
tipodes ,  et  qui  tout  infaillible  qu'il  çroyoit 


gô  ^        D  E  ' L  A    LITTÉRATURE 

être  5  perdit  cette  fois  au  ir^oins  son  procès 
devant  le  tribunal  de  la  raison.  Viendra 
ensuite  Copernic,  Tycho-Brahé  ,  le  système 
des  tourbillons.  Le  professeur  démontrera  à 
ses  auditeurs  l'impossibilité  du  plein,  qui 
s'opposeroit  à  tout  mouvement ,  il  prouvera, 
évidemment ,  malgré  Descartes  ,  que  les  ani-i 
maux  ne  sont  pas  des  machines.  Ceci  sera 
suivi  de  l'abrégé  du  système  de  Newton  , 
du  vide  qu'il  faut  admettre ,  sans  qu'on  puisse 
dire  si  c'est  une  négation  d'existence ,  ou 
si  ce  vide  est  un  être  à  la  nature  duquel 
nous  ne  pouvons  attacher  aucune  idée  pré- 
cise. Cela  n'empêcherapas  que  le  professeur 
n'instruise  son  auditoire  du  parfait  rapport 
de  ce  système  calculé  par  Newton ,  avec  les 
phénomènes  de  la  nature  ;  et  c'est  ce  qui 
obligea  les  modernes  d'admettre  la  pesan- 
teur, la  gravitation  5  la  force  centripète  et  M 
la  force  cantrifuge  ,  propriétés  occultes  de 
la  nature  inconnues  juscju'à  nos  jours.  Ce 
sera  alors  le  tour  de  Leibnitz  ,  du  système 
des  monades  et  de  celui  de  l'harmonie 
préétablie.  Le  professeur  fera  remarquer  sans 
doute  que  sans  unité  point  de  nombre. 
Donc  il  faut  admettre  des  corps  insécables 
dont  la  matière  soit  composée.  Il  fera  observer 
de  plus  à  son   auditoire  5    qu'idéalement  la 

matière 


allemande;  qf 

matière  peut  se  diviser  à  l'infini  ;  mais  que 
dans  la  pratique  les   premiers  corps ,  pour 
être    trop    déliés  ,    échappent  à  nos  sens  et 
qu'il   faut  de  toute  nécessité   de  premières 
parties  indestructibles ,   qui  servent  de  prin- 
cipes   aux    élémens  ;   car  rien  ne   se  fait  de 
rien ,    et  rien   ne  s'anéantit.    Ce  professeur 
représentera  le  système  de  l'harmonie  prééta- 
blie comme  le  roman  d'un  homme  de  beau- 
coup  de  génie  ;  et  il  ajoutera  sans  doute  que 
la  nature  prend  la  voie  la  plus  courte  pour 
arriver  à  ses    fins  :    il   remarquera  qu'il   ne 
faut    pas    multiplier  les  êtres  sans  nécessité. 
Viendra  ensuite  Spinosa  ,   qu'il  réfutera  sans 
peine  ,   en   employant  les  mêmes  argumens 
dont    il    s'est   servi  contre  les  stoïciens  -,   et 
s'il  prend   ce  système   du  côté  où  il  paroît 
nier    l'existence   du    premier  être  ,  rien  ne 
lui  sera  plus  facile  que  de  le  réduire  en  pou- 
dre ,    surtout   s'il  fait  voir  la  destination  de 
chaque   chose ,   le  but  pour  lequel  elle   est 
faite.  Tout,  même  jusqu'à  la  végétation  d'un 
brin    d'herbe  ,    prouve    la    Divinité  :    et   si 
l'homme  jouit  d'un  degré  d'intelligence  qu'il 
ne  s'est  point  donné  ,  il  faut  y  à  plus  forte 
raison  ,   que  l'être  dont  il  tient  tout ,   ait  un 
esprit   infiniment  plus   profond  et  plus  im- 
mense. Notre  professeur  ne  mettra  pas  Maie-: 
Oeuv.dçFr.lLT.UL  G 


9^  BE     LA     LITTÉRATURE 

branche  tout-à-fait  de  côté.  En  développant 
les  principes  de  ce  savant  père  de  l'oratoire, 
il    montrera    que   les  conséquences    qui   en 
découlent  naturellement ,  ramènent  à  la  doc- 
trine des  stoïciens ,   à  l'ame  universelle  dont 
tous  les    êtres    animés  font  partie.    Si  nous 
voyons  tout  en  Dieu,   si  nos  sensations ,  nos 
pensées  ,  nos  désirs ,  notre  volonté  émanent 
directement  de  ses  opérations  intellectuelles 
sur  nos  organes  ,  nous  ne  devenons  que  des 
machines  mues  par  des  mains  divines.  Dieu 
reste  seul,  et  Thomme  disparoît.  Je  me  flattte 
que   Monsieur  le  professeur  ,   s'il  a  le  sens 
commun,  n'oubliera  pas  le, sage  Loclce,   le 
seul  des  métaphysiciens  qui  ait  sacrifié  l'ima- 
gination au  bon  sens  ,  qui  suive  l'expérience 
autant  qu'elle  peut  le  conduire  ,   et  qui  s'ar- 
rête prudemment  quand  ce  guide  vient  à  lui 
manquer.  Est-il  question  de  Morale  ?  Mon- 
sieur le  professeur    dira   quelques  mots  de 
Socrate  j  il  rendra  justice  à  M^rc-Auréle ,  et 
il   s'étendra  plus  amplement  sur  les  Offices 
de  Cicéron ,  le  meilleur  ouvrage  de  morale 
qu'on  ait  écrit  et  qu'on  puisse  écrire. 

Je  ne  dirai  que  deux  .mots  aux  médecins. 
Ils  doivent  surtout  accoutumer  leurs  élèves 
à  bien  examiner  les  symptômes  des  mala- 
dies ,  pour  en  bien  connoître  le  genre.  Ces 


V 


allemande;  99 

symptômes  sont,  un  pouls  rapide  et  foible, 
un  pouls  fort  et  violent ,  un  pouls  intermit- 
tent,  la  sécheresse  de  la  langue,  les  yeux, 
la  nature  de  la  transpiration  ,  les  sécrétions, 
tant  urines  que  matières  fécales  j  ils  en 
peuvent  tirer  des  inductions  pour  apprécier 
moins  vaguement  le  genre  de  marasme  qui 
cause  la  nïaladie  ;  et  c'est  sur  ces  connois- 
sances  qu'ils  doivent  faire  choix  des  remèdes 
convenables.  Le  professeur  fera  de  plus 
soigneusement  observer  à  ses  écoliers  la  pro- 
digieuse différence  des  tempéramens,  ce 
l'attention  qu'ils  exigent.  Il  promènera  la 
même  maladie  de  tempérament  en  tempé- 
rament ;  il  insistera  principalement  sur  la 
nécessité  d'observer  combien  dans  la  même 
m.aladie  la  médecine  doit  être  proportionnée 
à  la  nature  de  la  constitution  du  patient.  Je 
n'ose  pas  néanmoins  présumer  qu'avec  toutes 
ces  instructions  ces  jeunes  Esculapes  fassent 
des  miracles.  Le  gain  que  le  public  y  fera  , 
c'est  qu'il  y  aura  moins  de  citoyens  de  tués  par 
l'ignorance  ou  par  la  paresse  des  médecins. 
Pour  abréger,  je  passe  sur  la  botanique, 
la  chimie  ,  et  les  expériences  physiques,  afin 
d'entreprendre  Monsieur  le  professeur  en 
droit  5  qui  m'a  la  mine  bien  rébarbative.  Je 
lui  dirai:  Monsieur,  nous  ne  sommes  plus 

G  q 


JOO         I)  E     LA    LITTERATURE 

dans  le  siècle  des  mots ,  nous  sommes  dans 
celui  des  choses.  De  grâce,  pour  l'avantage 
du  public  5  daignez  mettre  un  peu  moins  de 
pédanterie  et  plus  de  bon  sens  dans  les  pro- 
fondes leçons  que  vous  croyez  faire.  Vous 
perdrez  votre  tempâ ,  Monsieur ,  à  enseigner 
un  droit  public  ,  qui  n'est  pas  même  un  droit 
particulier;  que  les  puissans  ne  respectent 
pas  5  et  dont  les  foibies  ne  tirent  aucune 
assistance.  Vous  instruisez  vos  écoliers  des 
lois  de  Minos  ,  de  Solon  ,  de  Lycurgue  , 
des  douze  tables  de  Rome  ,  du  code  de  l'Em- 
pereur Justinien  ;  et  pas  le  mot  ,  ou  peu  de 
chose  des  lois  et  des  coutumes  reçues  dans 
nos  provinces.  Pour  vous  tranquilliser,  nou$ 
vous  permettons  de  croire  que  votre  cervelle 
«est  formée  de  la  quintessence  de  celles  de 
Cujas  et  de  Barthole  fondues  ensemble  ;  mais 
daignez  considérer  que  rien  n'est  plus  pré- 
cieux que  le  temps  ,  et  que  celui  qui  le 
perd  en  phrases  inutiles,  est  un  prodigue  au- 
<iue\  vous  adjugeriez  le  séquestre  si  on  l'ac- 
cusoit  devant  votre  tribunal.  Permettez  donc. 
Monsieur  ,  tout  érudit  que  vous  êtes  ,  qu'un 
ignorant  de  ma  trempe  (si  vous  encouragez 
ma  timidité  )  vous  propose  une  espèce  de 
cours  de  droit  que  vous  pourriez  faire. 
Vous  commencerez  par  prouver  la  nécessité 


^  ALLEMANDE.  lOt' 

des  lois  ,  parce  qu'aucune  société  ne  peut  se 
soutenir  sans  elles.  Vous  montrerez  qu'il  y  en 
a  de  civiles ,  de  criminelles  ,  et  d'autres  qui 
ne  sont  que  de  convention.  Les  premières 
servent  pour  assurer  les  possessions,  soit  pour 
les  dots,  les  douaires,  l»s  contrats  de  vente 
et  d'achat  ;  elles  indiquent  les  principes  qui 
servent  de  règle  pour  décider  des  limites  , 
ainsi  que  pour  éclaircir  des  droits  qui  sont 
en  litige.  Les  lois  criminelles  sont  plutôt  pour 
atterrer  le  crime  que  pour  le  punir;  les  pei- 
nes doivent  être  proportionnées  aux  délits, 
et  les  châtimens  les  plus  doux  doivent  en 
tout  temps  être  préférés  aux  plus  rigoureux. 
Les  lois  de  convention  sont  celles  que  les 
gouvernemens  établissent  pour  favoriser  le 
commerce  ou  l'industrie.  Les  deux  premières 
sortes  de  lois  sont  d'un  genre  stable  ;  les  der- 
nières sont  sujettes  à  des  changemens  ,  par 
des  causes  internes  ou  externes  qui  peuvent 
obliger  d'abolir  les  unes  et  d'en  créer  de 
nouvelles.  Ce  préambule  exposé  avec  toute 
la  netteté  nécessaire  ,  Monsieur  le  professeur, 
sans  consulter  Groftus  ni  Puffendorff ,  aura 
la  bonté  d'analyser  les  lois  de  la  contrée  où 
il  réside  5  il  se  gardera  surtout  de  donner  du 
goût  à  ses  élèves  pour  l'esprit  contentieux; 
au  lieu  d'en    faire  des   embrouilleurs ,  il  en 

G  3 


a  02  DELALITTERx^TURE 

fera  des  débrouilleurs  ;  et  il  emploiera  tous 
ses  soins  à  mettre  de  la  justesse  ,  de  la  clarté 
et  de  la  précision  dans  ses  leçons.  Pour  for- 
mer à  cette  méthode  ses  disciples  dés  leurs 
jeunesse  ,  il  ne  négligera  pas  surtout  de  leur 
inspirer  du  mépris  pour  l'esprit  contentieux 
qui  sophistique  tout,  et  qui  semble  un  ré- 
pertoire inépuisable  de  subtilités  et  de 
chicanes. 

*J-e  m'adresse  à  présent  à  Monsieur  le  pro- 
fesseur d'histoire;  je  lui  propose  pour  mo- 
dèle le  savant  et  célèbre   Thomasius.    Notre 

* 

professeur  gagnera  de  la  réputation  s'il  ap- 
proche de  ce  grand  homme  ;  de  la  gloire,  s'il 
l'égale.  Il  commencera  son  cours  selon  l'or- 
dre  des  temps ,  par  les  histoires  anciennes  ; 
il  finira  par  les  histoires  modernes.  îl  n'omet- 
tra aucun  peuple  dans  cette  suite  des  siècles; 
il  n'oubliera  ni  les  Chinois,  ni  les  Russes  , 
ni  la  Pologne  ,  ni  le  nord  ,  comme  il  est  ar- 
rivé à  Monsieur  Bossuet  dans  son  ouvrage, 
d'ailleurs  très-estimable.  Notre  professeur 
s'appliquera  surtout  à  l'histoire  d'Allemagne, 
comme  la  plus  intéressSnte  pour  les  Alle- 
mands; il  se  gardera  cependant  de  s'enfon- 
cer trop  avant  dans  l'obscurité  des  origines 
sur  lesquelles  les  documens  nous  manquent, 
et  qui  au  demeurant  sont   des  connoissances 


ALLEMANDE.  lo3 

assez  inutiles.  Sans  s'apesantlr  il  parcourra 
le  neuvième,  le  dixième,  le  onzième,  le 
douzième  siècle  ;  il  s'étendra  davantage  sur 
le  treizième  siècle,  où  l'histoire  commence 
à  devenir  plus  intéressante.  En  avançant  il 
entrera  dans  de  plus  grands  détails ,  parce 
que  ces  faits  sont  liés  davantage  à  l'histoire 
de  nos  jours;  il  s'arrêtera  plus  particulière- 
ment sur  les  événemens  qui  ont  eu  des  suites 
que  sur  ceux  qui  sont  morts  sans  postérité  , 
si  j'ose  m'exprimer  ainsi.  Le  professeur  re- 
marquera l'origine  des  droits ,  des  usages  , 
des  lois  ;  il  fera  connoître  à  quelles  occasions 
elles  se  sont  établies  dans  l'Empire.  Il  faut 
qu'il  marque  l'époque  où  les  villes  impéria- 
les devinrent  libres  ,  et  quels  furent  leurs 
privilèges  ,  comment  se  forma  la  Elanse  ou 
la  ligue  des  villes  anséatiques  ;  comment  les 
ëvêques  et  les  abbés  devinrent  souverains;  il 
expliquera  de  son  mieux  comment  les  élec- 
teurs acquirent  le  droit  d'élire  les  empereurs. 
Les  difiérentes  formes  de  l'administration  de 
la  justice  dans  cette  suite  de  siècles,  ne  doi- 
vent pas  être  omises.  Mais  c'est  surtout  depuis 
Charles  Quint  que  Monsieur  le  professeur 
fera  le  plus  d'usage  de  son  discernement  et 
de  son  habileté  :  depuis  cette  époque  tout 
devient  intéressant  et  mémorable.  Il  s'appli- 

G  4 


J04         DE     LA    LITTÉRATURE 

quera  à  débrouiller  de  son  mieux  les  cause» 
des  grands  événemens  -,  indifférent  pour  les 
personnes  ,  il  louera  les  belles  actions  de 
ceux  qui  se  sont  illustrés,  et  il  blâmera  les 
fautes  de  ceux  qui  en  ont  commis.  Voici 
enfin  les  troubles  de  la  religion  qui  commen- 
cent; le  professeur  traitera  cette  partie  en 
philosophe.  Viennent  ensuite  les  guerres 
auxquelles  ces  troubles  donnèrent  lieu  ;  ces 
grands  intérêts  seront  traités  avec  la  dignité 
quileur  convient.  La  Suède  prendparti contre 
l'Empereur;  le  professeur  dira  ce  qui  donna 
lieu  à  Gustave  Adolphe  de  se  transporter  en 
Allemagne ,  et  quelles  raisons  eut  la  France 
de  se  déclarer  pour  la  Suéde,  et  pour  la 
cause  protestante  ;  mais  le  professeur  ne  ré- 
pétera pas  les  vieux  mensonges  que  de  trop 
crédules  historiens  ont  répandus.  Il  ne  dira 
point  que  Gustave  Adolphe  a  été  tué  par 
un  prince  ailemand  qui  servoit  dans  son  ar- 
,  mée,  parce  que  cela  n'est  ni  vrai,  ni  prouvé, 
ni  vraisemblable.  La  paix  de  Westphalie  exi- 
gera un  détail  plus  circonstancié,  parce  qu'elle 
est  devenue  la  base  des  libertés  germaniques  , 
une  loi  qui  restreint  l'ambition  impériale 
dans  ses  justes  bornes ,  sur  laquelle  notre 
constitution  présente  est  fondé£.  Le  profes- 
seur rapportera  ensuite  ce  qui  s'est  passé  sous 


A  LL  E  M  A  N  D  r=  îo5 

les  règnes  des  Empereurs  Léopold,  Joseph 
et  Charles  VI.  Ce  vaste  champ  lui  fournit  de 
quoi  exercer  son  érudition  et  son  génie  ,  sur- 
tout s'il  ne  néglige  rien  d'essentiel;  et  il 
n'oubliera  pas ,  après  avoir  exposé  tous  les 
faits  mémorables  de  chaque  siècle  ,  de  ren- 
dre compte  des  opinions  reçues  ,  et  des  hom- 
mes qui  se  sont  le  plus  distingués  par  leurs 
talens  ,•  par  leurs  découvertes ,  ou  par  leurs 
ouvrages;  et  il  aura  soin  de  ne  pas  omettre 
les  étranges  contemporains  des  Allemands 
dont  il  parle.  Je  crois  qu'après  avoir  ainsi 
parcouru  l'histoire  ,  peuple  après  peuple,  on 
rendroit  service  aux  étudians  si  l'on  rassem- 
bloit  toutes  ces  matières  et  qu'on  les  leur 
représentât  dans  un  tableau  général.  C'est 
surtout  dans  un  tel  ouvrage  que  l'ordre 
chronologique  seroit  nécessaire,  pour  ne  pas 
confondre  les  temps ,  et  pour  apprendre  à 
placer  chaque  fait  important  selon  l'ordre 
qu'il  doit  occuper  ;  les  contemporains  à  côté 
des  contemporains  ;  et  pour  que  la  mémoire 
fût  moins  chargée  de  dates ,  il  seroit  bon  de 
fixer  les  époques  où  les  révolutions  les  plus 
importantes  sont  arrivées  :  ce  sont  autant  de 
points  d'appui  pour  la  mémoire  ,  qui  se  re- 
tiennent facilement ,  et  qui  empêchent  que 
cet  immense  chaos  d'histoires  ne  brouille  la 

G  5 


30.6         DE    LA    LITTÉRATURE 

tête  des  jeunes  gens.  Un  cours  d'histoire,  tel 
que  je  le  propose^  doit  être  bien  digéré , 
profondément  pensé,  et  purgé  de  toute  mi- 
nutie. Ce  n'est  ni  le  Theatrum  Europaewriy 
ni  l'histoire  des  Germains  de  Monsieur  de 
Bunau ,  que  le  professeur  doit  consulter  ; 
j'aimerois  mieux  l'adresser  aux'cahiers  deTho- 
masiîîs ,  s'il  s'en  trouve  encore.  Quel  spec- 
tacle phis  intéressant,  plus  instructif  et  plus 
nécessaire  pour  un  jeune  homme  qui  doit 
entrer  dans  le  monde  ,  que  de  passer  cette 
suite  de  viQissitudes  qui  ont  changé  si  souvent 
la  face  de  l'univers."  Où  apprendra-t-il  mieux 
à  cpnnoître  le  néant  des  choses  humaines, 
qu'en  se  promenant  sur  les  ruines  des  royau- 
mes et  des  plus  vastes  empires  ?  Mais  dans 
cet  amas  de  crimes  qu'on  lui  fait  passer  de- 
vant les  yeux,  quel  plaisir  pour  lui  de  trou- 
ver de  loin  à  loin  de  ces  âmes  vertueuses  et 
divines  qui  semblent  demander  grâce  pour 
la  perversité  de  l'espèce?  Ce  sont-là  les 
modèles  qu'il  doit  suivre.  Il  a  vu  une  foule 
d'hommes  heureux  environnés  d'adulateurs; 
la  mort  frappe  l'idole  ,  les  flatteurs  s'enfuient, 
la  vérité  paroît,  et  les  cris  de  l'exécration 
publique  étouffent  la  voix  des  panégyristes. 
Je  me  flatte  que  le  professeur  aura  assez  de 
sens  pour  marquer  à  ses  disciples  les  bornes 


ALLEMAND  E.  107 

qui  distinguent  une  noble  émulation  d'avec 
celles  d'une  ambition  démesurée  ,  et  qu'il 
les  fera  réfléchir  sur  tant  de  passions  funes- 
tes qui  ont  entraîné  les  malheurs  des  plus 
vastes  Etats  ;  il  leur  prouvera  par  cent  ex- 
emples que  les  bonnes  moeurs  ont  été  les 
vraies  gardiennes  des  empires,  ainsi  cjueleur 
corruption,  l'introduction  du  luxe,  et  l'amour 
déinesuré  des  richesses,  ont  été  de  tout  temps 
les  précurseurs  de  leur  chute.  Si  Monsieur  le 
professeur  suit  le  plan  que  je  propose,  il  ne 
se  bornera  pas  à  entasser  des  faits  dans  la 
mémoire  de  ses  écoliers;  mais  il  travaillera  à 
former  leur  jugement,  à  rectifier  leur  façon 
de  penser,  et  surtout  à  leur  inspirer  de 
l'amour  pour  la  vertu;  ce  qui,  selon  moi, 
est  préférable  à  toutes  les  connoissances  in- 
digestes  dont    on   farcit    la  tête    des  jeunes 

O,  J 

gens. 

Il  résulte  en  général  de  tout  ce  que  je  viens 
de  vous  exposer,  que  l'on  devroit  s'appliquer 
avez  zèle  et  avec  empressement  à  traduire 
dans  notre  langue  tous  les  auteurs  classiques 
des  langues  anciennes  et  modernes  ;  ce  qui 
nous  procureroit  le  double  avantage  de  for- 
mer notre  idiome  et  de  rendre  les  connois- 
sances plus  universelles.  En  naturalisant  tous 
les  bons  auteurs  ,  ils  nous  apporteroient  des 


3o8  iDE     XA    LITTÉRATURE 

idées  neuves,  et  nous  enrichiroient  de  leur 
diction ,  de  leurs  grâces  ,  et  de  leurs  agré- 
mens  :  et  combien  de  connoissances  le  pu- 
blic n'y  gagneroit  -  il  pas?  De  vingt  -  six 
millions  d'habitans  qu'on  donne  à  l'Alle- 
magne, je  ne  crois  pas  que  cent  mille  sachent 
bien  le  latin,  surtout  si  vous  décomptez  cet 
amas  de  prêtres  ou  de  moines  qui  savent  à 
peine  autant  de  latin  qu'il  en  faut  pour  en- 
tendre tant  bien  que  mal  la  syntaxe.  Or  voilà 
donc  vingt-cinq  millions  neuf  cent  mille  âmes 
exclues  de  toutes  connoissances,  parce  qu'el- 
les ne  sauroient  les  acquérir  dans  la  langue 
vulgaire.  Quel  changement  plus  avantageux 
pourroit  donc  nous  arriver  que  celui  de  ren- 
dre ces  lumières  plus  communes  en  les  ré- 
pandant partout  ?  Le  gentilhomme  qui  passe 
sa  vie  à  la  campagne  ,  feroit  un  choix  de  lec- 
tures qui  lui  seroient  convenables  ,  il  s'ins- 
truiroit  en  s'amusant  ;  le  gros  bourgeois  en 
deviendroit  moins  rustre  ;  les  gens  désoeu- 
vrés y  trouveroient  une  ressource  contre 
rennui';  le  ^oût  des  belles  lettres  deviendroit 
général,  etilrépandroit  sur  la  société  l'amé- 
nité, la  douceur  ,  les  grâces,  et  des  ressour- 
ces inépuisables  pour  la  conversation.  De  ce 
frottement  des  esprits  résulteroit  ce  tact  fin  , 
le  bon  goût  qui  par  un  discernement  prompt 


ALLEMANDE.  I09 

saisit  le  beau,  rejette  le  médiocre  et  dé- 
daigne le  mauvais.  Le  public  ,  devenu  ainsi 
ju^e  éclairé  5  obligeroit  les  auteurs  nouveaux 
à  travailler  leurs  ouvrages  avec  plus  d'assi- 
duité et  de  soin,  et  à  ne  les  donner  au 
jour  qu'après  les  avoir  bieil  limés  et  repolis. 

La  marche  que  j'indique  n'est  point  née 
dans  mon  imas^ination  ;  c'est  celle  de  tous 
les  peuples  qui  se  sont  policés;  il  n'y  en  a 
pas  d'autre.  Plus  ]e  goût  des  lettres  gagnera, 
plus  il  y  aura  de  distinction  et  de  fortune  à 
attendre  pour  ceux  qui  les  cultivent  supé- 
rieurement; plus  l'exemple  de  ceux-là  en 
animera  d'*autres.  L'Allemagne  produit  des 
hommes  à  recherches  laborieuses  ,  des  phi- 
losophes, des  génies  5  et  tout  ce  que  l'on 
peut  désirer  ;  il  ne  faut  qu'un  Prométhée  qui 
dérobe  le  feu  céleste  pour  les  animer. 

Le  sol  qui  a  produit  le  fameux  Des  Vignes, 
Chancelier  du  malheureux  Empereur  Frédé- 
ric II,  celui  où  sont  nés  ceux  qui  écrivirent 
les  Lettres  des  hommes  obscurs  ,  (  bien  supé- 
rieurs à  leur  siècle,)  qui  sont  les  modèles 
de  Rabelais  ;  le  sol  qui  a  produit  le  fameux 
Erasme  dont  l'Eloge  de  la  folie  pétille  d'es- 
prit ,  et  qui  vaudroit  encore  mieux,  si  l'on 
en  retranchoit  quelques  platitudes  monacales 
qui  ge  ressentent  du  mauvais  goût  du  temps; 


1  lO  DE     LA     LITTERATURE 

le  pays  qui  a  vu  naître  un  Méianclithon  aussi 
sage  qu'érudit;  le  sol,  dis-je  ,  qui  a  produit 
ces  grands  hommes  n'est  point  épuisé,  et  on 
en  feroit  éclore  bien  d'autres.  Que  de  grands 
hommes  n'ajouterois  -  je  pas  à  ceux-ci?  Je 
compte  hardiment  au  nombre  des  nôtres  Co- 
pernic,  qui  par  ses  calculs  rectifia  le  système 
planétaire  ,  et  prouva  ce  que  Ptolomée  a  osé 
avancer  quelques  milliers-  d'années  avant  lui; 
tandis  qu'un  moine  d'un  autre  côté  de  l'Al- 
lemagne découvrit  par  ses  opérations  chimi- 
ques les  étonnans  effets  de  l'explosion  de  la 
poudre;  qu'un  autre  inventa  l'imprimerie  , 
art  heureux  qui  perpétue  les  bons  livres, 
et  met  le  public  en  état  d'acquérir  des 
connoissances  à  peu  de  frais  ;  un  Otto 
Guérike ,  esprit  inventif,  auquel  nous  de- 
vons la  pompe  pneumatique.  Je  n'oublierai 
certainement  pas  le  célèbre  Leibnitz ,  qui 
a  rempli  l'Europe  de  son  nom  -,  si  son 
imagination  l'a  entraîné  dans  quelques  vi- 
sions systématiques  ,  il  faut  toutefois  avouer 
que  ses  écarts  sont  ceux  d'un  grand  génie. 
Je  pourrois  grossir  cette  liste  des  noms  de 
Thomasius  ,  de  Bilhnger ,  de  Hailer,  et  de 
bien  d'autres;  mais  le  tem^ps  présent  m'im- 
pose silence.  L'élocre  des  uns  humilieroit 
l'amour  propre  des  autres» 


ALLEMANDE.  lll 

Je  prévois  qu'on  m'objectera  peut-être 
que  pendant  les  guerres  d'Italie  on  a  vu 
fleurir  Pic  de  la  Mirandole.  J'en  conviens  ; 
mais  il  n'étoit  que  savant.  On  ajoutera,  que 
pendant  que  Cromwel  bouleversoit  sa  patrie 
et  faisoit  décapiter  son  Roi  sur  un  échafaud  , 
Toland  publioit  son  Léviathan  ;  et  peu  après 
lui  Miltonmit  eij  lumière  son  Paradis  perdu; 
que  même  du  temps  de  la  Reine  Elisabeth 
le  Chancelier  Bacon  avoit  déjà  éclairé  l'Eu- 
rope et  s'étoit  rendu  l'oracle  de  la  philoso- 
phie 5  en  indiquant  les  découvertes  à  faire, 
et  en  montrant  le  chemin  qu'il  falloit  suivre 
pour  y  parvenir  j  que  pendant  les  guerres  de 
Louis  XÎV  les  bons  auteurs  en  tout  genre 
illustrèrent  la  France  :  pourquoi  donc  ,  dira- 
t-on  ,  nos  guerres  d'Allemagne  auroient-elles 
été  plus  funestes  aux  lettres  que  celles  de 
nos  voisins  ?  lime  sera  aisé  devons  répondre. 
En  Italie  les  lettres  n'ont  véritablement  fleuri 
que  sous  la  protection  de  Laurent  de  Médicis, 
du  Pape  Léon  X  ,  et  de  la  maison  d'Est.  Il 
y  eut  dans  ces  temps  quelques  guerres  pas- 
sagères 5  mais  non  destructives  -,  et  l'Italie, 
jalouse  de  la  gloire  que  devoit  lui  procurée 
la  renaissance  des  beaux  arts  ,  les  encoura- 
geoit  autant  que  ses  forces  le  permettoient. 
En  Angleterre  la  politique  soutenue  du  fana- 


tia  DE   LA   LITTERATURE 

tisme  de  Cromvel  n'en  vouloir  qu'au  trône  ; 
cruel  envers  son  Roi,  il  gouverna  sagement 
sa  nation  ;  aussi  le  commerce  de  cette  île  ne 
fut -il  jamais  plus  florissant  que  sous  son 
protectorat.  Ainsi  le  Béhémoth  ne  peut  se 
regarder  que  comme  un  libelle  départi.  Le 
Paradis  de  Milton  vaut  mieux  sans  doute  : 
ce  poëte  étoit  un  homme  d'une  imagination 
forte  5  qui  avoit  pris  le  sujet  de  son  poëme 
dans  une  de  ces  farces  religieuses  qu'on  jouoit 
encore  de  son  temps  en  Italie  ,  et  il  faut 
remarquer  sur  tout  qu'alors  l'Angleterre  étoit 
paisible  et  opulente.  Le  Chancelier  Bacon, 
qui  s'illustra  sous  la  Reine  Elisabeth ,  vivoit 
dans  une  cour  polie;  il  avoit  les  yeux  péné- 
trans  de  l'aigle  de  Jupiter  pour  scruter  les 
sciences ,  et  la  sagesse  de  Minerve  pour  les 
digérer.  Le  génie  de  Bacon  est  comme  ces 
phénomènes  qu'on  voit  paroître  de  loin  à 
loin  ,  et  qui  font  autant  d'honneur  à  lelir  J 
siéle  qu'à  l'esprit  humain.  En  France  le  mi- 
nistère du  Cardinal  de  Richelieu  avoit  pré- 
paré le  beau  siècle  de  Louis  XIV.  Les 
lumières  commençoient  à  se  répandre;  la 
guerre  de  la  Fronde  n'étoit  qu'un  jeu  d'en-  j 
faut.  Louis  XIV ,  avide  de  toute  sorte  de  ] 
gloire  ,  voulut  que  sa  nation  fût  la  première 
pour  la  littérature  et  le  bon  goût,  comme 


ALLEMANDE.  Il3 

en  puissance,  en  conquêtes,  en  politique 
et  en  commerce.  Il  porta  ses  armes  victo-» 
rieuses  dans  les  pays  ennemis.  La  France  sei 
glorifioit  des  succès  de  son  monarque,  sans 
se  ressentir  des  ravages  de  la  guerre.  Il  étoit 
donc  naturel  que  les  Muses  ,  qui  se  com- 
plaisent dans  le  repos  et  dans  l'abondance,^ 
se  fixassent  dans  son  royaume.  Mais  ce  que 
vous  devez  remarquer  surtout ,  Monsieur, 
c'est  qu'en  Italie  ,  en  Angleterre ,  en  France;^ 
les  premiers  hommes  de  lettres  et  leurs  suc- 
cesseurs écrivirent  dans  leur  propre  langue J 
Le  public  dévoroit  ces  ouvrages  ,  et  les  con-^ 
noissances  se  répandoient  généraiement  sur 
toute  la  nation.  Chez  nous  ,  c'étoit  toute 
autre  chose.  Nos  querelles  de  religion  noua 
fournirent  quelques  ergoteurs  ,  qui  discutant 
obscurément  des  matières  inintelligibles  ^ 
soutenoient ,  combattoient  les  mêmes  argu- 
mens  ,  et  mêloientles  injures  aux  sophismes*' 
Nos  premiers  savans  furent ,  comme  partout^ 
des  hommes  qui  entassoient  faits  sur  faits 
dans  leur  mémoire  ,  des  pédans  sans  juge- 
ment, des  Lipsius,  des  Freinshémius ,  des 
Gronovius  ,  des  Graevius  ,  pesans  restaura- 
teurs de  quelques  phrases  obscures  qui 
se  trouvoient  dans  les  anciens  manuscrits. 
Cela  pouvoit  être  utile  jusqu'à  un  certain 
Oeuv.deFr.Jl  T.IIL  H 


IT4         3DE    LA    LITTÏRATURE 

point,  mais  il  ne  falloit  pas  attacher  toute 
son  application  à  des  vétilles  minutieuses  ,* 
par  conséquent  peu  importantes.  Ce  qu'il 
y  eut  de  plus  fâcheux,  c'est  que  la  vanité 
pédantesque  de  ces  Messieurs  aspiroit  aux 
applaudissemens  de  toute  l'Europe  :  en  partie 
pour  faire  parade  de  leur  belle  latinité  ,  en 
partie  pour  être  admirés  des  pédans  étran- 
gers ,  ils  n'écrivoient  cju'en  latin;  de  sorte 
que  leurs  ouvrages  étoient  perdus  pour 
presque  toute  l'Allemagne.  De  là  il  résulta 
deux  inconvéniens  :  l'un  que  la  langue  alle- 
mande n'étant  point  cultivée  ,  demeura 
chargée  de  son  ancienne  rouille;  et  l'autre,  1 
que  la  masse  de  la  nation  ,  qui  ne  savoit 
pas  le  latin ,  ne  pouvant  s'instruire  ,  faute 
d'entendre  une  langue  morte  ,  continua  de 
croupir  dans  la  plus  crasse  ignorance.  Voilà 
des  vérités  auxquelles  personne  ne  pourra 
jépondre.  Que  Messieurs  les  savans  se 
souviennent  quelquefois  que  les  sciences 
sont  les  alimens  de  l'ame;  la  mémoire  les 
reçoit  comme  l'estomac  ,  mais  elles  causent 
des  indigestions  ,  si  le  jugement  ne  les  di- 
gère. Si  nos  connaissances  sont  des  trésors,, 
il  faut  5  non  pas  les  enfi:)uir  ,  mais  les  faire 
profiter  en  les  répandant  généralement  dans 
une  langue  entendue  par  tous  nos  concitoyen». 


ALLEMANDE.  Il5 

Ce  n'est  que  depuis  peu  quelesgensde 
lettres  ont  pris  la  hardiesse  d'écrire  dans 
WL  leur  langue  maternelle  ,  et  qu'ils  ne  rou- 
gissent plus  d'être  Allemands.  Vous  savez 
qu'il  n'y  a  pas  long-temps  qu'a  paru  le  pre- 
mier dictionnaire  de  la  langue  allemande 
qu'on  ait  connu;  je  rougis  de  ce  qu'un 
ouvrage  aussi  utile  ne  m'a  pas  devancé.d'un 
siècle  ;  cependant  on  commence  à  s'aper- 
cevoir qu'il  se  prépare  un  changement  dans 
les  esprits  ;  la  gloire  nationale  se  fait  enten- 
dre 5  on  ambitionne  de  se  mettre  de  niveau 
avec  ses  voisins  ,  et  l'on  veut  se  frayer  des 
routes  au  Parnasse  ,  ainsi  qu'au  temple  de 
mémoire  ;  ceux  qui  ont  le  tact  fin  le  remar- 
quent déjà.  Qu'on  traduise  donc  dans  notre 
langue  les  ouvrages  classiques  anciens  et  mo- 
dernes. Si  nous  voulons  que  l'argent  circule 
chez  nous  ,  répandons-le  dans  le  public  ,  en 
rendant  communes  les  sciences  qui  étoient 
si  rares  autrefois. 

Enhn  ,  pour  ne  rien  omettre  de  ce  qui 
a  retardé  nos  progrès,  j'ajouterai  le  peu 
d'usage  que  l'on  a  fait  de  l'allemand  dans 
la  plupart  des  cours  d'Allemagne.  Sous  le 
règne  de  l'Empereur  Joseph  on  ne  parloit  à 
Vienne  qu'italien;  l'espagnol  prévalut  sous 
Charles  VI 5  et  durant  l'empire  de  François  I, 


1 1  5  DE     L  A     L  I  T  T  É  R  A  T  U  R  E 

né  Lorrain  ,  le  françois  se  parloit  à  sa  cour 
plus    familièrement    que    l'allemand  :    il  en 
étoit   de    même  dans  les   cours    électorales. 
Quelle   pouvoit    en  être  la  raison  ?  Je  votis 
le  répète  5   Monsieur,   c'est   que  l'espagnol, 
l'italien   et   le    françois    étoient  des  langues 
fixées  ,   et  la  nôtre   ne  l' étoit  pas.  Mais  con- 
solons-nous ;   la  même  chose  est  arrivée  en 
France.  Sous  François  I,  Charles IX,  Henri  III, 
dans  les  bonnes  compagnies   on  parloit  plus 
l'espagnol   et  l'italien  que  le  françois  ;   et  la 
langue   nationale    ne  fut  en  vogue  qu'après 
qu'elle    devint   polie ,    claire ,    élégante ,   et 
qu'une  infinité   de  livres  classiques  l'eurent 
embellie  de  leurs  expressions  pittoresques , 
et   en  eurent  aussi  fixé  la  marche  grammati- 
cale.  Sous  le  règne  de  Louis  XIV  le  françois 
se  répandit   dans  toute  l'Europe  ,   et  cela  en 
partie    pour   l'amour   des  bons   auteurs  qui 
florissoient    alors ,    même   pour  les  bonnes 
traducions    des    anciens    qu'on   y  trouvoit. 
Et  maintenant  cette  langue  est  devenue  un 
passe-partout  qui  vous  introduit  dans  toutes 
les     maisons     et     dans     toutes     les     villes. 
Voyagez    de    Lisbonne    à    Pétersbourg ,    et 
de    Stockholm  à  Naples  en  parlant  le  fran- 
çois ,    vous    vous    faites    entendre   par-tout. 
Par    ce    seul    idiome    vous    vous    épargnez 


ALLEMAND  Ev  ÏI7 

quantité  de  langues  qu'il  vous  faudroit  savoir, 
qui  surchargeroient  votre  mémoire  de  mots, 
à  la  place  desquels  vous  pouvez  la  remplir 
de  choses  ,   ce  qui  est  bien  préférable. 

Voilà  ,  Monsieiu' ,  les  différentes  entraves 
qui  nous  ont  empêcJiés  d'aller  aussi  vite 
que  nos  voisins  ;  toutefois  ceux  qui  viennent 
les  derniers ,  surpassent  cjuelquefois  leurs 
prédécesseurs  :  cela  pourra  nous  arriver  plus 
promptement  qu'on  ne  le  croit,  si  les  sou- 
verains prennent  du  goût  pour  les  lettres; 
s'ils  en^uragent  ceux  qui  s'y  appliquent , 
en  louant  et  récompensant  ceux  qui  ont  1© 
mieux  réussi  :  que  nous  ayons  des  Médicis, 
et  nous  verrons  éclore  des  génies.  Des  Au- 
gustes feront  des  Virgiles.  Nous  aurons  nos 
auteurs  classiques  ;  chacun  ,  pour  en  pro- 
fiter ,  voudra  les  lire  ;  nos  voisins  appren- 
dront l'allemand  .  les  cours  le  parleront  avec 
délice;  et  il  pourra  arriver  que  notre  langue 
polie  et  perfectionnée  s'étende  en  faveur 
de  nos  bons  écrivains  d'un  bout  de  l'Europe 
à  l'autre.  Ces  beaux  jours  de  notre  littéra- 
ture ne  sont  pas  encore  venus  ;  mais  ils 
s'approchent.  Je  vous  les  annonce  ,  ils  vont 
paroître  :  je  ne  les  verrai  pas ,  mon  âge 
m'en  interdit  l'espérance.  Je  suis  comme 
Moyse  ;   je   vojs   de    loin  la  terre  promise, 

II  3 


Il8    DE   LA  LITTÉRATURE  ALLEMANDE. 

mais  je  n'y  entrerai  pas.  Passez-moi  cette 
comparaison.  Je  laisse  Moyse  pour  ce  qu'il 
est  5  et  ne  veux  point  du  tout  me  mettre 
en  parallèle  avec  lui  ;  et  pour  les  beaux 
jours  de  la  littérature  ,  que  nous  attendons, 
ils  valent  mieux  que  les  rochers  pelés  et 
arides  de  la  stérile  Idumée. 


#•'  •• 


ÉLOGES. 


ikannBHMm 


ÉLOGE 


DE    JORDAN. 


c 


H  ARLES  Etienne  Jordan  naquit 
à  Berlin  le  q7  Août  1700,  d'une  bonne  fa- 
mille bourgeoise  ,  originaire  du  Dauphiné. 
Son  père  ,  qui  avoit  quitté  sa  patrie  pour 
la  religion  ,  conservoit  ce  zèle  ardent  y  qui 
occupé  entièrement  à  satisfaire  le  Ciel,  ne  juge 
pas  toujours  avec  impartialité  et  justesse  des 
affaires  de  ce  monde.  Il  avoit  destiné  les 
trois  aînés  de  ses  fils  au  négoce  ,  et  il  voua 
le  cadet  à  l'église  ,  sans  consulter  son  incli- 
nation ni  ses  talens. 

Le  jeune  Jordan  avoit  une  passion  pour 
les  lettres  et  pour  l'étude  :  il  dévoroit  avec 

H  5 


ÏQ2  ÉLOGE 

avidité  tous  les  livres  qui  lui  tomb oient 
entre  les  mains  ;  suivant  ce  penchant  ir- 
résistible avec  lequel  la  nature  marque  les 
génies  ,  chacun  à  un  coin  particulier.  Son 
père  y  fut  trompé  ^  et  crut^que  qui  dit  un 
homme  de  lettres ,  dit  un  ministre  ou  un 
théologien*  Il  envoya  son  fils  étudier  à  Mag- 
debourg  y  sous  la  direction  de  son  oncle  , 
qui  étoit  prêtre  en  cette  ville.  L'année  1719 
il  se  rendit  à  Genève  ,  où  il  fréquenta  les 
plus  habiles  professeurs  en  philosophie  ,,' 
fen  éloquence  et  en  théologie.  Après  qu'il 
se  fut  approprié  les  trésors  de  Genève,  s'il 
m'est  permis  de  m'exprimer  ainsi ,  il  vola 
à  Lausanne  ,  pour  y  puiser  de  nouvelles 
connoissances  dans  de  nouvelles  sources. 

De  retour  à  Berlin  en  1721  il  fut  connu 
de  Monsieur  la  Croze  ,  qui  l'instruisit  par 
amitié  tant  dans  les  langues  que  dans  les 
lettres.  Il  continua  ensuite  ses  études  en 
théologie  ,  par  déférence  aux  volontés  de 
son  père  j  et  après  avoir  passé  par  les  de- 
grès  qui  précèdent  le  ministère,  il  fut  re- 
vêtu de  ce  caractère  en  i7q5.  On  lui  confia* 
la  conduite  de  la  petite  église  de  Potzlow, 
village  situé   dans  une  des  Marches. 

La  jeunesse  de  Monsieur  Jordan  ,  la  viva- 
cité saillante    de   son    esprit ,  et  sa  passion 


DE      J    O    R    D    A    Kw  1q5 

pour  un  genre  d'étude  tout  différent  de  la 
théologie  y  lui  firent  sentir  la  grandeur  du 
sacrifice  qu'il  faisoit  à  son  père.  Pour  l'en, 
consoler  ,  on  le  passa  du  village  où  il  étoit, 
à  Prenzlow  en  1727.  Prenzlow  étoit  une 
sphère  bien  étroite  pour  Mr.  Jordan.  C'étoit 
un  genêt  d'Espagne  devant  le  soc  d'une 
charrue.  Son  application  et  l'étendue  de  sa 
mémoire  l'avoient  mis  en  peu  de  temps  au 
bout  de  sa  bibliothèque.  \]n  homme  de  son 
âge  ne  pouvoit  ni  ne  devoit  se  restreindre 
à  ne  converser  qu'avec  des  morts  ;  il  devoit 
goûter  la  société  des  vivans.  C4'est  ce  qui 
l'engagea  à  épouser  une  personne  dans  la- 
quelle il  rencontroit  les  talens  si  rares  de  la 
beauté  ,  de  l'esprit  et  de  la  sagesse.  C'étoit 
Susanne  Perrault  ,  avec  laquelle  il  eut  deux 
filles  pendant  les  cinq  années  de  leur  mariage. 
Ce  même  esprit  qui  donne  le  goût  des 
sciences ,  porte  ceux  qui  l'ont  à  remplir 
exactement  leur  devoir.  Plus  le  jugement 
est  sûr,  les  idées  claires,  le  raisonnement 
conséquent  ;  plus  l'homme  est  porté  à  s'ac- 
quitter sans  reproche  de  l'emploi ,  quel  qu'il 
soit  5  qu'il  doit  remplir.  Monsieur  Jordan 
agit  ainsi.  Y  avoit-il  quelque  mésintilligence 
dans  le  troupeau  dont  il  étoit  pasteur  ? 
C'étoit  lui  qui  portoit  les  paroles  de  paix  et 


124  ELOGE 

qui  travailloit  avec  une  activité  infatigable  à 
réconcilier  les  esprits.  Y  avoit-il  des  person- 
nes affligées  ?  C'étoit  Monsieur  Jordan  qui 
les  consoloit,  qui  abandonnoit  son  étude, 
sa  femme  et  tout  ce  qu'il  avoit  de  plus  cher, 
pour  rendre  le  repos  et  la  tranquillité  d'ame 
à  ceux  qu'une  affliction  immodérée  et  le  peu 
de  forces  qu'ils  avoient  sur  eux-mêmes  en 
avoient  privés.  Y  avoit-il  quelques  malades 
ou  quelques  mourans  ,  fussent^ils  même  de 
cette  classe  d'hommes  méprisée  par  l'avilis- 
sement des  emplois  dans  lesquels  elle  vit? 
C'étoit  encore  Monsieurjordan  dont  le  coeur 
compatissant  et  tendre  assistoit  dans  leurs 
dernières  heures  ces  personnes  ,  qui  sans 
lui  auroient  souffert  sans  secours  et  seroient 
mortes    sans    consolation. 

Un  caractère  si  serviable  ,  cette  bonté  de 
coeur  qui^ne  se  démentoit  jamais  ,  ce  fonds 
de  charité  inépuisable  ,  en  un  mot  toutes 
les  bonnes  qualités  de  Monsieur  Jordan  le 
firent  aimer  et  respecter  de  tous  ces  François 
que  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes  avoit 
établis  à  Prenzlow.  S'il  prit  part  à  leur  af- 
fliction et  à  leur  malheur,  ils  furent  égale- 
ment sensibles  ,à  la  mort  de  sa  femme  ,  qu  il 
perdit  au  mois  de  Mars  de  l'année  1732^ 
La  vivacité  de  son  tempérament,  et  la  force 


D    E      J    O    R   D    A    N.  125 

lavec  laquelle  les  passions  régnent  dans  l'ame 
de  la  jeunesse  ,  ne  permirent  point  à  Mon- 
-sieur  Jordan  de  souiTrir  cette  perte  avec  une 
constance  stoïque  :  vrai  portrait  de  la  fra- 
gilité humaine  ,  qui  nous  permet  de  triom- 
pher par  nos  raisons  de  la  foiblesse  des  autres, 
mais  qui  nous 'laisse  tom.ber  les  armes  des 
mains  qaand  il  s'agit  de  nous-mêmes.  Le 
chagrin  et  la  douleur  le  rougeoient.  Sa  santé 
en  fut  altérée  si  considérablem.ent ,  qu'il  eut 
des  attaques  réitérées  de  crachement  de  sang, 
qui  manquèrent  de  le  rejoindre  dans  le  tom- 
beau aux  cendres  de  son  épouse.  Sa  maladie 
dégénéra  en  mélancolie  ,  et  il  prit  ce  prétexte 
pour  quitter  les  emplois  du  ministère  et  pour 
venir  goûter  à  Berlin  les  douceurs  de  l'étude 
et  du  repos. 

Dans  les  chagrins  qui  proviennent  de 
la  tendresse  ,  l'affliction  est  d'autant  plus 
opiniâtre  ,  qu'elle  se  croit  autorisée  par  un 
motif  de  vertu.  Tout  ce  qui  rappelle  les 
pertes  que  l'on  a  faites,  r'ouvre  ces  plaies, 
en  y  enfonçant  le  poignard  de  la  mélancolie, 
guidé  des  mains  de  la  constance  et  de  la 
fidélité  :  les  distractions  et  le  temps  ont  seuls 
le  droit  de  guérir. 

Ces  considérations  ,  jointes  aux  instances 


t<26  ÉLOGE 

de  ses  parens  ,  déterminèrent  Monsieur  Jor-- 
dan  à  faire  le  voyage  de  France,   d'Angle- 
terre et  de  Hollande.  Il  ne  s'y  attacha  point 
à  se  donner  le  spectacle  de  la  scène  mobile 
du  monde.  Son  esprit,  porté  à  la  philoso- 
phie et  à  l'étude,    lui  fît  tourner  ce  voyage 
entièrement  du  côté  de  la  littérature.  Il  ne 
se  borna  point  à  voir  des  palais,  à  contem- 
pler des  édifices ,  à  se  rendre  spectateur  de 
diverses  cérémonies  d'une  pratique  différente 
de  celle  de  son   pays  :   unique   fruit  que   la 
légèreté  et  le  peu  de  discernement  de  la  plus 
grande  partie  de  la  jeunesse  recueille  de  ses 
voyages.   Car  en  effet,   quel  usage  peut- on 
tirer  de  l'inspection  locale  de  ces   ouvrages 
qui  sont  le  produit  de  l'opulence  et  souvent 
de  la  prodigalité  ?  Il  ne  se  fixa  qu'à  connoître 
ces    grands    hommes    dont    l'esprit  étendu , 
l'élévation  du  génie  et  l'érudition  font  l'hon- 
neur de  leur  patrie  et  de   leur  siècle.    Je  ne 
vous  tracerai  point  les  noms  des  Grawesend^ 
des  Musschenbroek  ,  des  Voltaire  ,   des  Fon- 
tenelle  ,   des  Dubos,   des  Clarcke,  des  Pope,.' 
des  Le  Moivre  et  de  tant  d'autres  que  j'omets 

•m 

pour  l'amour  de  la  brièveté.  Ce  furent  ces 
hommes  célèbres  que  Monsieur  Jordan  vou- 
loir voir  ,  et  qu'il  étoit  digne  de  connoître» 
C'étoit  ainsi  que  les  Romains  voyageoiens 


D    E      J    O    R    D    A   K.  ÎQ7 

autrefois  en  Grèce  et  surtout  à  Athènes  ,  pour 
se  former  l'esprit  et  le  goût  ^  dans  ce  pay» 
qui  étoit  alors  le  berceau  des  arts  et  l'asile  de? 
talens.  Il  satisfaisoit  sa  curiosité;  c' étoit  peijf. 
pour  lui ,  il  voulut  encore  contenter  ses  sen- 
timens  ;  il  composa  la  relation  de  son  voyage, 
dans  laquelle  il  rend  justice  à  la  beauté  du 
génie  et  aux  talens  de  ces  hommes  rares  ^ 
pour  lesquels  il  conserva  une  haute  estime 
pendant  toute  sa  vie.  Qu'il  est  difficile  à 
l'amour -propre  de  rendre  au  mérite  un  hom- 
mage pur  et  exempt  de  toute  envie  ^  Les 
bonnes  qualités  de  nos  semblables ,  et  siu'- 
tout  de  ceux  qui  courent  avec  nous  la  même 
carrière  5  semblent  ravaler  les  nôtres:  et 
qu'il  est  rare  d'unir  la  modestie  et  l'impar- 
tialité avec  beaucoup  d'esprit  et  de  connois- 
sances  î  C'étoit  une  vertu  particulière  en 
Monsieur  Jordan  ,  à  laquelle  il  a  été  cons- 
tamment attaché  toute  sa  vie ,  et  sans  la- 
quelle il  n'eût  point  laissé  ce  grand  nombre 
d'amis  qui  donnèrent  à  sa  perte  de  véritable» 
regrets.  , 

De  retour  à  Berlin  il  rentra  dans  son  ca- 
binet ,  où  l'excitoit  à  l'étude  cette  noble, 
émulation  qui  porte  les  esprits  bien  faits  à 
se  perfectionner.  Il  lisoit  tout  ,  ai  ne  pev- 
doit  rien  de  ce  qu'il  avoitlu. 


iqS  éloge 

Sa  mémoire  étoit  si  vaste,  qu'elle  étoit 
comme  un  répertoire  de  tous  les  livres,  de 
toutes  les  variantes  ,  de  toutes  les  éditions, 
et  des  anecdotes  les  plus  curieuses  en  ce 
genre. 

o 

L'esprit ,  le  mérite  ,  et  surtout  le  bon  ca- 
ractère de  Monsieur  Jordan  ne  lui  permirent 
point  de  rester  enseveli  plus  long-temps  dans 
son  cabinet.  Monseigneur  le  Prince  royal , 
à  présent  le  Roi ,  l'appela  à  son  service  au 
mois  de  Septembre  1736.  Depuis  ce  temps 
il  passa  sa  vie  à  Rheinsberg,  partagé  entre 
l'étude  et  la  société;  estimé  et  aimé  univer- 
sellement 5  et  unissant  cette  politesse  que 
donne  l'usage  du  beau  monde,  à  la  profon- 
deur de  ses  connoissances.  Il  déridoit  les 
sciences  ,  et  les  produisoit  à  la  cour  sous 
les  livrées  des  agrémens  et  de  la  galanterie. 
Après  la  mort  de  Frédéric  -  Guillaume ,  le  Roi 
le  plaça  dans  une  situation  où  il  pût  tourner 
au  prolit  de  la  patrie  les  talens  de  son  esprit 
et  les  vertus  de  son  coeur.  Il  fut  revêtu  du 
caractère  de  conseiller  privé.  Il  employa  toute 
la  sagacité  de  son  esprit  à  l'utilité  de  l'Etat. 
C'est  à  lui  que  Berlin  est  redevable  des  nou- 
veaux réglemens  de  police  qui  y  ont  intro- 
duit le  bel  ordre  que  nous  y  voyons  régner. 
Toutes  les  fues  furent  débarrassées  de  cette 

espèce 


DE      J    O    II   D    A   IS".  IQ9 

espèce  lâche   et  abjecte  de  fainéans^    dont 
l'apparence  abuse  de  la  charité  des  citoyens. 
Une  maison  de  travail  s'éleva  par  ses  soins  , 
dans  laquelle  mille  personnes  ,   qui  vivoient 
à  la  charge  des  particuliers ,  se  nourrissent  à 
présent  de  leur  industrie  ,  et  emploient  leurs 
facultés  au  bien  public.  La  ville  fut  partagée 
en  quartiers  5   dans  chacun  desquels  des  per- 
sonnes   furent   préposées    pour   veiller    aux 
règles  de    la  police.  Les    académies   furent 
pourvues,  avec  discernement  et  connoissance, 
de  professeurs  habiles  et  savans.  Toutes  ces 
nouvelles  institutions ,    et  le  soin   de    faire 
fleurir  les  académies,  sont  dus  à  l'activité  de 
Monsieur  Jordan.   En   1744,    au  renouvelle- 
ment de  cette  académie  royale  des  sciences 
et  des  belles  lettres ,  il  en  fut  élu  Vice-Pré- 
sident. 

Qu'on  ne  dise  point  que  la  culture  des 
sciences  et  des  arts  rend  les  hommes  inhabi- 
les aux  affaires.  Le  bon  esprit  fait  les  mêmes 
progrès  dans  toutes  les  matières  qu'il  em- 
brasse. Les  sciences ,  bien  loin  d'avilir,  don- 
nent dans  tous  les  emplois  un  nouveau  lustre 
à  ceux  qui  les  cultivent.  Les  grands  hommes 
de  l'antiquité  se  formèrent  sous  la  tutelle  des 
lettres  ,  si  je  puis  me  servir  de  ce  terme,  avant 
que  d'occuper  les  dignités  de  l'État:  et  ce 
Oeuv.de  Fr,  IL  T.  III.  I 


a  36  ÉLOGE 

qui  sert  à  éclairer  l'esprit,  à  perfectionnât 
le  jugement  et  à  étendre  la  sphère  des  con- 
iioissances  ,  forme  certainement  des  sujets 
propres  à  toute  espèce  de  destination.  Ce 
sont  des  plantes  cultivées  avec  soin  ,  dont 
les  fleurs  et  les  fruits  sont  d'une  beauté  plus 
raffinée  et  d'un  goût  plus  exquis  que  ceux  de 
ces  arbres,  qui  dans  les  bois  sauvages,  aban- 
donnés à  eux-mêmes ,  croissent  au  hasard , 
et  dont  les  branches  bizarrement  entortillées 
n'offrent  pas  même  à  la  vue  un  spectacle 
agréable. 

Lorsqu'après  la  mort  de  l'Empereur  Char- 
les VI  le  Roi  entra  en  Silésie  à  la  tête  de  ses 
armées  ,  pour  revendiquer  l'héritage  de  ses 
ancêtres ,  que  la  prospérité  de  la  maison. 
d'Autriche  lui  avoit  retenu  longues  années  , 
avec  peu  d'attention  à  ses  droits  ;  Monsieur 
Jordan  suivit  Sa  Majesté  dans  la  campagne 
de  1741,  alliant  la  douceur  du  commerce 
des  Muses  au  tumulte  des  armes,  et  à  la  dis- 
sipation d'une  armée  dont  les  mouvemens 
et  les  opérations  étoient  continuelles.  Ces 
campagnes  et  son  séjour  fréquent  à  la  cour 
lui  laissèrent  cependant  le  temps  de  travail- 
ler aux  diflérens  ouvrages  qui  nous  restent 
de  lui  :  savoir  une  dissertation  latine  sur  la 
Vie  et  le$   Écrits  de  Jordanus  Brunus:  uïjl 


DE      J   O    R   D   A   K.  l3l 

recueil  de  littérature ,  de  philosophie  et 
d'h<stoire  ;  l'histoire  de  la  Vie  et  des  Ouvra- 
ges de  Monsieur  La  Croze  ;  sans  compter 
quelques  manuscrits  qu'une  modestie  ou- 
trée l'empêcha  de  faire  imprimer.  Il  disoit 
qu'il  falloit  porter  la  lumière  dans  ces  en- 
droits ténébreux  que  la  Nature  envieuse 
paroît  vouloir  cacher  aux  hommes  ;  qu'il 
faut  instruire  l'imivers  par  des  faits  nou- 
veaux et  dignes  de  son  attention  ;  ou  qu'il 
faut  savoir  rendre  féconde  la  stérilité  des 
matières  ,  et  revêtir  des  traits  et  des  car- 
nations de  la  Vénus  de  Médicis  un  squelette 
décharné  ,  pour  publier  ses  ouvrages  et 
pour  faire  rouler  la  presse.  Sa  critique  scru- 
puleuse n'avoit  pour  objet  que  ses  ouvra- 
ges ;  il  paroissoit  même  regretter  d'avoir 
laissé  échapper  dans  sa  jeunesse  les  pre- 
mières productions  de  sa  plume.  Subju- 
guant son  amour  propre,  il  corrigeoit  sans 
cesse  ses  nouveaux  écrits;  ne  croyant  ja- 
mais ,  par  son  travail  et  par  son  assiduité» 
pouvoir  doimer  assez  de  preuves  du  res- 
pect et  de  la  déférence  qu'un  auteur  doit 
au  public. 

Il  ne  manquoit  aux  avantages  dont  Mon- 
sieur Jordan  jouissoit  qu'une  vie  moins  limi- 
tée que  la  sienne.  Les  sciences ,  la  patrie  et 

I  a 


^3a  t  L  o   G  t 

son  Maître  le  perdirent  par  une  maladie  lon- 
gue et  douloureuse  5  qui  l'emporta  le  24. 
Mai  1745,  âgé  de  44  ans  et  quelques  mois; 
sans  que  sa  patience  l'abandonnât  dans  des 
maux  dont  le  poids  s'apesantit  par  la  durée,' 
et  qui  deviennent  souvent  insupportables 
pour  les  âmes  les  plus  fermes,  et  pour  ceux: 
même  dont  la  constance  paroît  inébranlable 
dans  les  périls  les  plus  évidens. 

Monsieur  Jordan  étoit  né  avec  un  esprit 
vif  5  pénétrant  et  en  même  temps  capable 
de  beaucoup  d'application.  Sa  mémoire  étoit 
vaste  5  et  contenoit,  comme  dans  un  dépôt,' 
le  choix  de  ce  que  les  bons  écrivains  dans 
tous  les  siècles  ont  produit  de  plus  exquis- 
Son  jugement  étoit  sûr  ;  et  si  son  imagination 
étoit  brillante,  elle  étoit  toujours  arrêtée  par 
le  frein  de  la  raison.  Sans  écart  dans  ses  sail- 
lies ,  sans  sécheresse  dans  sa  morale ,  retenu 
dans  ses  opinions ,  ouvert  dans  ses  discours,^ 
préférant  la  secte  académique  aux  autres 
opinions  des  philosophes,  ardent  à  s'ins- 
truir-^  modeste  à  décider ,  aimant  le  mérite 
et  le  faisant  connoître ,  plein  d'urbanité  et 
de  bienfaisance  ,  chérissant  la  vérité  ,  et  ne 
la  déguisant  jamais,  humain,  généreux, 
serviable ,  bon  citoyen,  hdelle  à  ses  amis, 
à  son  Maître  et  à  sa  patrie  ;  sa  mort  fut  un 


D    E      J    Ô    R   D    A   î^.  l33 

deuil  pour  les  honnêtes  gens  ;  la  malignité 
de  l'envie  se  tut  devant  lui;  le  Roi  et  tous 
ceux  qui  le  connurent,  l'honorèrent  de  leurs 
regrets  sincères. 

Telle  est  la  récompense  du  vrai  mérite  , 
d'être  estimé  pendant  la  vie,  et  de  servir 
d'exemple  après  la  mort. 


ELOGE 


DE      GOLTZE 


G, 


EORGE  Conrad  ,  Baron  de  Goltze  , 
Major  Général  desj  armées  du  Roi,  Com- 
mandant des  gendarmes,  Commissaire  géné- 
•ral  de  guerre,  Drossart  de  Cotbus,  de  Peitz 
et  d'Aschersleben ,  Chevalier  de  l'ordre  de 
St  Jean,  Seigneur  de  Kutlau,  Neucranz,  Mé- 
lentin  ,  Henrisdorff,  Pépau,  Blumwerder  , 
Larisch  et  LangenhofF ,  naquit  à  Parsavv  en 
Poméranie,  l'an  1704,  de  Henning  Bernard, 
Baron  de  Goltze  ,  Capitaine  de  cavalerie  au 
service  de  Pologne  ,  et  de  Marie  Catherine 
de  Heidebrecht.  Il  fit  ses  humanités  aux  jé- 
suites de  Thorn,  d'où  il  passa  à  l'université 
de  Halle  ,  où  il  acheva  de  se  perfectionner 
dans  l'étude  ,  et  d'acquérir  les  connoissances 
qui  conviennent  à  un  jeune  homme  de  condi- 
tion que  ses  parens  destinent  aux  affaires. 


ilOGE    DE    GOITZE.  l35 

II  fut  attiré  5  l'année  i7q5  au  service  du 
Roi  de  Pologne ,  par  son  oncle  le  Comte  de 
Manteuffel,  qui  étoit  Ministre  d'Etat.  Mon- 
sieur de  Goltze  fut  envoyé  en  France  l'année 
1727  avec  le  Comte  de  Hoym  ,  en  qualité 
de  Conseiller  d'ambassade.  Deux  ans  après 
il  fut  rappelé  en  Saxe ,  où  il  devint  Con- 
seiller de  légation  actuel ,  et  reçut  eu  même 
temps  la  clef  de  Chambellan. 

Les  cabales  d'une  cour  remplie  d'intrigues 
renversèrent  son  protecteur ,  et  ébranlèrent 
sa  fortune  naissante.  Monsieur  de  Goltze  fut 
bientôt  dégoûté  de  la  carrière  épineuse  dans 
laquelle  il  s'étoit  engagé  :  il  ne  voyoit  devant 
lui  que  des  chutes  célèbres  et  des  passages 
rapides  du  comble  de  la  faveur  à  la  disgrâce 
et  à  l'oubli:  il  renonça  à  la  politique;  et 
quittant  le  service  de  Saxe  ,  il  choisit  une 
profession  où  il  suffit  d'être  honnête  homme 
pour  faire  son  chemin. 

La  réputation  des  troupes  prussiennes  et 
l'amour  de  la  patrie  l'engagèrent  à  préférer 
ce  service  à  tout  autre.  Ce  fut  l'année  i73o 
qu'il  reçut  une  compagnie  de  dragons  dans 
le  régiment  de  Bareuth.  Ce  n'étoit  pas  alors 
une  chose  facile  de  passer  d'un  autre  service 
dans  celui  de  Prusse;  et  il  falloit  avoir  un 
mérite  reconnu  pour  être  reçu.  Monsieur  de 

I  4. 


l36  ÉLOGE 

Goltze  justifia  bien  la  bonne  opinion  qu'oil 
avoit  de  lui.  Doué  d'un  génie  heureux  et  de 
toutes  sortes  de  talens  ,  il  ne  dépendoit  que 
de  lui  d'être  tout  ce  qu'il  vouloit  et  d'excel- 
ler en  chaque  genre.  A  peine  fut41  officier  ^: 
qu'il  surpassa  tous  ceux  de  son  i^égiment  en 
exactitude  et  en  vigilance  ;  et  il  parvint  par 
son  application  à  une  connoissance  si  parfaite 
de  son  métier  ,  qu'on  jugea  d'abord  par  ces 
Comniencemens  de  ce  qu'il  seroit  un  jour," 
Ulysse  reconnut  ainsi  Achille  en  lui  pré- 
sentant des  armes. 

Le  génie  de  Monsieur  de  Goltze  n'avoit  pas 
échappé  au  feu  Roi ,  qui  se  connoissoit  bien 
en  hommes.  Il  l'envoya  à  Varsovie  en  l'année 
1733,  lorsque  la  m.ort  d'Auguste,  Roi  de 
Polo8;ne  ,  ouvroit  un  vaste  champ  aux  intri- 
gues, aux  partis  et  aux  dissentions  de,  cette 
république,  qui  étoit  agitée  par  les  mouve- 
mens  que  se  donnoient  les  puissances  de 
l'Europe  pour  l'élection  d'un  nouveau  Roi. 

Monsieur  de  Goltze  connoissoit  non-seule- 
ment les  intérêts  de  toutes  les  grandes  famil- 
les de  ce  royaume  5  il  avoit  de  plus  une 
perception  vive  ,  et  cet  heureux  talent  de 
démêler  d'abord  la  vérité  de  la  vraisemblance. 
Ses  relations  pronostiquèrent  exactement  les 
desseins  de-  la  Polo^irne  :  il  lut  l'avenir  dans 


D   E      G    O    L   T    Z    E.  l3y 

les  causes  présentes,  et  s'acquitta  de  sa  com- 
mission avec  tant  de  dextérité  ,  que  l'estime 
que  le  feu  Roi  avoit  pour  lui  ^  en  augmenta 
encore. 

Le  Roi  ne  pouvoit  lui  en  donner  des  mar- 
ques plus  agréables  qu'en  lui  faisant  naître 
des  occasions  où  il  pût  se  distinguer.  Il  le 
choisit  pour  faire  la  campagne  du  Rhin  en 
J7345  avec  les  dix  mille  Prussiens  qui  servi- 
rent dans  les  armées  de  l'Empereur.  Cette 
campagne ,  fiérile  en  grands  événemens , 
trompa  l'attente  de  ce  jeune  courage,  qui 
■brûloit  de  se  distinguer.  Les  bons  esprits 
savent  tirer  parti  de  tout  :  Monsieur  de  Goltze 
étudia  l'arrangement  des  subsistances  5  et 
dans  peu  il  fut  supérieur  à  ses  maîtres. 

La  campagne  suivante  le  Roi  le  plaça  com- 
me Lieutenant  Colonel  dans  le  régiment  de 
Cosel  ;  mais  la  paix,  qui  survint  immédia- 
tement après ,  ramena  Monsieur  de  Goltze 
de  la  pratique  delà  guerre  à  la  simple  théorie. 
Il  retourna  en  Prusse  avec  son  régiment;  il 
y  reprit  son  ancienne  étude  ,  c'est  à  dire 
celle  des  belles  lettres:  étude  si  utile  à  ceux 
qui  se  vouent  aux  armes,  que  la  plupart  des 
grands  capitaines  y  ont  consacré  leurs  heures 
de  loisir. 


I  5 


'ï3S  ELOGE 

En  1,740  ,  après  la  mort  de  Frédéric-Guil-f 
laume ,  le  Roi  appelle  Monsieur  de  Goltze, 
pour  l'attacher  à  sa  personne.  La  guerre  de 
Silésie  qui  survint  alors,  fournit  au  militaire 
les  plus  belles  occasions  de  se  distinguer. 
Monsieur  de  Goltze  dressa  la  capitulation  de 
Breslauj  il  fut  dépêché  au  Prii^ce  Léopold 
d'Anhalt,  avec  ordre  de  donner  Fassaut  à  la 
ville  de  Glogau.  Il  fut  même  des  premiers 
qui  escaladèrent  les  remparts  ,  et  après  en 
avoir  donné  la  nouvelle  au  Roi ,  il  eut  com- 
mission de  hâter  la  marche  de  quatorze  esca- 
drons qui  dévoient  joindre  l'armée  et  qui 
n'arrivèrent  qu'à  la  fin  de  la  bataille  de 
Molwitz:  Monsieur  de  Goltze  s'en  servit  à 
poursuivre  les  ennemis  dans  leur  fuite. 

Ces  services  lui  valurent  la  seigneurie  de 
Kutlau,  dont  le  fief  étoit  venu  à  vaquer. 
Mais  Monsieur  de  Goltze  ,  sensible  aux  bontés 
du  Roi,  préféroit l'avantage  de  lui  être  utile, 
a  celui  d'être  récompensé.  Laborieux  comme 
il  étoit,  il  ne  pouvoit  pas  manquer  d'occa- 
sions pour  satisfaire  une  aussi  noble  passion. 

C'est  surtout  à  la  guerre  que  l'on  recon- 
noît  le  prix  de  l'activité  et  de  la  vigilance. 
C'est  là  que  la  faveur  se  tait  devant  le  mé- 
rite,  que  les  talens  éclipsent  la  présomption, 
et  que  le  bien  des  affaires  exige  un  choix  sûr 


D    E      G    O    L   T    Z    E.  ï39 

et  judicieux  des  personnes  qui  sont  les  plus 
employées.  Car  combien  de  ressorts  ne  faut- 
il  pas  faire  jouer  à  la  fois  ,  pour  faire  subsis- 
ter et  pour  mettre  en  action  ces  armées 
nombreuses  que  l'on  assemble  de  nos  jours? 
Ce  sont  des  émigrations  de  peuples  ,  qui 
voyagent  en  faisant  des  conquêtes ,  mais 
dont  les  besoins  ,  qui  se  renouvellent  tous 
les  jours  5  veulent  être  satisfaits  régulière- 
rnent.  Ce  sont  des  nations  entières  ec  am- 
bulantes ,  qu'il  est  plus  difficile  de  défendre 
contre  la  faim  que  contre  leurs  ennemis.  Le 
dessein  du  Général  se  trouve  par  consé- 
quent enchaîné  à  la  partie  des  subsistances  ; 
et  ses  plus  grands  projets  se  réduisent  à  des 
chimères  héroïques,  s'il  n*apas  pourvu  avant 
toutes  choses  aux  moyens  d'assurer  les  vivres. 
Celui  auquel  il  confie  cet  emploi  ,  devient 
en  même  temps  dépositaire  de  son  secret, 
et  tient  par-là  même  à  tout  ce  que  la  guerre 
a  de  plus  sublime  ,  et  l'Etat,  de  plus  im- 
portant. 

Mais  quelle  habileté  ne  faut-il  pas  dans  ce 
poste  ,  pour  embrasser  des  objets  aussi  vas- 
tes 5  pour  prévoir  des  incidens  combinés  ^ 
des  cas  fortuits;  et  pour  prendre  d'avance 
des  mesures  si  exactes,  qu'elles  ne  puissent 
être  dérangées  par  auciuie   sorte  de  hasard? 


140  ÉLOGE 

Quelles  ressources  dans  l'esprit ,  et  quelle 
attentionné  faut-il  pas,  pour  fournir,  en 
tOTis  temps ,  le  nécessaire  et  le  superflu ,  à 
une  multitude  composée  de  gens  inquiets, 
impatiens  et  insatiables  ?  Tous  ces  talens  di- 
vers et  toutes  ces  heureuses  dispositions  se 
.trouvoientréunis  enla  personne  de  Monsieur 
de  Goltze.  Le  Roi  lui  confia  l'intendance  de 
son  armée  ;  et  ce  qui  est  plus  remarquable 
encore ,  c'est  que  tout  le  monde  applaudit 
à  ce  choix. 

Monsieur  de  Goltze  étoit  comme  le  Protée 
de  la  fable.  Dans  cette  seule  campagne,   il  fit 
le  service  d'Aide  de  camp  ,  de  Général ,  d'In- 
tendant,   et    même   de   Négociateur.   Il  fut 
chargé  d'une  commission  importante   et  se- 
crète 5   dont  le  public  n'a  jamais  eu  une  en- 
tière  connoissance;    mais   ce  que  le  public 
n'ignoroit  pas  ,   c'est  qu'il  passoit  d'un  em- 
ploi à  l'autre  ,   sans   qu'on    s'aperçût    qu'il 
changeoit   de  travail ,    s'acquittant  toujours 
également  bien  de  celui  qu'il  faisoit. 

L'année  1742  il  suivit  le  Roi  en  Bohème,- 
et  donna  des   marques    de   sa  capacité   à  la 
bataille    de    Czaslau,    qui    firent  juger   aux 
connoisseurs   que   son    génie  lui   tenoit  lieu 
d'expérience.  Il  devint  Colonel  àlafin  de  la 


DE      G   O    L   T   Z   E.  I4I 

campagne  ,  et  reçut  en  même  temps  le  com- 
mandement des  gendarmes. 

La  paix  de  Breslau,  qui  fut  une  suite  de 
cette  victoire  ,  le  ramena  à  Berlin ,  où  ,  au 
renouvellement  de  l'académie  royale  des 
sciences  5  il  en  fut  élu  membre  honoraire.  Il 
assista  souvent  à  nos  assemblées  ,  y  appor- 
tant des  connoissances  si  variées  et  si  éten- 
dues, qu'aucune  des  matières  qui  setraitoient, 
ne  lui  étoit  étrangère  ou  nouvelle. 

Il  devint  Major  Général  en  1743",  et  les 
devoirs  de  son  état  nous  l'enlevèrent  Tannés 
d'après  à  l'occasion  de  la  guerre  qui  se  ral- 
luma de  nouveau.  Monsieur  de  Goltze  fut  de 
toutes  les  expéditions  de  cette  campagne , 
et  y  fut  utile  en  toutes  ;  trouvant  des  ressour- 
ces dans  son  intelligence  pour  la  subsistance 
des  troupes  ,  là  même  où  il  paroissoit  que 
la  famine  devoit  suspendre  les  hostilités. 

Nous  venons  enfin  à  la  plus  belle  époque 
de  sa  vie,  je  veux  dire  la  campagne  de  l'année 
1745,  campagne  où  il  eut  occasion  de  dé- 
ployer toute  l'étendue  de  sa  capacité.  Au 
commencement  de  cette  année,  le  Roi  lui 
communiqua  le  projet  de  sa  campagne,  qui 
étoit  de  rendre  la  guerre  offensive  par  le 
moyen  d'une  bataille  ,  et  de  poursuivre  les 
ennemis  jusques  dans  leurs  propres  provinces. 


^4^  é    L    O    G    E 

Ce  qui  rendolt  l'opération  de  Monsieur  de 
Goltze  plus  difficile  ,  c'étoit  Tincertitude  du 
lieu  par  lequel  l'ennemi  feroit  des  efforts  ; 
ce  qui  l'obligeoit  à  prendre  des  arrangemens 
doubles  5  tant  vers  les  frontières  de  la  Mo- 
ravie que  vers  celles  de  Bohème. 

Tout  le  monde  sait  c[ue  les  ennemis  péné- 
trèrent en  Silésie  par  la  Bohème ,  et  qu'à 
cette  occasion  se  donna  le  4  de  Juin  la  bataille 
de  Friedberg.  Monsieur  de  Goltze  combattit 
à  la  droite  ,  à  la  tête  de  sa  brigade  de  cava- 
lerie 5  et  fit  des  merveilles  pendant  la  bataille 
et  pendant  la  poursuite.  A  peine  fut -il  des- 
cendu de  cheval .  que  prenant  la  plume  à 
la  main  ,  il  donnoit  cent  ordres  difFérens  , 
pour  arranger  les  convois  qui  dévoient  suivre 
l'armée. 

Les  Prussiens  poussèrent  les  troupes  de  la 
Reine  jusqu'au  delà  de  Koenigsgraetz.  Le  Roi 
passa  l'Elbe ,  et  se  campa  au  village  de  Clum, 
qui  est  encore  à  un  mille  au  delà.  Ainsi  les 
Prussiens  étoient  à  dix  milles  de  leurs  ma- 
gasins ,  ayant  derrière  eux  une  chaîne  de 
montagnes  qui  les  enséparoit;  aucune  rivière 
navigable  pour  s'en  servir,  et  à  l'entour  de 
leur  camp  une  contrée  abandonnée  de  ses 
habitans,  ce  qui  en  faisoit  un  désert.  Mon- 
jsieur  de  Goltze  surmonta  tous  ces  obitacles  ^ 


DE      G   O   L   T  Z   E.  243 

et  quoique  les  subsistances  se  tirassent  de  la 
Silésie  ;  personne  ne  s'aperçut  de  ces  em- 
barras 5  et  l'armée  vécut  dans  l'abondance. 

En  examinantle  nombre  prodigieux  de  dé- 
tails qu'entraînoit  son  emploi,  on  croiroit 
qu'un  seul  homme  ne  pourroit  y  suffire.  Mais 
Monsieur  de  Goltze  avoit  ce  talent  particulier 
à  César  ;  il  dictoit ,  comme  ce  grand  homme , 
à  quatre  secrétaires  à  la  fois  ,  conservant  tou- 
jours la  tête  fraîche  ,  malgré  le  poids  des  oc- 
cupations les  plus  compliquées  et  les  plus 
difficiles. 

A  peine  Monsieur  de  Goltze  devint-il  Com- 
missaire général  et  Drossart  de  Cotbus  et  de 
Peitz,  qu'il  en  témoigna  sa  reconnoissance 
à  son  Maître  ,  de  la  façon  la  plus  noble 
qu'un  sujet  le  puisse  faire  envers  son  souve- 
rain ,  c'est  à  dire  par  des  services  plus  impor- 
tans  encore  que  ceux  qu'il  avoit  rendu». 

Des  raisons  politiques  et  militaires  enga- 
gèrent le  Roi  de  se  rapprocher  des  frontiè- 
res de  la  Silésie.  Son  armée  étoit  affoiblie 
par  trois  gros  détachemens  ,  dont  l'un  avoit 
joint  le  vieux  Prince  d'Anhalt ,  au  camp  de 
Magdebourg;  le  second,  sous  le  Général  de 
Nassau,  avoit  repris  la  forteresse  de  Coselj 
et  le  troisième  ,  sous  le  Général  du  Moulin  ^ 
occupoit  les  gorges  des  montagnes  qui  jné- 


'î44  ÉLOGE 

nentenSilésie  et  par  où  les  convois  arrivoient 
à  l'année.  Les  Autrichiens  jugeant  ces  circons- 
tances favorables ,  vinrent  de  nuit ,  et  se  ran- 
gèrent à  la  droite  de  l'armée  du  Roi ,  sur  une 
montagne  qui  ajoutoit  à  l'avantage  du  nombre 
qu'ils  avoient ,  celui  du  terrain. 

Monsieur  de  Goltze  ,  qui  campoit  à  la 
droite  ,  fut  le  premier  qui  avertit  le  Roi  de 
l'arrivée  des  ennemis.  Aussitôt  l'armée  prit 
les  armes  ,  et  se  mit  eiî  devoir  de  les  atta- 
quer. Dix  escadrons  ,  qui  composoient  la 
première  brigade  que  commandoit  Monsieur 
de  Goltze  ,  et  deux  escadrons  de. la  seconde, 
avec  cinq  bataillons  de~ grenadiers  ,  étoientà 
peine  en  bataille  que  Monsieur  de  Goltze 
eut  ordre  de  donner. 

Il  avoit  devant  lui  cinquante  escadrons 
des  troupes  de  la  Reine  ,  rangés  en  trois  li- 
gnes sur  la  croupe  d'une  montagne.  Les  atta- 
quer ,  les  enfoncer  et  les  disperser,  fut  pour 
lui  l'ouvrage  d'un  moment.  Cette  cavalerie  , 
débandée  et  fugitive  à  travers  des  vallons  , 
ne  put  jamais  se  rallier,  et  l'infanterie  prus- 
sienne trouva  toutes  les  facilités  nécessaires 
pour  emporter  alors  la  batterie  principale  des 
Autrichiens..  On  étoit  accoutumé  d'exiger  de 
Monsieur  de  Goltze  le  double  de  ce  qu'on 
demande  aux  autres  :  et  comme  si  c'eût  été 

trop 


D    E      G    O    L   T    2    E.  145 

trop  peu  de  gagner  une  bataille  en  un  jour, 
on  le  détacha,  avec  sa  brigade,  qui  deve- 
noit  inutile  à  la  droite  ,  vers  la  gauche  ,  où 
il  combattit  une  seconde  fois  avec  le  même 
succès  que  la  première.  Le  Roi  lui-même  ren- 
dit le  témoignage  à  ce  Général ,  qu'il  avoir 
eu  la  plus  grande  part  au  gain  de  cette  ba- 
taille ,  où  la  valeur  suppléa  au  nombre,;  et 
l'intelligence  des  officiers ,  aux  dispositions 
que  le  temps  n'avoitpas  permis  de  faire. 

L'armée  entra  ensuite  dans  ses  quartiers 
de  cantonnement  en  Silésie.  Mais  un  nouvel 
ora^e  s'éleva  bientôt.  Les  ennemis  de  la  Prusse, 
vaincus  tant  de  fois  ,  n'en  étoient  pas  moins 
animés  à  notre  perte.  Ils  méditoient  de  faire 
une  irruption  dans  le  Brandebourg  ,  en  tra- 
versant la  Saxe.  Ce  projet  découvert  demanda 
de  nouvelles  mesures  pour  s'y  opposer.  Mon- 
sieur de  Goltze  travailla  aux  arrangemens  des 
subsistances  avec  tout  le  zèle  d'un  bon  pa-  ' 
triote  ,  et  surpassa  dans  cette  occasion  tout 
ce  qu'il  avoir  fait  d'utile  en  ce  genre  jus- 
qu'alors. 

L'expédition  de  la  Lusace  ,  fut  une  marche 
continuelle  ,  sans  relâche,  qui  dura  huit  jours, 
pendant  lesquels  l'armée  fut  abondamment 
pourvue.  Il  régla  ensuite  les  contributions 
avec  humanité  et  désintéressement,  et  revint 


14^  ELOGE 

après  la  paix  de  Dresde  à  Berlin,  où  il  exerça 
ses  talens  à  des  vertus  civiles  ,  qui  le  ren- 
doient  aussi  estimable  qu'il  Tétoitpar  les  mi- 
litaires. 

Ce  fut  par  ses  soins  que  se  perfectionnèrent 
les  arrangemens  de  ces  magasins  qui  préser- 
vent toutes  les  provinces  de  la  domination 
prussienne  du  fléau  de  la  famine ,  et  des 
suites  encore  plus  funestes  qu'elle  attire  après 
elle.  Ce  fut  à  ses  bonnes  dispositions  que 
l'éconnomie  de  l'hôtel  royal  des  Invalides 
eut  l'obligation  de  ses  meilleurs  réglemens. 
Ce  fut  à  son  industrie  qu'on  dut  le  projet 
nouveau  pour  les  caissons,  les  fours  et  les 
bateaux  du  commissariat. 

Monsieur  de  Goltze  ne  perdoit  jamais  de 
vue  le  bien  de  l'Etat  :  il  dressa  des  mémoi- 
res, pour  le  défrichement  des  terres  ,  pour 
jsaigner  des  marais  ,  pour  établir  de  nou- 
veaux villages  ,  pour  proportionner  des  taxes 
et  pour  réformer  différens  abus  ,  sur  les  ob- 
servations qu'il  avoit  faites  en  parcourant  les 
provinces  dans  ses  voyages  5  plusieurs  de 
ces  mémoires  devinrent  d'une  utilité  réelle 
par  leur  exé<:ution. 

A  la  fin  de  1 746  il  fut  attaqué  d'une  espèce    \ 
d'asthme ,    que   les    médecins  ,    superficiels 
dans  leurs  conjectures ,    méprisèrent  selon 


D    s      G   O    L   T   Z    E.  347 

leur  coutume.  Au  commencement  de  Tannée 
1747  son  mal  augmenta,  et  fut  suivi  d'un 
crachement  de  sang  assez  violent,  par  lequel 
on  s'aperçut,  mais  trop,  tard,  du  mal  qui  le 
menaçoit.  Le  Roi  l'avoit  admis  dans  sa  plus 
grande  familiarité.  Il  aimoit  sa  conversation, 
qui  étoit  toujours  pleine  de  choses,  mêlées 
de  connoissances  agréables  et  de  connoissan- 
ces  solides;  passant  des  unes  aux  autres  avec 
cette  facilité  qu'y  apporte  un  esprit  rempli 
d'aménité  et  formé  par  un  long  usage  du 
monde.  Sa  Majesté  le  yït  souvent ,  et  surtout 
pendant  les  derniers  jours  de  sa  vie  ,  pen- 
dant lesquels  il  conserva  une  présence  d'esprit 
et  une  fermeté  admirable,  dictant  ses  der^ 
îiières  volontés  sans  embarras  ,  consolant  ses 
parens  et  se  préparant  à  la  mort  en  philoso- 
phe qui  foule  aux  pieds  les  préjugés  du 
vulgaire ,  et  dont  la  vie  vertueuse  et  pure  de 
crimes  ne  donnoit  lieu  à  aucune  espèce  d© 
repentir. 

Le  samedi  ,  4  d'Août ,  il  se  trouva  plus 
mal  le  matin  que  d'ordinaire,  et  sentant  que 
sa  fin  approchoit,  il  eut  la  présence  d'esprit 
d'ordonner  à  son  valet  de  chambre  de  fermer 
la  porte  de  l'appartement  de  son  épouse , 
qui  étoit  enceinte  ;  il  lui  prit  en  même  temps 
un  crachement  de  sang  plus  fort  que  ceux 

K  2 


14$  ÉLOGE 

qu'il  avoit  eus  jusqu'alors ,    pendant  lequel 
il  expira. 

Il  avoit  épousé,  Charlotte Wilhelmine  de 
Grebnitz,  de  laquelle  il  eut  trois  fils  et  trois 
filles ,  qu'il  laissa  en  bas  âge  ,  sans  compter 
un  fils  posthume  dont  sa  femme  accoucha 
peu  de  temps  après  sa  mort.  Monsieur  de 
Goltze  avoit  toutes  les  qualités  d'un  homme 
aimable  et  d'un  homme  utile.  Son  esprit 
étoit  juste  et  pénétrant,  sa  mémoire  vaste, 
et  ses  connoissances  aussi  étendues  que  cel- 
les d'un  homme  de  condition  puissent  l'être.' 
Il  fuyoit  l'oisiveté ,  et  aimoit  le  travail  avec 
passion.  Son  cœur  étoit  noble,  toujours 
porté  au  bien:  et  son  ame  étoit  si  généreuse,' 
qu'il  secourut  quantité  de  pauvres  officiers 
dans  leurs  besoins.  En  un  mot  il  étoit  hon- 
nête homme  :  louange  trop  peu  estimée  de 
nos  jours,  et  qui  cependant  contient  en  elle 
plus  que  toutes  les  autres.  Il  avoit  dans  ses 
moeurs  cette  simplicité  qui  a  si  souvent  été 
la  compagne  des  grands  hommes.  Sa  mo-» 
destie  fut  poussée  au  point ,  qu'il  ne  voulut 
point  être  enterré  avec  cette  pompe  par  la- 
quelle la  vanité  des  vivans  croit  encore  triom- 
pher des  injures  de  la  mort.  Le  Roi,  pour 
honorer  la  mémoire  d'un  homme  qui  avoit 
rendu  tant  de  services  à  l'Etat,  et  à  la  perte 


DE       GOLTZE.  I49 

cluqviel  il  étoit  si  sensible  ,  ordonna  ,  par  une 
distinction  particulière  ,  à  tous  les  officiers 
des  gendarmes  d'en  porter  le  deuil. 

Il  est  vrai  de  dire  qu'il  étoit  de  ces  génies 
dont  il  ne  faut  que  trois  ou  quatre  pour  il- 
lustrer tout  un  règne.  Il  vécut  long-  temps, 
parce  que  toute  sa  vie  se  passa  en  inéditations 
et  en  actions.  La  mort  l'empêcha  de  faire 
de  plus  grandes  choses.  On  peut  lui  appli- 
quer cette  strophe  si  connue  de  Rousseau  : 

Et  ne  mefuroju  point  au  nombre  des  années 

-La  trame  des  héros. 


K  3 


ELOGE 


D    JT 


BARON  DE  KNOBELSDORF. 


J 


EAN  George  Wencêslas,  Baron 
DE  Knobelsdorf^  naquit  en  1697.  Son 
père  étoit  Seigneur  du  village  de  Costar,  dans 
le  duché  de  Crossen,  et  sa  mère  étoit  Baronne 
Hauchwitz. 

Dès  l'âge  de  quinze  ans  il  embrassa  le  mé- 
tier des  armes;  il  fit  la  campagne  de  Pomé- 
ranie  ,  et  le  siège  de  Stralsund ,  dans  Le  ré- 
giment de  Lottum  5  où  il  s'étoit  engagé,  se 
distinguant  autant  que  le  pei'mettoit  la  sphère 
étroite  des  grades  subalternes  de  la  guerre. 
Les  fatigues  d'une  campagne  rude,  et  d'un 
siège  poussé  jusqu'au  commencement  de 
l'hiver,  altérèrent  sa  santé,  et  lui  causèrent 
un 'Crachement  de   sang  5  il  se  roidit  contre 


ÉLOGE     Dî    XNOBELSDORF.       l51 

Ces  infirmités  précoces  ,  et  s'obstina  à  servir 
malgré  son  tempérament  délicat  ,  jusqu'à 
l'année  1  7  3o,   qu'il  quitta  comme   capitaine. 

Le  caractère  du  génie  est  de  pousser  for- 
tement ceux  qui  en  sont  doués  à  s'abandon- 
ner au  penchant  irrésistible  de  la  nature  ,  qui 
leur  enseigne  à  quoi  ils  sont  propres;  de  là 
vient  que  tant  d'habiles  artistes  se  sont  for- 
més eux-mêmes  ,  et  se  sont  ouvert  des  rou- 
tes nouvelles  dans  la  carrière  des  arts.  Cette 
puissante  inclination  se  remarque  surtout 
dans  ceux  qui  sont  nés  poëtes  ,  ou  peintres. 
Sans  citer  Ovide ,  qui  fit  des  vers  malgré  la 
défense  de  son  père ,  sans  citer  le  Tasse  qui 
fut  dans  le  même  cas  ,  et  sans  faire  mention 
du  Corrége  qui  se  trouva  peintre  en  voyant 
les  tableaux  de  Raphaël,  nous  trouvons  dans 
Monsieur  de  Knobelsdorf  un  pareil  exemple. 
Il  étoit  né  peintre  et  grand  architecte  ;  la 
nature  en  avoit  fait  les  frais ,  et  il  ne  restoic 
qu'à  l'art  d'y  mettre  la  dernière  main. 

Pendant  que  Monsieur  de  Knobelsdorf  étoit 
au  service,  il  employoit  son  loisir  à  dessiner 
d'après  la  bosse.  Il  peignoit  déjà  des  paysa- 
ges dans  le  goût  de  Claude -Lorrain  ,  sans 
connoître  un  maître  avec  lequel  il  avoit  une 
si  grande  ressemblance.  Dès  qu'il  eut  quitté 
le  service,  il  se  livra  à  ses  goûts  sans  retenue. 


l52  ÉLOGE 

il  lia  amitié  avec  le  célèbre  Pesne  ,  et  il  n'eut 
point  honte  de  lui  confier  l'éducation  de.  ses 
talens.  Sous  cet  habile  maître  il  étudia  sur-» 
tout  ce  coloris  séduisant  qui  par  une  douce 
illusion  empiète  sur  les  droits  de  la  nature, 
en  animant  la  toile  muette.  Il  ne  négligea 
aucun  genre ,  depuis  l'histoire  jusqu'aux 
fleurs ,  depuis  l'huile  jusqu'au  pastel.  La 
peinture  le  conduisit  par  la  main  à  l'archi- 
tecture ;  et  ne  considérant  cette  connoissance 
dans  le  commencement  que  pour  l'emploi 
qu'il  en  pouvoit  faire  dans  les  tableaux  ,  il 
se  trouva  que  ce  qu'il  ne  regardoit  ([ue  comme 
un  accssoire  ,  fut  son  talent  principal. 

La  retraite  dans  laquelle  il  vivoit ,  ne  le 
cacha  pas  au  Roi ,  alors  Prince  royal  :  ce 
Prince  l'appela  à  son  service  ,  et  Monsieur 
de  Rnobelsdorf  pour  premier  essai  orna  le 
château  de  Rheinsberg ,  et  le  mit  ainsi  que 
les  jardins  dans  l'état  où  on  le  voit  à  présent. 
Monsieur  de  Knobelsdorf  embellissoit  l'ar- 
chitecture par  un  goût  pittoresque  ,  qui  ajou- 
toit  des  grâces  aux  ornemens  ordinaires  ;  il 
aimoit  la  noble  simplicité  des  Grecs  ,  et 
un  sentiment  fin  lui  fais  oit  rejeter  tous  les 
ornemens  qui  n'étoient  pas  à  leur  place. 
Son  avidité  de  connoissances  lui  fit  désirer 
d©  voir  l'Italie  3  afin  d'étudier  jusque  dan» 


DE     KNOBELSDORF.  l53 

ses  ruines  les  régies  de  son  art.  Il  fit  ce 
voyage  l'année  ijSS.  Il  admira  le  coloris 
de  l'école  vénitienne  ,  le  dessein  de  récole 
romaine;  il  vit  tous  les  tableaux  des  grands 
maîtres  :  mais  de  tous  les  peintres  d'Italie 
il  ne  trouva  que  Solimène  digne  de  ceux 
qui  sous  les  Léon  X  avoient  illustré  leur 
patrie.  Il  trouvoit  plus  de  majesté  dans  l'ar- 
chitecture ancienne  que  dans  celle  des  mo- 
dernes 'y  il  admiroit  la  fastueuse  basilique  de 
St.  Pierre  5  sans  cependant  s'aveugler  sur  ses 
défauts  5  remarquant  que  les  différens  ar- 
chitectes qui  y  ont  travaillé  ,  se  sont  écartés 
à  tort  du  premier  dessein  qu'en  a  fait  Michel 
Ancre.  Mr.  de  Knobelsdorf  revint  ainsi  à 
Berlin  ,  enrichi  des  trésors  de  l'Italie  ,  affermi 
dans  ses  principes  d'architecture  ,  et  con- 
firmé par  son^  expérience  dans  les  préjuge 
favorables  qu'il  avoit  pour  le  coloris  de  Mon- 
sieur Pesne.  A  son  retour  il  fit  le  portrait 
du  feu  Roi  ,  du  Prince  royal ,  et  beaucoup 
d'autres  qui  auroient  fait  la  réputation  d'un 
homme  qui  n'auroit  été  que  peintre. 

En  1  740  5  après  la  mort  de  Frédéric  Guil- 
laume ,  le  Roi  lui  confia  la  surintendance 
des  bâtimens  et  jardins.  Mr.  de  Knobelsdorf 
s'appliqua  d'abord  à  orner  le  parc  de  Berlin; 
il  en  fit  un  endroit  délicieux  par  la  variété  ^ 

K  5 


l54  ELOGE 

des  allées  ,  des  palissades ,  des  salons ,  et 
par  le  mélange  agréable  que  produisent  à 
la  vue  les  nuances  des  feuilles  de  tant  d'ar- 
bres difFérens  :  il  embellit  le  parc  par  des 
statues  et  par  la  conduite  de  quelques  ruis- 
seaux ;  de  sorte  qu'il  fournit  aux  habitans 
de  cette  capitale  une  promenade  commode 
et  ornée  ,  où  les  raffinemens  de  l'art  ne  se 
présentent  que  sous  les  attraits  champêtrei 
de  la  nature. 

Monsieur  de  Knobelsdorf,  non  content 
d'avoir  vu  en  Italie  ce  que  les  arts  y  furent 
autrefois ,  voulut  les  considérer  dans  un 
pays  oii  ils  fleurissent  actuellement  ;  il  obtint 
la  permission  de  faire  le  voyage  de  France. 
Il  ne  s'écarta  pas  de  son  objet  pendant  le 
temps  qu'il  y  fut.  Trop  attaché  aux  beaux- 
arts  pour  se  répandre  dans  le  grand  monde, 
et  trop  ardent  à  s'instruire  pour  sortir  de  la 
société  des  artistes  ,  il  ne  vit  que  des  atte- 
liers  5  des  galleries  de  tableaux ,  des  églises, 
et  de  l'architecture.  Il  n'est  pas  hors  de  notre 
sujet  de  rapporter  ici  le  jugement  qu'il  por- 
toit  des  peintres  de  Técole  françoise.  Il  ap- 
prouvoit  la  poésie  qui  régne  dans  la  compo- 
sition des  tableaux  de  le  Brun  ,  le  dessein 
hardi  du  Poussin  ,  le  coloris  de  Blanchard 
^et    des    Boulognes  ,    la  ressemblance    et  le 


DE     KNOBELSDORF.  l55 

fini  des  draperies  deRigaut,  le  clair  obscur 
de  Raoux  ,  la  naïveté  et  la  vérité  de  Chadin, 
et  il  faisoit  beaucoup  de  cas  des  tableaux 
de  Charles  Vai^loo  et  des  instructions  de 
de  Troies.  Il  trouvoit  cependant  le  talent  des 
François  pour  la  sculpture  supérieur  à  celui 
qu'ils  ont  pour  la  peinture  ,  l'art  étant  poussé 
à  sa  perfection  par  les  Bouchardon,  les  Adam, 
les  Pigale,  etc.  De  tous  les  bâtimens  de  France 
deux  seuls  lui  paroissoient  d'une  architecture 
classique  ,  savoir  la  façade  du  Louvre  par 
Perrault ,  et  celle  de  Versailles  qui  donne 
sur  le  jardin.  Il  donnoit  la  préférence  aux 
Italiens  pour  l'architecture  extérieure,  et  aux 
François  pour  la  distribution^  la  commodité, 
et  les  ornemens  des  appartemens.  En  quit- 
tant la  France  îl  passa  par  la  Flandre  ,  où , 
comme  on  s'en  doute  bien  ,  les  ouvrages 
desVan-Dick,  desRubens,  etdesWower- 
mens  ,  ne  lui  échappèrent  pas. 

Arrivé  à  Berlin  ,  le  Roi  le  chargea  de  la 
construction  de  la  maison  d'opéra,  un  des 
édifices  les  plus  beaux  et  les  plus  réguliers 
qui  ornent  cette  capitale.  La  façade  en  est 
imitée  ,  et  non  pas  copiée  ,  d'après  celle  du 
Panthéon  ;  et  dans  l'intérieur  le  rapport 
heureux  des  proportions  rend  ce  vase  sonore, 
quelle  que   soit  son  immensité.  Monsieur  de 


ï56  i     L     O     G     E 

Knobelsdorf  fut   occupé    ensuite  à  bâtir  la 
nouvelle  aile  du  palais  de  Charlottenbourg, 
dont  les  amateurs  approuvent  la  beauté  du 
vestibule    et    de   l'escalier  ,$  la   noblesse  du 
salon  ,  et  l'élégance  de  la  galerie.  Il  eut  occa- 
sion  d'exercer  ses  talens  à  la  décoration  du 
/       peristile   nouveau   du  château  de  Potsdam, 
à   l'escalier   de   marbre  ,   et  au  salon  où  est 
représentée    l'apothéose   du  grand  Electeur. 
X,e  salon  de  Sans-Souci  ,   qui  imite  l'intérieur 
du  Panthéon  ,  fut  exécuté  d'après  ses  des- 
seins 5   de  même   que  la  grotte  et  la  colon- 
nade   de    marbre    qui  ~  se    touvent   dans   les 
jardins  de   ce  palais.   Outre  les  édifices  dont 
je  viens  de  parler ,   une  infinité  de  maisons 
particulières  ,   tant  à  Berlin  ^   qu'à  Potsdam  , 
entre  autres  le  château  de  Dessau,   ont  été 
bâties  d'après  les  desseins  qu'il  en  a  donnés. 
Un  homme   qui  possédoit  tant  de  talens, 
fut   revendiqué    par    l'académie  royale    des 
sciences  à  son  renouvellement  ;  et  Monsieur 
de    Knobelsdorf   en    devint  membre  hono- 
raire.   Qu'on    ne    s'étonne   pas    de  voir  un 
peintre  5  grand   architecte,  placé   entre  des 
astronomes  ,  géomètres  ,   des  physiciens  ,  et 
des  poëtes.  Les  arts  et  les  sciences  sont  des 
jumeaux ,   qui  ont  le  génie  pour  père  com- 
mun, ils  tiennent  les  uns  aux  autres  par  des 


DE     KNOBELSDORF."  If/ 

liens  naturels  et  inséparables  :  la  peinture 
exige  une  connoissance  parfaite  de  la  mytho- 
logie et  de  l'histoire  ;  elle  conduit  à  l'étude 
de  l'anatomie  pour  tout  ce  qui  a  rapport 
au  jeu  des  ressorts  qui  font  mouvoir  le  corps 
humain  ,  afin  que  dans  l'attitude  des  figures 
la  contradiction  des  muscles  opère  des  effets 
véritables  ,  et  ne  représente ,  ni  enfonce- 
mens  ,  ni  élévations  dans  les  membres ,  que 
ceux  qui  doivent  y  être.  Le  paysage  veut 
une  connoissance  de  l'optique  et  de  la  per- 
spective ,  qui  jointe  à  l'architecture  exige 
l'étude  de  la  géométrie  ,  des  forces  mouvan- 
tes et  de  la  mécanique.  La  peinture  tient 
surtout  à  la  poésie  ;  le  même  feu  d'imagi- 
nation qui  sert  le  poète  ,  doit  se  trouver 
dans  le  peintre.  Toutes  ces  parties  entrent 
dans  la  composition  d'un  bon  peintre  :  et 
c'est  peut-être  un  des  grands  avantages  de 
notre  siècle  éclairé  que  d'avoir  rendu  les 
sciences  plus  communes  en  les  rendant  plus 
nécessaires. 

Tant  de  connoissances  que  Monsieur  de 
Knobelsdorf  possédoit,  le  rendoient  un  sujet 
véritablement  académique  ,  et  lui  auroient 
fait  plus  d'honneur  ,  si  la  mort  ne  nous 
l'avoit  enlevé  dans  un  âg;e  où  ses  talens 
étoient  dans  toute  leur  maturité.  Il  avoit  été 


45S  5ÉÎ    L    O    G    B 

sujet  à  des  accès  de  goutte  :  soit  qu'il  trai- 
tât son  mal  avec  trop  d'indifférence ,  soit 
que  sa  santé  se  dérangeât  d'elle-même  ,  il 
se  plaignit  d'obsrructions  ,  et  son  mal  dégé- 
néra enfin  en  hydropisie.  Les  médecins  l'en- 
voyèrent aux  eaux  de  Spa  ,  croyant  s'en 
défaire  ;  mais  il  sentit  que  ce  remède  n'étoit 
pas  propre  à  son  mal  ,  il  regagna  Berlin 
avec  peine  ,  où  il  mourut  le  i5  de  Septembre 
1753  ,   âgé  de  56  ans. 

Monsieur  de  Knobelsdorf  avoit  un  carac- 
tère de  candeur  et  de  probité  qui  le  fit  esti- 
mer généralement;  il  aimoit  la  vérité  et  se 
persuadoit  qu'elle  n'offensoit  personne ,  il 
Tecrardoit  la  complaisance  comme  une  gêne, 
et  fuyoit  tout  ce  qui  paroissoit  contraindre 
sa  liberté  ;  il  falloit  le  connoître  particuliè- 
rement pour  sentir  tout  son  mérite.  Il  favo- 
risa les  talens  ,  il  aima  les  artistes  ,  et  se 
faisoitplutôt  rechercher  qu'ilne  se  produisoit. 
îl  faut  surtout  dire  à  son  éloge  ,  qu'il  ne 
confondit  jamais  l'mulation  avec  l'envie  ; 
sent'imens  si  différens  en  efïet ,  et  qu'on  ne 
sauroit  assez  recommander  aux  savans  et  aux 
artistes  de  distinguer  pour  leur  honneur^ 
pour  leur  repos  ,  et  pour  le  bien  de  la  sq-^ 
eiécé» 


ELOGE 


DE    LA    METTRIE. 


J 


ULIEN    OFFRAY    DE    LA    METTRIE  naquit  a 

Saint  Malo  5  le  35  Dec.  1709,  de  Julien 
XDffray  de  la  Mettrie  et  de  Marie  Gaudron  , 
qui  vivoient  d'un  commerce  assez  considé- 
rable pour  procurer  une  bonne  éducation  à 
leur  fils.  Ils  l'envoyèrent  au  collège  de  Cou- 
tance  pour  faire  ses  humanités  ,  d'où  il  passa 
à  Paris  dans  le  collège  du  Plessis;  il  fit  sa 
rhétorique  à  Caen  ,  et  comme  il  avoit  beau- 
coup de  génie  et  d'imagination,  il  remporta 
tous  les  prix  de  l'éloquence  ;  il  étoitné  ora- 
teur; il  aimoit  passionnément  la  poésie  et 
les  belles  lettres  ;  mais  son  père  ,  qui  crut 
qu'il  y  avoit  plus  à  gagner  pour  un  ecclésias- 
tique que  pour  un  poëte ,  le  destina  à  l'é- 
glise 3  il  l'envoya  l'année  suivante  au  collège 


îl6o  ÉLOGE 

du  Plessis ,  où  il  fit  sa  logique  sous  Mr.  Cor- 
dier  5   qui  étoit  plus  janséniste  que  logicien. 

C'est  le  caractère  d'une  ardente  imagina- 
tion de  saisir  avec  force  les  objets  qu'on 
lui  présente  ,  comme  c'est  le  caractère  de 
la  jeunesse  d'être  prévenue  des  premières 
opinions  qu'on  lui  inculque  ;  tout  autre 
disciple  turoit  adopté  les  sentimens  de  son 
maître;  ce  n'en  fut  pas  assez  pour  le  jeune 
la  Mettrie  ;  il  devint  janséniste  ;  et  composa 
un  ouvrage  qui  eut  vogue  dans   le  parti. 

En  1725  il  étudia  la  physique  au  collège 
d'Harcourt ,  et  y  fit  de  grands  progrès.  De 
retour  en  sa  patrie ,  le  sieur  Hunault  ,  mé- 
decin de  Saint  Malo  ,  lui  conseilla  d'em- 
brasser cette  profession  :  on  persuada  le  père  ; 
on  l'assura  que  les  remèdes  d'un  médecin 
médiocre  rapporteroient  plus  que  les  abso- 
lutions d'un  bon  prêtre.  D'abord  le  jeune 
la  Mettrie  s'appliqua  à  Tanatomie;  il  disséqua 
pendant  deux  hivers  ;  après  quoi  il  prit  en 
17'25  à  Rheims  le  bonnet  de  docteur  ,  et  y 
fut  reçu  médecin. 

En  1733  il  fut  étudier  à  Leyde  sous  le 
fameux  Boerhave.  Le  maître  étoit  digne  de 
l'écolier  5  et  l'écolier  se  rendit  bientôt  digne 
du  maître.  Mr.  la  Mettrie  appliqua  toute  Li 
sagacité  de  son  esprit  à  la  connoissance  et 


DE     LA     METTRIE.-  l6t 

à  la  cure  des  infirmités  humaines  ;  et  il 
devint  grand  médecin  dès  qu'il  voulut  l'être. 
En  1734  il  traduisit,  dans  ses  momens  de 
loisir,  le  traité  de  feu  Mr.  Boerhaave  ,  son 
Aplirodisiacus  5  et  y  joignit  une  dissertation 
sur  les  maladies  vénériennes  5  dont  lui-même 
étoit  l'auteur.  Les  vieux  médecins  s'élevèrent 
en  France  contre  un  écolier  qui  leur  faisoit 
l'affront  d'en  savoir  autant  qu'eux.  Un  des 
plus  célèbres  médecins  de  Paris  lui  fit  l'hon- 
neur de  critiquer  son  ouvrage,  (marque 
certaine  qu'il  étoit  bon.)  La Mettrie  répliqua; 
et ,  pour  confondre  d'autant  plus  son  adver- 
saire, en  1 736  il  composa  un  traité  du  Vertige^ 
estimé  de  tous  les  médecins  impartiaux. 

Par  un  malheureux  effet  de  l'imperfection 
humaine  ,  une  certaine  basse  jalousie  est 
devenue  un  des  attributs  des  gens  de  lettres; 
elle  irrite  l'esprit  de  ceux  qui  sont  en  posses- 
sion des  réputations  contre  les  progrés  des 
naissans  génies  ;  cette  rouille  s'attache  aux 
talens  sans  les  détruire  ,  mais  elle  leur  nuit 
quelquefois.  Mr.  la  Mettrie ,  qui  avançoit  à 
pas  de  géant  dans  la  carrière  des  sciences  , 
souffrit  de  cette  jalousie  ,  et  sa  vivacité  l'y 
rendit  trop  sensible. 

Il  traduisit  à  Saint  Malo  les  Aphorismes  de 
Boerhaave,  la  Matière  médicale,  les  Procédés 

Oeuv'.  de  Fr,  IL   T.  IIL  ^    L 


i6q  éloge 

chimiques ,  la  Théorie  chimique ,  et  les  Insti- 
tutions du  même  auteur.  Il  publia  presque 
en  même  temps  un  abrégé  de  Sydenham. 
Le  jeune  médecin  avoit  appris  par  une  expé- 
rience prématurée ,  que  pour  vivre  tranquille 
il  vaut  mieux  traduire  que  composer;  mais 
c'est  le  caractère  du  génie  de  s'échapper  à  la 
réflexion.  Fort  de  ses  propres  forces  ,  si  je 
puis  m'exprimer  ainsi  5  et  rempli  des  recher- 
ches de  la  nature  qu'il  faisoit  avec  une  dex- 
térité infinie  ,  il  voulut  communiquer  au 
public  les  découvertes  utiles  qu'il  avoit  faites. 
Il  donna  son  traité  sur  la  petite  Vérole ,  sa 
Médecine  pratique  ,  et  six  volumes  de  comment 
taires  sur  la  Physiologie  de  Boerhaave  ;  tous 
ces  ouvrages  parurent  à  Paris  ,  quoique  l'au- 
teur les  eût  composés  à  Saint  Malo.  Il  joignoit 
à  la  théorie  de  son  art  une  pratique  toujours 
heureuse  ;  ce  qui  n'est  pas  un  petit  éloge 
pour  un  médecin. 

En  1 74Q  Mr  la  Mettrie  vint  à  Paris  ,  attiré 
par  la  mort  de  Mr  Hunault ,  son  ancien 
maître;  les  sieurs  Morand  et  Sidobre  le  pla- 
cèrent auprès  du  Duc  de  Grammont ,  et  peu 
de  jours  après ,  ce  seigneur  lui  obtint  le 
brevet  de  médecin  des  gardes  ;  il  accompagna 
ce  Duc  à  la  guerre  ,  et  fut  avec  lui  à  la  ba- 
taille de  Dettingue^  au  siège  de  Fribourg, 


DE     LA    METTRIE.'  l53 

et  à  la  bataille  de  Fontenoi  ,  où  il  perdit 
son  protecteur,  qui  y  fut  tué  d'un  coup 
de  canon. 

Mr  la  Mettrie  ressentit  d'autant  plus  vive- 
ment cette  perte  ,  que  ce  fut  en  même  temps 
recueil  de  sa  fortune.  Voici  ce  qui  y  donna 
lieu.  Pendant  la  campagne  de  Fribourg  Mr 
la  Mettrie  fut  attaqué  d'une  fièvre  chaude  : 
une  maladie  est  pour  un  philosophe  une  école 
de  physique  ;  il  crut  s'apercevoir  que  la 
faculté  de  penser  n'étoit  qu'une  suite  de 
l'organisation  de  la  machine  ,  et  que  le  déran- 
gement des  ressorts  influoit  considérable- 
ment sur  cette  partie  de  nous-mêmes  que 
les  métaphysiciens  appellent  l'ame.  Rempli 
de  ces  idées  pendant  sa  convalescence  ,  il 
porta  hardiment  le  flambeau  de  l'expérience 
dans  les  ténèbres  de  la  métaphysique  ;  il 
tenta  d'expliquer  ,  à  l'aide  de  l'anatomie  , 
la  texture  déliée  de  l'entendement ,  et  il  ne 
trouva  que  de  la  mécanique  où  d'autres 
avoient  supposé  une  essence  supérieure  à  la. 
matière.  Il  fit  imprimer  ses  conjectures  phi- 
losophiqus  sous  le  titre  d'Histoire  naturelle, 
de  lame.  L'aumônier  du  régiment  sonna  le 
tocsin  contre  lui  j  et^d'abord  tous  les  dévots 
crièrent. 


L  q 


64  ÉLOGE 

Le  vulgaire  des  ecclésiastiques  est  comme 
Don  Quichotte,  qui  trouvoit  des  avemures 
merveilleuses  dans  des  événemens  ordinaires; 
ou  comme  ce  fameux  militaire  ,  qui  trop 
rempli  de  son  système,  trouvoit  des  colonnes 
dans  tous  les  livres  qu'il  lis  oit.  La  plupart 
des  prêtres  examinent  tous  les  ouvrages  de 
littérature  comme  si  c'étoient  des  traités  de 
théologie;  remplis  de  ce  seul  objet,  ils 
voient  des  hérésies  partout;  de  là  viennent 
tant  de  faux  jugemens  ;  et  tant  d'accusations 
formées  ,  pour  la  plupart ,  mal  à  propos 
contr(e  les  auteurs.  Un  livre  de  physique  doit 
être  lu  avec  l'esprit  d'un  physicien  ;  la  na- 
ture ,  la  vérité  est  son  juge  ;  c'est  elle  qui 
doit  l'absoudre  ou  le  condamner  :  un  livre 
d'astronomie  veut  être  lu  dans  un  même  sens. 
Si  un  pauvre  médecin  prouve  qu'un  coup 
de  bâton  fortement  appliqué  sur  le  crâne 
dérange  l'esprit,  ou  bien  qu'à  un  certain 
degré  de  chaleur  la  raison  s'égare  ,  il  faut 
lui  prouver  le  contraire ,  ou  se  taire.  Si  un 
astronome  habile  démontre,  malgré  Josué,' 
que  la  terre  et  tous  les  globes  célestes  tour- 
nent autour  du  soleil,  il  faut  oumieux  calculer 
que  lui ,   ou  souffrir  que  la  terre  tourne. 

Mais  les  théologiens  ,   qui  par  leurs  appré- 
hensionè  -continuelles  pourroient  faire  croire 


DE     LA     Tvl  E  T  1  R  I  E.  l63 

aux  foibles  que  leur  cause  est  mauvaise  ^  ne 
s'embarrassent  pas  de  si  peu  de  chose.  Ils 
s'obstinèrent  à  trouver  des  semences  d'hérésie 
dans  un  ouvrage  qui  traitoit  de  physique  : 
l'auteur  essuya  une  persécution  affreuse ,  et 
les  prêtres  soutinrent  qu'un  médecin  accusé 
d'hérésie  ,  ne  pouvoit  pas  guérir  les  gardes 
françoises. 

A  la  haine  des  dévots  se  joignit  celle  de 
ses  rivaux  de  gloire;  celle-ci  se  ralluma  sur 
un  ouvrage  de  Mr  la  Mettrie ,  intitulé  ,  la 
Politique  des  Médecins.  Un  homme,  plein  d'ar- 
tifice et  dévoré  d'ambition  ,  aspiroit  à  la  place 
vacante  de  premier  médecin  du  Roi  de 
France  ;  il  crut  ,  pour  y  parvenir,  qu'il  lui 
sufïisoit  d'accabler  de  ridicule  ceux  de  ses 
confrères  qvd  pouvoient  prétendre  à  cette 
charge.  Il  fit  un  libelle  contre  eux  ;  et  abusant 
de  la  facile  amitié  de  Mr  la  Mettrie  ,  il  le 
séduisit  à  lui  prêter  la  volubilité  de  sa  plume, 
et  la  fécondité  de  son  imagination  ;  il  n'en 
fallut  pas  davantage  pour  achever  de  perdre 
un  homme  peu  connu  ,  contre  lequel  étoient 
toutes  les  apparences ,  et  qui  n'avoit  de  pro^- 
tection  que  son  mérite. 

Mr  la  Mettrie,  pour  avoir  été  trop  sincère 
comme  philosophe  ,  et  trop  oificieux  comme 
ami  5  fut  obligé  de  renoncer  a  sa  patrie.  Le 

L  3 


%66  ÉLOGE 

Duc  de  Duras  et  le  Vicomte  du  Chaila  lui 
conseillèrent  de  se  soustraire  à  la  haine  des 
prêtres  et  à  la  vengeance  des  médecins.  Il 
quitta  donc  en  1746  les  hôpitaux  de  l'armée, 
où  Mr  de  Séchelles  l'avoit  placé  ,  et  vint 
philosopher  tranquillement  à  Leyde.  Il  y 
composa  sa  Pénélope ,  ouvrage  polémique 
contre  les  médecins  ,  où  ,  à  l'exemple  de 
Démocrite  ,  il  plaisantoit  sur  la  vanité  de  sa 
profession  :  ce  qu'il  y  -eut  de  singulier  ,  c'est 
.  que  les  médecins  ,  dont  la  charlatanerie  y 
est  peinte  au  vrai,  ne  purent  s'empêcher 
d'en  rire  eux-mêmes  en  le  lisant  ;  ce  qui 
marque  bien  qu'il  se  trouvoit  dans  l'ouvrage 
plus  de  gaieté  que  de  malice. 

Mr  la  Mettrie  ayant  perdu  de  vue  ses 
hôpitaux  et  ses  malades ,  s'adonna  entière- 
ment à  la  philosophie  spéculative  ;  il  fit  son 
Homme  machine  ^  ou  plutôt  il  jeta  sur  le  papier 
quelques  pensées  fortes  sur  le  matérialisme, 
qu'il  s'étoit  sans  doute  proposé  de  rédiger. 
Cet  ouvrage  ,  qui  devoit  déplaire  à  des  gens 
qui  par  état  sont  ennemis  déclarés  des  pro- 
grès de  la  raison  humaine,  révolta  tous  les 
prêtres  de  Leyde  contre  l'auteur  :  calvinistes, 
catholiques  et  luthériens  oublièrent  en  ce 
moment  que  la  consubstantiation  ,  le  libre 
arbitre,  la  messe  des  morts ,  et  Tinfaillibilité 


DE     LA     M  E  T  T  îl  I  E.  167 

du  pape  les  divisoient;  ils  se  réunirent  tous 
pour  persécuter  un  philosophe  qui  avoit  de 
plus  le  malheur  d'être  François  ,  dans  un 
temps  où  cette  monarchie  faisoit  une  guerre 
heureuse  à  leurs  Hautes  Puissances, 

Le  titre  de  philosophe  et  de  malheureux 
fut  suffisant  pour  procurer  à  Mr  la  Mettrie 
lin  asile  en  Prusse ,  avec  une  pension  du 
Roi.  Il  se  rendit  à  Berlin  au  mois  de  Février 
de  l'année  1748  ;  il  y  fut  reçu  membre  de 
l'académie  royale  des  sciences.  La  médecine 
le  revendiqua  à  la  métaphysique  ,  et  il  fit 
un  traité  de  la  Dyssenterie ,  et  un  autre  de 
Y  Asthme  ,  les  meilleurs  qui  ayent  été  écrits 
sur  ces  cruelles  maladies.  Il  ébaucha  différens 
ouvrages  sur  des  matières  de  philosophie 
abstraite  qu'il  s'étoit  proposé  d'examiner  ; 
et  par  une  suite  des  fatalités  qu'il  avoit 
éprouvées  ,  ces  ouvrages  lui  furent  dérobés  ; 
nia.is  il  en  demanda  la  suppression  aussitôt 
qu'ils  parurent. 

Mr  la  Mettrie  mourut  dans  la  maison  de 
MilordTirconnel,  Ministre  plénipotentiaire 
de  France  ,  auquel  il  avoit  rendu  la  vie.  Il 
semble  que  la  maladie  ,  connoissant  à  qui 
elle  avoit  à  faire  ,  ait  eu  l'adresse  de  l'atta- 
quer d'abord  au  cerveau  ,  pour  le  terrasser 
plus  sûrement  :    il    prit  une   fièvre    chaude 

L4 


l65  ÉLOGE   DE   LA   METTRIE. 

avec  un  délire  violent  :  le  malade  fut  obligé 
d'avoir  recours  à  la  science  de  ses  collègues, 
et  il  n'y  trouva  pas  la  ressource  qu'il  avoit 
si  souvent,  et  pour  lui  et  pour  le  public , 
trouvée   dans  la  sienne  propre. 

Il  mourut  le  ii  de  Novembre  i75i  ,  âgé 
de  43  ans.  Il  avoit  épousé  Louise  Charlotte 
Dréauno  ,  dont  il  ne  laissa  qu'une  fille  âgée 
de  cinq  ans  et  quelques  mois. 

Mr  la  Mettrie  étoit  né  avec  un  fond  de 
gaieté  naturelle  intarissable  ;  il  avoit  l'esprit 
vif  5  et  l'imagination  si  féconde  ,  qu'elle  fai- 
soit  croître  des  fleurs  dans  le  terrain  aride 
de  la  médecine.  La  nature  Tavoit  fait  orateur 
et  philosophe  ;  mais  un  présent  plus  précieux 
encore  qu'il  reçut  d'elle  ,  fut  une  ame  pure 
et  un  coeur  serviable.  Tous  ceux  auxquels 
les  pieuses  injures  des  théologiens  nen 
imposent  pas  ,  regrettent  en  Mr  la  Mettrie 
Uîi  honnête  homme  et  un  savant  médecin. 


■H^wasaBaB 


ELOGE 

DU  GÉNÉRAL  DE  STILL. 


C 


HRISTOFLE  LoUIS  DE  STILL  naquit  â 
Berlin  l'an  1696,  d'Ulric  de  Still ,  Lieute- 
nant Général  des  armées  du  Roi  ,  Comman- 
dant de  la  ville  de  Magdebourg  ;  et  de  Marie 
de  Cosel.  Il  fit  ses  humanités  au  collège  de 
Helmstedt ,  et  acheva  de  se  perfectionner 
dans  ses  études  à  l'université  de  Halle. 
L'amour  des  lettres  n'altéra  pas  en  lui  le 
désir  de  la  gloire  :  en  1 7 1 5  ,  lorsque  la  guerre 
survint  avec  la  Suède  ,  Mr  de  Still  voulut 
servir  sa  patrie  ;  il  fit  le  siège  de  Stralsund, 
et  de  l'infanterie  il  passa  dans  la  cavalerie  ,' 
pour  laquelle  sa  vivacité  sembloitle  destiner. 
Il  ne  se  contentoit  pas  d'avoir  une  charge, 
il  vouloit  être  digne  de  la  remplir.  La  lon- 
gue paix  depuis  l'année  1717  jusqu'à  1733 
n'avoit  fourni  aux  militaires  aucune  occasion 

L  5 


370  ELOGE 

d'acquérir  l'expérience  de  leur  art.  Tous 
ëtoient  réduits  à  la  simple  théorie ,  qui  en 
comparaison  de  l'expérience  ne  doit  se  regar- 
der que  comme  l'ombre  à  l'égard  de  l'objet 
réel.  A  la  mort  d'Auguste  premier  ,  Roi  de. 
Pologne  5  Mr  de  Still  ne  laissa  point  échapper 
l'occasion  qui  se  présenta  à  lui;  il  assista 
aux  fameux  siège  de  Dantzickqui  se  fit  sous 
la  direction  du  Maréchal  Munich  ,  et  il  eut 
la  satisfaction  de  faire  sous  le  Prince  Eugène 
la  dernière  campagne  où  ce  Prince  commanda 
sur  le  Rhin.  Après  la  mort  du  feu  Roi  ,  le 
Roi  d'à  présent  le  nomma  Gouverneur  de 
son  frère  ,  le  Prince  Henri.  Mr  de  Still  étoit 
d'autant  plus  cjigne  de  cet  emploi,  qu'il 
réunissoit  les  qualités  du  coeur  aux  talens 
de  l'esprit,  et  aux  vertus  militaires.  Au  re- 
nouvellement de  l'académie  ,  Mr  de  Still  en 
fut  élu  Curateur.  Il  est  honteux  de  le  dire,' 
mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai ,  qu'on  trouve 
rarement  parmi  les  personnes  de  naissance 
des  esprits  aussi  éclairés  que  le  sien,  et  un 
mérite  aussi  digne  de  l'académie  que  l'avoit 
Mr  de  Still.  Il  n'étoit  point  étranger  aux 
différentes  sciences  que  notre  académie  réunit 
en  corps  ;  il  auroit  même  été  capable  de 
nous  enrichir  de  ses  travaux  littéraires ,  si  ses 
différentes  fonctions  ne  lui  en  avoient  dérobé 


DU    GENERAL   DE    STILL.         171 

le  temps.  Son  penchant  le  portoit  aux  belles 
lettres  ;  il  préféroit  aux  sciences  austères  les 
2;râces  de  l'éloquence  ,  non  pas  cette  pra- 
fusion  de  mots  qui  n'opère  qu'une  espèce 
de  bourdonnement  agréable  aux  oreilles, 
mais  la  force  des  pensées  qui  par  des  expres- 
sions majestueuses  forcent  l'auditeur  à  les 
entendre  ,  persuade  ,  et  entraîne  les  suffrages. 
Il  re^ardoit  les  anciens  comme  nos  maîtres, 
et  leur  donnoit  surtout  la  préférence  sur  les 
modernes  par  l'étude  plus  profonde  de  leur 
art  qu'ils  avoient  faite.  Nous  lui  avons  sou- 
vent entendu  dire ,  qu'autrefois,  un  homme 
pouvoit  devenir  habile ,  parce  qu'il  ne  con- 
sacroit  ses  talens  qu'à  l'art  qu'il  embrassoit; 
mais  que  le  goût  de  notre  siècle  pour  l'uni- 
versalité des  sciences  ne  pouvoit  produire 
que  des  hommes  superficiels  en  tout  genre  ; 
et  il  regardoit  ce  goût  comme  la  cause  de 
la  décadence  des  lettres  :  il  ne  croyoit  pas 
que  Virgile  dût  commenter  Euclide  ,  ni 
Platon  faire  des  vaudevilles  ;  la  vie  d'un 
homme  ne  suffisant  pas  pour  approfondir  une 
science.  La  guerre  tira  bientôt  Mr  de  Still  de 
l'asile  des  Muses;  il  suivit  le  Roi  en  Moravie 
l'année  174Q.  Il  reçut  en  1743  le  régiment 
de  cavalerie  du  Prince  Eugène  d'Anhalt ,  et 
fut  de  la  promotion  des  Majors  Généraux. 


Ï72  ELOGE 

La  seconde  guerre  de  1745  lui  fournit  des 
occasions  pour  déployer  ses  vertus  militaires  ; 
il  battit  avec  sa  brigade  le  Général  Nadasti 
dans  une  affaire  d'avant-garde  auprès  de 
Landshut ,  et  le  poursuivit]  usqu'en  Bohème. 
Peu  de  temps  après  il  fut  blessé  à  la  bataille 
de  Friedberg  :  il  est  superflu  de  dire  qu'il  y 
acquit  de  la  gloire.  Les  exploits  que  lit  la 
cavalerie  prussienne  en  ce  jour-là  sont  trop 
connus  pour  les  rappeler  ici.  Après  l'expé- 
dition de  Saxe ,  Mr  de  Still  revint  avec  le 
Roi  à  Berlin  ,  où  il  trouva  Mr  de  Maupertuis, 
devenu  depuis  peu  Président  de  l'académie; 
il  participa  à  la  joie  que  tout  notre  corps 
ressentit  d'avoir  à  sa  tête  un  savant  aussi 
illustre.  Les  sciences  et  les  arts  se  tiennent 
tous  comme  par  la  main  :  la  méthode  qui 
conduit  un  géomètre  dans  les  profondeurs 
de  la  nature ,  ou  qui  guide  un  philosophe 
dans  les  ténèbres  de  la  métaphysique  ,  est 
la  même  pour  tous  les  arts.  Mr  de 
Still  5  qui  avec  le  goût  des  sciences  s'étoit 
acquis  cette  méthode  ,  voulut  l'appliquer 
à  un  métier  qu'il  faisoit  avec  succès  ,  et 
qui  dans  la  guerre  Tavoit  couvert  de  gloire  ; 
il  composa  un  ouvrage  sur  l'origine  et  les 
progrès  de  la  cavalerie  :  ce  que  nous  en 
avons  vu  est  plein  de  recherches  curieuses. 


DU    GENERAL  DE    S  T  I  L  L.         173 

et  de  détails  remplis  d'érudition.  Il  Tavoit 
poussé  jusqu'à  l'an  1750,  et  la  mort  l'em- 
pêcha d'achever  ce  que  ses  recherches  au- 
roient  eu  de  plus  intéressant  à  nous  appren- 
dre. Le  manuscrit  est  entre  les  mains  de  sa 
famille  :  ce  seroit  une  perte  pour  le  public 
s'il  étoit  frustré  de  cet  héritage. 

Depuis  l'année  i75o  Mr  de  Still  se  sentit 
attaqué  d'un  asthme ,  qui  allant  toujours 
en  empirant  5  causa  enfin  sa  mort  le  19 
d'Octobre  i75q.  Il  avoir  épousé  Charlotte 
de  Hus  5  fille  du  Président  de  la  Régence 
de  Magdebourg  ;  il  laissa  deux  fils  ,  qui 
sont  officiers  ,  et  quatre  filles ,  dont  deux 
sont  en  bas  âge.  Il  avoit  le  coeur  serviable, 
plein  de  candeur  et  de  désintéressement  5 
sa  sagesse  étoit  gaie  ,  et  sa  joie  étoit  sao-e. 
Les  talens  de  son  esprit  ne  servoient  qu'à 
IP'  relever  les  qualités  de  son  coeur;  né  pour 
les  arts  comme  pour  la  guerre  ,  pour  la  cour 
comme  pour  la  retraite  ,  il  étoit  de  ce  petit 
^  nombre  de  gens  qui  ne  devroient  jamais 
mourir;  mais  comme  la  vertu  ne  se  dérobe 
pas  aux  atteintes  de  la  mort ,  il  a  su  survivre 
à  lui-même  en  laissant  un  nom  cher  aux 
arts  ,  et  estimé  des  honnêtes  gens. 


me 


ELOGE 

DU 

PRINCE     HENRI 

DE   PRUSSE.  *) 


Messieurs, 

I  l'affliction  est  permise  à  un  homme  rai- 
sonnable, c'est  sans  doute  quand  il  partage 
avec  sa  patrie  et  un  peuple  nombreux  la  dou- 
leur d'une  perte  irréparable.  Bien  loin  que 
l'objet  de  la  philosophie  soit  d'étouffer  la 
nature  en  nous ,  elle  se  borne  à  régler  et 
modérer  les  écarts  des  passions  :  en  munis- 
sant le  cœur  du  sage  d'assez  de  fermeté  pour 
soutenir  l'infortune  avec  grandeur  d'ame , 
elle  le  blâmeroit  si  dans  un  engourdissement 
stupide  il  voyoit  d'un  oeil  insensible  les  per- 
tes et  les  désastres   de   ses  concitoyens.    Me 

*)  Lu  da.nî5  l'assemblée  extraordinaire  de  racad.mie  royale 
des  fciences  le  30  Décembre  1767^ 


ÉLOGE  DU  HRINCE  HENRI  DE  PRUSSE.      175 

seroit-il  donc  permis  de  demeurer  seul  insen- 
sible au  funeste  événement  qui  trouble  la  sé- 
rénité de  vos  jours  ,  à  la  vue  du  spectacle 
lugubre  qui  vient  de  vous  frapper,  à  ce 
triomphe  de  la  Mort  qui  s'élève  des  trophées 
de  nos  dépouilles  ,  et  qui  s'applaudit  de 
s'être  immolé  nos  plus  illustres  têtes?  Non, 
Messieurs,  mon  silence  seroit  criminel  :  il 
me  doit  être  permis  de  mêler  ma  voix  à  celle 
de  tant  de  citoyens  vertueux  ,  "qui  déplorent 
la  destinée  d'un  jeune  Prince  que  les  Dieux 
n'ont  fait  que  montrer  à  la  terre.  De  quel- 
que côté  que  je  tourne  mes  regards,  je  n'a- 
perçois que  des  fronts  abattus  ,  des  visages 
sombres  ,  l'empreinte  de  la  douleur  ,  des 
ruisseaux  de  larmes  qui  coulent  des  yeux  ; 
je  n'entends  que  des  soupirs  et  des  regrets 
étouffés  par  des  sanglots.  Ceci  me  rappelle 
la  famille  royale  éplorée,  redemandant,  mais 
hélas  en  vain ,  le  Prince  aimable  qu'elle  a 
perdu  pour  toujours. 

La  haute  naissance  qui  approchoitle  Prince 
Henri  si  prés  du  trône ,  ne  fut  pas  la  cause 
d'une  douleur  si  universelle  :  la  grandeur,  l'il- 
lustration ,  la  puissance  n'inspirent  que  la 
crainte ,  une  soumission  forcée ,  et  des  res- 
pects aussi  vains  que  l'idole  qui  les  reçoit  : 
l'idole  tombe-t-eile  ?  la  considération  iinit , 


jyÔ  ÉLOGE 

et  la  malignité  la  brise.  Non ,  Messieurs  ,  ce 
n'étoit  pas  l'ouvrage  de  la  Fortune  qu'on 
eftimoit  dans  le  Prince  Henri,  mais  l'ouvrage 
de  la  Nature  ,  mais  les  talens  de  l'esprit ,  mais 
les  qualités  du  cœur  ,  mais  le  mérite  de 
l'homme  même.  S'il  n'avoit  eu  qu'une  ame 
vulgaire,  peut-être  par  bienséance  lui  eût-on 
prodigué  de  froids  regrets,  démentis  par  l'in- 
différence publique  ;  des  éloges  peines,  enten- 
dus avec  ennmi;  de  frivoles  démonstrations 
de  sensibilité  ,  qui  n'auroient  pas  abusé  les 
plus  stupides:  et  son  nom  auroit  été  con- 
damné à  un  éternel  oubli. 

Hélas  ,  que  nous  sommes  éloignés  de  nousf 
trouver  dans  ce  cas  !  N'eût-il  été  qu'un  par- 
ticulier ,  le  Prince  Henri  auroit  gagné  les 
cœurs  de  tous  ceux  qui  l'auroient  approché. 
En  effet,  qui  pouvoit  se  refuser  à  son  air 
affable  ,  à  son  abord  facile ,  à  ce  caractère  de 
douceur  qui  ne  le  quittoit  jamais  ,  à  ce  cœur 
tendre  et  compatissant ,  à  ce  génie  plein  de 
noblesse  et  d'élévation,  à  cette  maturité  de 
raison  dans  l'âge  des  égaremens ,  à  cet  amour 
des  sciences  et  de  la  vertu  dans  cette  vive 
jeunesse  où  la  plupart  des  hommes  n'ont 
qu'un  instinct  de  plaisir  et  de  folie  ,  enfin  à 
cet  assemblage  admirable  de  talens  et  de  ver- 
tus qui  se  rencontrent  si  rarement  chez  des 

par- 


DU    PRINCE   HENRI   DE    PRUSSE.     I77 

particuliers,  plus  rarement  encore  parmi  les 
personnes  d'une  haute  naissance  ,  parce  que 
]eur  nombre  est  moins  considérable  ?  _ 

Se  trouveroit-il  dans  cette  assemblée  quel- 
que esprit  assez  méchant,  assez  satirique, 
censeur  assez  dur,  assez  impitoyable,  qui, 
osant  tourner  en  dérision  le  sujet  respectable 
de  notre  juste  douleur,  trouvât  à  redire  que 
nous  entreprenions  aujourd'hui  Teloge  d'un 
enfant  qui  a  passé  avec  rapidité  ,  et  qui  n'a 
laissé  aucune  trace  de  son  existence  ?  Non, 
Messieurs  ,  j'ai  une  trop  haute  idée  du  carac- 
tère de  cette  nation,  pour  soupçonner  qu'on 
y  trouve  des  hommes  féroces  par  insensibi- 
lité ,  et  inhumains  par  esprit  de  contradic- 
tion :  on  peut  ignorer  nos  pertes,  mais  on 
jie  peut  les  connoître  qu'avec  attendrisse^ 
nient.  S'il  se  trouvoit  ailleurs  de  ces  censeurs 
dédaigneux,  que  ne  pourrions-nous  pas  leur 
répondre  ? 

Se  figurent -ils  que  tout  un  peuple  se 
trompe,  quand  à  la  mort  d'un  jeune  Prince 
il  donne  les  marques  de  la  plus  profonde 
douleur?  Croient-ils  qu'on  gagne  la  faveur 
du  public,  et  qu'on  peut  le  mettre  dans  une 
espèce  d'enthdusiasme  sans  mérite  P  Pensent-» 
ils  que  le  genre  humain,  si  peu  disposé  à  don- 
ner son  sulïrage  ,   l'accorde  légèrement,   s'il 

Ocuv-deFr,JL  T.llL  M 


17S  ÉLOGE 

n'y  est  forcé  par  la  vertu  ?  Qu'ils  convien- 
nent donc  que  cet  enfant ,  qui  n'a  laissé 
aucune  trace  de  son  existence ,  méritoit  nos 
regrets,  tant  par  ce  que  nous  espérions  de 
lui,  que  par  le  peu  de  princes  qu'il  nous 
restoît  à  perdre.  Justifions  les  larmes  de  la 
famille  royale  ,  les  regrets  des  véritables  ci- 
toyens attachés  au  gouvernement ,  et  la  cons- 
ternation publique  à  la  nouvelle  d'une  perte 
aussi  importante. 

Qu'est-ce  qui  fait.  Messieurs ,  la  force  des 
États?  Sont -ce  des  limites  étendues,  aux- 
quelles il  faut  des  défenseurs?  Sont- ce  des 
richesses  accumulées  par  le  commerce  et 
l'industrie  ,  qui  ne  deviennent  utiles  que  par 
leur  bon  emploi?  Sont-ce  des  peuples  nom- 
breux,  cjui  se  détruiroient  eux-mêmes  s'ils 
manquoient  de  conducteurs?  Non,  Messieurs, 
ces  objets  sont  des  matériaux  bruts  ,  qui  n'ac- 
quièrent de  prix  et  de  considération  qu'au- 
tant que  la  sagesse  et  l'habileté  savent  les 
mettre  en  œuvre.  La  force  des  Etats  consiste 
dans  les  grands  hommes  que  la  Nature  y  fait 
naître  à  propos.  Parcourez  les  annales  du 
monde,  vous  verrez  que  les  temps  d'élévation 
et  de  splendeur  des  emxpires  ont  été  ceux  où 
des  génies  sublimes^,  des  âmes  vertueuses, 
des  hommes  doués  d'un  mérite  éminent  y 


DU   PRINCE    HENRI   DE    PRUSSE.     179 

ont  brillé  ,  en  soutenant  le  poids  du  gouver* 
nement  par  leurs  eflPorts  généreux.    C'est  ce 
sentiment  confus  qui  rend  le  public  sensible 
à  la  mort  des  hommes  d'une  naissance  illus- 
tre ,  parce  qu'il  attendoit  d'eux  des  services 
importans.  Comme  on  regrette  plus  la  perte 
d'une  tendre  plante,   qui   est  près   de  pro- 
duire 5   et  qu'un   hiver   rigoureux  emporte, 
que  celle  d'un    arbre   antique    dont  la  sève 
tarie    a  desséché   les    rameaux;    de   même. 
Messieurs ,  le  public  est  plus   sensible   aux 
espérances  qu'on  lui  enlève  ,  lorsqu'il  touche 
au  moment  d'en  jouir,  qu'à  la  perte  de  ceux 
dont  la  caducité  ne  lui  fait  plus  attendre  les 
mêmes  services  qu'ils  lui  rendirent  dans  leur 
jeunesse. 

Sur  qui  pouvions  -  nous  jamais  fonder  de 
plus  solides  espérances  ,  que  sur  un  Prince 
dont  les  moindres  actions  nous  découvroient 
le  caractère  admirable ,  et  nous  annonçoient 
de  quoi  il  seroit  capable  un  jour?  Hélas  ! 
nous  voyions  le  germe  des  talens  et  des  vertus 
s'accroître  et  prospérer  dans  un  champ  qui 
nous  promettoit  de  riches  moissons. 

Les  personnes  les  plus  éclairées,  ceux  qui 
ont  le  plus  l'usage  de  monde ,  et  qui  en 
même  temps  ont  le  plus  fouillé  dans  le  cœur 
de  l'homme  j  savent  déchiffrer  dans  le  fond 

ÎVI   ^ 


ï8o  ÉLOGE 

du  caractère  les  actions  qu'on  peut  en  at- 
tendre; que  ne  trouvoient-ils  pas  dans  le 
caractère  de  ce  jeune  Prince?  Une  ame  où 
la  vertu  étoit  empreinte ,  un  cœur  plein  de 
sentimens  nobles ,  un  esprit  avide  de  s'ins- 
truire 5  un  génie  de  la  plus  grande  élévation, 
une  raison  mâle  et  prématurée.  Voulez-vous 
des  exemples  de  ce  que  la  raison  pouvoit  sur 
kii  dans  un  âge  aussi  tendre  ?  Rappelez  vous. 
Messieurs  ,  ces  jours  de  troubles  ,  marqués 
par  tant  de  calamités ,  où  l'Europe  ,  dans 
une  espèce  de  délire  5  s'étoit  conjurée  pour 
bouleverser  cette  monarchie;  où  nous  ne 
pouvions  compter  le  nombre  de  nos  ennemis, 
et  où  il  étoit  difficile  de  discerner  nos  amis 
à  des  marques  certaines.  Dans  ce  temps  le 
Prince  de  Prusse  quitta  Magdebourg ,  dont 
les  boulevards  servoient  de  dernier  asile  à  la 
maison  royale ,  pour  accompagner  le  P^oi 
dans  la  campagne  de  1  762.  Le  Prince  Henri, 
qui  brûloit  d'entrer  dans  la  carrière  où  le 
Prince  son  frère  alloit  s'engager,  conçut  que 
non-seulement  sa  jeunesse  l'écartoit  des  fati- 
gues de  la  guerre,  mais  qu'encore  le  Roi  son 
oncle  ne  pouvoit,  sans  inconsidération,  ex- 
poser à  la  fois,  à  des  dangers  évidens ,  toutes 
les  espérances  de  l'État.  Ces  réflexions  tour- 
nèrent toute  son   application  à  l'étude  :   il 


DU    PRINCE  HENRI   DE    PRUSSE.     l8i 

disoit  qu'il  rendroit  utiles  tous  les  momens 
de  son  loisir  qu'il  ne  pouvoit  consacrer  à  la 
gloire.  Ses  progrès  répondirent  à  ses  résolu- 
tions. Il  ne  traitoit  point  l'étude  comme  cette 
jeunesse  frivole  et    corrompue,    qui  par  la 
crainte    des  maîtres    se   hâte  de  remplir  un 
devoir  qui  lui  répugne ,    pour  se  livrer  en- 
suite à  l'oisiveté  ,   ou  bien  à  la  licence  et  à 
la    dépravation    dont   les    exemples    ne    lui 
frayent  que  trop  communément  les  chemins. 
Notre  Prince ,    plus    éclairé ,    savoit    que 
lui-même,  ainsi  que  tous  les  hommes,  n'avoit 
reçu  en  naissant  que  la  capacité  de  s'instruire, 
qu'il  falloit  qu'il  apprît  ce  qu'il  ignoroit,   et 
remplît  sa  mémoire  (ce  magasin  précieux) 
de  connoissances  dont  il  pourr oit  faire  usage 
dans  le  cours  de  sa  vie.  Il  étoit  persuadé  que 
les  lumières  acquises  par  l'étude  rendent  l'ex- 
périence prématurée ,   et  qu'une  théorie  bien 
digérée  conduit  à  une  pratique  facile.  Vou- 
lez-vous savoir  quel  vaste  champ  de  connois- 
sances il  avoit   embrassé?    Depuis  l'histoire 
ancienne  jusquà  la  moderne  ,    il    avoit  tout 
lu:  il  s'étoit   surtout  appliqué   à  s'imprimer 
dans  la   mémoire  les   caractères   des   grands 
hommes ,   les  événemens  principaux  et  frap- 
pans  ,  et  ce  qui  a  le  plus  contribué  à   l'élé- 
vation ou  bien  à  la  décadence  des  empires; 

M  3 


ïSs  ÉLOGE 

ce  choix  exquis  et  précieux,  il  se  l'étoit  rendu 
familier. 

Point  d'ouvrage  militaire  qui  jouit  de  quel- 
que réputation  ,  qu'il  n'ait  étudié  ,  et  'Sur  le- 
quel il  n'ait  consulté  le  sentiment  des  per- 
sonnes expérimentées.  Voulez-vous  des  té- 
moignages encore  moins  équivoques  de  l'ar- 
<ileur  qu'il  témoignoit  de  s'instruire  â  fond 
des  choses  ?  Apprenez  donc ,  Messieurs , 
qu'ayant  parcouru  les  s^rstèmes  différens  de 
fortification,  et  ne  se  sentant  pas  aussi  avancé 
dans  cette  partie  qu'il  l'auroit  désiré  ,  durant- 
sixmois  il  prit  des  leçons  du  Colonel  Ricaut, 
sans  y  avoir  été  incité  par  personne,  et  à 
î'insu  de  ses  parens  mêmes.  O  jeune  hom- 
me! quel  exemple  que  ie'vôtrepour  la  jeu- 
nesse lâche  et  inappliquée  qu'il  faut  contrain- 
dre à  s'instruire  ?  et  que  ne  devoit-on  pas 
se  promettre  de  vos  heureuses  dispositions  ? 
Voulez-vous  des  marques  frappantes  de  la 
solidité  de  son  esprit?  Publions  hardiment 
la  vérité  :  osons  dire  devant  cet  auditoire  il- 
lustre ,  ce  qui  doit  être  au  moins  connu  d'une 
partie  de  ceux  qui  le  composent.  Agé  de 
dix-huit  ans,  le  Prince  savoit r^eiKlre  compte 
des  systèmes  de  Descartes  ,  de  Leibnitz  ,  de 
Malebranche,  et  de  Locke:  non-seulement 
sa  m.émoire  avoit  retenu  toutes  ces  matières 


DU    PRINCE    HENRI    DE    PRUSSE.    l83 

abstraites,  mais  son  jugement  les  avoit  tou- 
tes épurées.  Il  étoit  étonné  de  trouver  dans 
les  recherches  de  ces  grands  hommes  moins 
de  vérités  que  de  suppositions  ingénieuses; 
et  il  etoit  parvenu  à  penser ,  comme  Aris- 
tote  5  que  le  doute  est  le  commencement  de 
la  sagesse. 

o 

Un  jugement  droit,  qui  le  conduisoit  dans 
toutes  ses  démarches,  l'avoit  borné  dans 
l'étude  de  la  géométrie  aux  élémens  d'Eu- 
clide  :  il  disoit  qu'il  abandonnoit  la  géomé- 
trie transcendante  à  des  génies  désœuvrés 
qui  pouvoient  la  cultiver  par  luxe  d'esprit. 
Sera-t-il  croyable  pour  la  postérité  que  ce 
Prince  aimable  ,  ayant  à  peine  passé  le  seuil 
du  sanctuaire  des  sciences,  ait  dû  faire 
rougir  tant  de  savans  blanchis  sous  le  har- 
nois ,  qui  remplissant  leur  mémoire ,  n'ont 
jamais  éclairé  leur  raison? 

Un  bon  esprit  apporte  des  dispositions  à 
tout  ce  qu'il  veut  entrepfendre  :  il  est  tel 
qu'im  Protée  ,  qui  change  sans  peine  de  for- 
mes ,  et  paroît  toujours  réellement  l'objet 
qu'il  représente.  Notre  Prince,  qui  étoit  né 
avec  ce  don  heureux  ,  ne  laissa  point  échap-» 
per  la  pratique  de  l'art  militaire  à  la  splière 
de  ses  connoissances  :  il  parolssoit  né  pour 
tout  ce  qu'il  fai^oit.  Son  émulatiou  et  scn 

IM   A. 


1S4  ELOGE 

penchant  se  découvroient  surtout  dans  ces 
courses  annuelles,  où  se  trouvant  à  la  suite  du 
Roi  il  parcouroit  les  provinces  ;  il  connois- 
soit  l'armée ,  et  il  en  étoit  connu;  depuis 
les  moindres  détails  jusqu'aux  parties  subji- 
înes  de  cet  art  dangereux,  rien  n'échappoit 
à  son  activité;  avec  cela,  d'une  humeur  tou- 
jours égale ,  tempérant  dans  ses  mœurs , 
adroit  dans  les  exercices  du  corps ,  persé- 
vérant dans  ses  entreprises  ,  infatigable  dans 
ses  travaux ,  et  porté  par  préférence  à  tout 
ce  qui  peut  être  utile  et  honorable. 

Tant  de  talens  admirables  que  la  Nature 
avoit  accordés  au  Prince  Henri  ,  ne  forme- 
roient  cependant  pas  un  éloge  parfait  ,  si  les 
qualités  du  cœur,  essentielles  à  tous  les  hom- 
mes ,  et  surtout  aux  grands  ,  ne  s'y  étoient 
jointes  et  n'eussent  couronné  l'œuvre. 

Un  plus  vaste  champ  se  présente  à  ma 
vue  5  et  m'offre  une  riche  moisson  de  ver- 
tus. Un  enfant  ,  dans  l'âge  où  à  peine  l'ame 
comrhence  à  se  développer,  me  fournit  une 
foule  d'exemples  de  perfections.  Je  n'avan- 
cerai rien  ,  Messieurs  ,  qui  ne  soit  soutenu 
par  des  preuves  ;  et  quel  que  fût  mon  atta- 
chem.ent  pour  ce  Prince ,  il  ne  m'aveugleroit 
pas  assez  pour  que  je  voulusse  en  imposer  à 
des  témoins.  Mais  qui  me  démentira  ,  si  je 


BU    PRINCE    HENRI    DE    PRUSSE.      1 85 

dis  que  le  Prince  Henri,  né  avec  un  tempé- 
rament tout  de  feu,  savoit  tempérer  sa  viva- 
cité par  sa  sagesse  ?  Ceux  qui  ont  eu  l'hon- 
neur de  rapprocher,  savent  qu'on  pouvoit 
hardiment  épancher  son  cœur  clans  son  sein, 
sans  craindre  qu'il  trahît  les  secrets  qu'on 
lui  avoit  confiés.  Son  cœur  surtout  étoit  sa 
plus  belle  comme  sa  plus  noble  partie  :  doux 
pour  ceux  qui  l'approchoient,  compatissant 
pour  les  malheureux  ,  tendre  pour  ceux 
qui  souffroient,  humain  pour  tout  le  monde. 
Il  sembloit  partager  le  sort  des  affligés  ,  il 
étanchoities  pleurs  des  infortunés  ,  il  répan- 
doit  abondamment  sa  o;énérosité  sur  les  in- 
digens  :  rien  ne  lui  étoit  trop  précieux,  pour 
Cju'il  ne  l'employât  au  soulagement  de  ceux 
qui  étoient  dans  le  besoin.  Je  vous  en  at- 
teste 5  ô  familles  malheureuses  qu'il  secourut 
de  tout  son  pouvoir,  vous  pauvres  honteux 
qui  trouviez  en  lui  une  ressource  toujours 
assurée  ,  vous  malheureux  de  toute  espèce 
qui  avez  perdu  en  lui  un  bienfaiteur,  un  père  ! 
Ces  excellentes  dispositions  lui  étoient  si  na- 
turelles ;  il  se  faisoit  si  peu  d'effort  pour  les 
mettre  au  jour,  qu'on  voyoit  évidemment 
qu'elles  partoientd'une  source  pure  etinépui- 
sable:  faut -il  qu'un  destin  ennemi  l'ait  fait 
tarir  si  tôt. '^    Oublierai -je  ce  peu   de  jours 

M  !> 


1§6  ÉLOGE 

qu'il  passa  à  son  régiment?  Vous  ses  officiers, 
et  vous  vaillans  cuirassiers ,  glorieux  de  ser- 
\^ir  sous  ses  ordres  ,  est-  il  aucun  de  vous  qui 
nie  démente,  si  je  dis  que  vous  n'avez  ap- 
pris à  le  connoître  que  par  ses  bienfaits  ,  et 
que  ce  Prince  si  jeune  pouvoit  vous  servir  de 
guide  et  de  modèle  ? 

Vous  savez  ,  Messieurs  ,  que  le  désinté- 
ressement parfait  est  la  source  d'où  découle 
toute  vertu  :  c'est  lui  qui  fait  préférer  une 
réputation  honorable  aux  avantages  de  la 
riches^se  ,  l'amour  de  l'équité  et  de  la  justice 
aux  désirs  d'une  cupidité  effrénée  ,  les  inté- 
rêts public  et  de  l'État  aux  siens  propres  et 
à  ceux  de  sa  famille  ,  le  salut  et  la  conserva- 
tion de  la  patrie  à  sa  conservation  person- 
nelle,  à  ses  biens  ,  à  sa  santé,  à  sa  vie; 
qui  en  un  mot  élève  l'homme  au  dessus  de 
l'homme  ,  et  le  rend  presque  im  citoyen  des 
cieux.  Ce  sentiment  noble  et  généreux  de 
l'ame  se  remarquoit  dans  toutes  les  actions 
de  notre  Prince  5  combien  ne  forma-t-il  pas 
de  voeux  pour  la  fécondité  du  mariage  du 
Prince  de  Prusse  son  frère  ,  et  quoiqu'il  ne 
pût  se  déguiser  que  la  stérilité  de  cette  union 
le  rapprocheroit  du  trône  ,  il  marqua  la  joie 
la  plus  sincère  en  apprenant  la  délivrance 
de  la  Princesse   sa  belle  -  soeur  ,  regrettant 


DU  PRINCE  HENRI  DE  PRUSSE-  1^7 

seulement  que  ce  ne  fût  pas  un  Prince  qu'elle 
eût  mis  au  monde.  Je  ne  serois  pas  embar- 
rassé de  vous  citer  encore  de  pareils  traits  , 
qui  vous  rempliroient  d'amour ,  et  vous 
raviroient  en  admiration  ;  toutefois  souffrez, 
Messieurs  ,  que  je  m'arrête,  et  que  je  ne  lève 
point  le  voile  qui  couvre  aux  yeux  des  pro- 
fanes ce  qui  regarde  l'intérieur  de  la  maison 
royale. 

Après  tout  ce  que  vous  venez  d'entendre 
du  Prince  Henri ,  qui  ne  craindroit  que  l'ex- 
trême penchant  qu'ont  tous  les  hom-fties  à 
s'approuver  eux-mêmes  ,  que  cette  complai- 
sance avec  laquelle  ils  relèvent  leurs  moin- 
dres actions  ,  que  cette  flatteuse  disposi- 
tion qu'ils  ont  à  s'applaudir ,  n'eût  enflé  le 
coeur  d'un  jeune  homme  d'une  vanité  tou- 
jours odieuse  ,  quoiqu'el-le  n'eût  pas  été  dé- 
pourvue de  tout  fondement  ?  Quel  écueil 
pour  l'amour  propre  que  tant  de  talens ,  et 
même  tant  de  vertus  !  Heureusement  nous 
n'avons  rien  à  appréhender  pour  lui  :  une 
raison  supérieure  le  préserva  de  cet  écueil 
dangereux.  J'en  appelle  à  la  cour  ,  à  la  ville, 
à  l'armée  ,  aux  provinces  ,  à  vous-mêmes  , 
Messieurs  :  vous  savez  que  sa  belle  ame  étoit 
la  seule  qui  ne  fût  pas  satisfaite  d'elle-même. 
Peu  content  des  qualités  qu'il  possédoit ,  il 


l85  ÉLOGE 

avoit  une  plus  haute  idée  de  celles  qu'il 
espéroit  d'acquérir;  c'étoit  le  principe  qui 
excitoit  son  ardeur  à  se  procurer  les  connois- 
sances  qui  lui  manquoient ,  afin  d'approcher 
en  tout  genre  aussi  prés  de  la  perfection 
qu'il  est  permis  à  la  fragilité  humaine  d'y 
atteindre.  Mais  si  la  vanité  lui  parut  une  foi- 
blesse  ridicule  ,  il  ne  fut  pas  insensible  aux 
attraits  de  la  gloire.  Quel  homme  vertueux 
l'a  jamais  dédaignée  ?  C'est  la  dernière  pas- 
sion du  sage  ;  les  plus  austères  philosophes 
même  n'ont  pu  la  déraciner.  Avouons -le 
franchement ,  Messieurs  ;  le  désir  d'établir 
une  réputation  solide  est  le  mobile  le  plus 
puissant,  est  le  principal  ressort  de  l'ame  , 
est  la  source  ,  et  le  principe  éternel  qui 
pousse  les  hommes  à  la  vertu  ,  et  qui  pro- 
duit ces  actions  par  lesquelles  ils  s'immor- 
talisent. Le  Prince  Henri  ne  vouloit  pas  de- 
voir sa  réputation  à  la  lâche  condescendance 
du  vu 'o;aire  ,  méprisable  adorateur  des  idoles 
de  la  Fortune  ,  qui  les  encense  par  bassesse, 
fussent-elles  même  sans  mérite  ;  il  vouloit 
une  gloire  inhérente  à  sa  personne  ,  et  que 
l'envie  ne  pût  rendre  douteuse  ;  point  de 
réputation  d'emprunt,  mais  un  nom  réel, 
soutenu  par  le  fond  d'un  caractère  inva- 
riable. 


DU    PRINCE    HENRI   DE    PRUSSE.     189 

Que  ne  présagions-nous  pas  de  tant  d'ad- 
mirables qualités,  accompagnées  de  tant  de 
modestie  ?  Avec  quel  plaisir  ne  composions- 
nous  pas  d'avance  l'histoire  de  la  vie  que  ce 
grand  Prince  nous  faisoit  attendre  ?  Nous  le 
vîmes  entrer  dans  le  monde  :  la  carrière  de 
la  gloire  s'entr'ouvroit  pour  lui  ;  il  nous 
parut  comme  un  athlète  préparé  à  rendre 
sa  course  célèbre  :  sa  jeunesse  florissante 
enfioit  nos  espérances  :  d'avance  nous  jouis- 
sions de  tout  son  mérite  ;  mais  nous,  igno- 
rions ,  hélas,  c|u'un  arrêt  fatal  de  la  destinée 
devoit  nous  l'enlever  si  tôt. 

Malheureux  cjueje  suis  !  D ois-] e  renouveler 
votre  douleur?  faut-il  r'ouvrir  la  source  de 
vos  larmes  ?  Et  ma  main  sera-t-elle  destinée  à 
retourner  le  poignard  dans  la  plaie  de  vos 
coeurs  qui  saigne  encore  ?  En  vain  ,  Mes- 
sieurs,  je  m'étudierois  à  vous  déguiser  notre 
perte  commune  ;  elle  n'est,  hélas  ,  que  trop 
réelle  !  Foibles  orateurs  ,  que  pouvez-vous 
pour  calmer  une  douleur  aussi  vive  ?  mêlez 
plutôt  vos  larmes  au  torrent  de  celles  qui 
se  répandent.  Vous  le  savez  ,  malheureuse- 
ment le  Prince  Henri  fut  subitement  saisi 
d'une  maladie  autant  cruelle  qu'afïreuse.  Ce 
Prince,  qui  ignoroit  le  sentiment  de  la  crainte, 
n'appréhendoit  pas  la  petite  vérole ,  malgré 


1()0  ELOGE 

les  ravages  prodigieux  qu'elle  avoit  faits 
l'hiver  précédent  ,  et  malgré  i'horreur  géné- 
rale qu'en  a  presque  tout  le  monde.  Admirez 
son  humanité  :  dés  que  les  médecins  lui 
eurent  appris  le  mal  dont  il  étoit  atteint , 
il  interdit  son  accès  à  tous  ceux  de  ses  do- 
m,estiqiies  qui  n'avoient  point  eu  la  même 
maladie  :  un  de  ses  valets  de  chambre ,  qui 
étoit  dans  ce  cas  ,  n'osa  le  servir  :  il  dit  que 
si  l'on  vouloit  qu'il  fût  tranquille,  on  devoir 
lui  laisser  courir  ses  propres  risques ,  sans 
l'exposer  à  les  communiquer  à  d'autres.  Un 
des  aides  de  camp  du  Roi ,  qui  n'avoit  point 
eu  la  petite  vérole  ,  s'offrit  aie  veiller;  mais 
le  Prince  ne  voulut  point  qu'il  s'exposât  : 
en  craignant  de  risquer  la  vie  de  ceux  qui 
l'entouroient,  ilbravoitses  propres  dangers. 
Cette  bonté,  cette  noblesse  de  sentimens  , 
cette  façon  de  penser  généreuse ,  cette  hu- 
manité ,  la  première  de  vertus  ,  le  caracté- 
risèrent jusqu'au  trépas;  il  souffrit  patiem- 
ment, il  jeta  sur  la  mort  des  regards  intrépides, 
et  s'y  abandonna  avec  héroïsme. 

Quel  coup  de  foudre  pour  lamaisonroyale, 
que  cette  nouvelle  autant  désastreuse  qu'ino- 
pinée !  Hélas  ,  nous  nous  flattions  tous  , 
chacun- tâchoit  à  se  faire  illusion,  nous  écar- 
tions de  nos  esprits  les  images  funestes,  dont 


DU  Prince  Henri  de  Prusse,  igt 

rimpression  douloureuse  blessoit  la  délica- 
tesse de  nos  sentimens  :  ces  hommes  réduits, 
par  leur  art  borné  ,  à  n'être  que  les  témoins 
des  maladies  ,  nous  entretenoient  dans  cette 
sécurité  trompeuse  ;  quand  tout-à-coup  les 
accens   d'une  voix  lugubre  vinrent  tarir  nos 

o 

espérances  ,  et  nous  plonger  dans  la  douleur 
la  plus  profonde. 

Souvenez  -  vous  ,  Messieurs,  de  ce  jour 
funeste  où  la  Renommée  ,  qui  divulgue  tout, 
répandit  subitement  ces  tristes  paroles  :  ,,  le 
Prince  Henri  est  mort.,,  puelle  consterna- 
tion !  que  d'inutiles  et  sincères  regrets  !  que 
de  larmes  répandues  !  Ce  n'étoit  point  le 
sentiment  feint  d'une  douleur  affectée.,  mais 
l'affliction  sincère  d'un  public  éclairé  ,  qui 
connoissoit  la  grandeur  de  ses  pertes.  Les 
jeunes  gens  disoient  ,,  comment  est  mort 
„  celui  sur  lequel  nous  avions  fondé  tant 
,,  d'espérances  ?  ,,  Les  vieillards  disoient 
„  c'étoit  à  lui  de  vivre  ,  à  nous  de  mourir.,. 
Chacun  pensoit  avoir  perdu  en  lui  un  parent, 
un  ami ,  un  exemple  ,  un  bienfaiteur.  JVIar- 
cellus ,  enlevé  dans  la  fleur  de  son  printemps, 
fut  moins  regretté  :  Germanicus  mourant 
coûta  moins  de  larmes  aux  Romains  :  et  la 
perte  d'un  jeune  homme  devint  une  cala- 
mité publique. 


igî2  ELOGE 

O  pompe  fatale  !  ta  marche  fut  arrosée 
par  des  torrens  de  larmes  ,  et  tu  ne  parvins 
au  tombeau  qu'à  travers  les  gémissemens  , 
les  pleurs  ,  les  cris  du  peuple  ,  et  les  sym- 
boles du  désespoir  c|ui  t'environnoient. 

Tel  5  Messieurs  ,  est  le  privilège  de  la 
vertu  quand  elle  brille  dans  toute  sa  pureté; 
les  hommes ,  quelqu'adonnés  qu'ils  soient 
eux-mêmes  au  vice  ,  sont  pour  leur  propre 
avantage  contraints  de  l'aimer ,  et  forcés  de 
lui  rendre  justice.  Les  suffrages  sincères  de 
toute  une  nation  ,  le  témoignage  universel 
de  l'estime  publique ,  ces  louanges  du  Prince 
Henri  après  sa  mort ,  et  par  conséquent  à 
l'abri  de  toute  flatterie ,  ne  sont-elles  pas 
dans  le  cas  de  ces  acclamations  générales  où 
la  voix  de  Dieu  paroît  se  manifester  par  la 
voix  de  tout  un  peuple  ?  Ne  mesurons  donc 
point  la  vie  des  hommes  selon  son  plus  ou 
moins  d'étendue,  mais  selon  l'usage  qu'ils 
ont  fait  du  temps  de  leur  existence.  O  Prince 
aimable  !  votre  sacresse  vous  avoit  bien  averti 

o 

de  cette  vérité.  Votre  course  fut  bornée  ; 
mais  vos  jours  furent  remplis.  Vous-même, 
non  ,  ^vous  ne  regretteriez  pas  la  courte  durée 
du  terme  que  la  Nature  vous  avoit  prescrit, 
si  vous  pouviez  savoir  combien  vous  avez 
€té  aimé  ,   combien  de  coeurs  vous  étoient 

sin- 


V 


DU  Prince  Henri  de  Prusse.    igS 

sincèrement  attachés ,  et  quelle  confiance  le 
public  mettoit  en  votre  mérite.  Une  vie 
plus  longue  ,  que  pouvoit-elle  vous  procurer 
davantage  ? 

Ah  Messieurs  ,  ces  tristes  réflexions  ,  loin 
de  calmer  notre  douleur  ,  l'aggravent ,  en 
nous  rappelant  tous  les  avantages  dont  nous 
jouissions  5  et  qui  se  sont  soudainement 
évanouis  :  un  instant  fatal  nous  oblige  à  re^ 
noncer  pour  jamais  à  l'espérance  de  voir 
briller  tant  de  vertus  pour  l'avantage  de  la 
patrici  Jour  désastreux,  qui  nous  privas  de 
ce  doux  espoir  !  cruelle  maladie  qui  termi- 
nas de  si  beaux  jours!  Sort  impitoyable  qui 
ravis  les  délices  du  peuple  ,  pourquoi  nous 
nous  laissas-tu  la  lumière  ,  après  la  lui  avoir; 
tavie  ?.:.,.  Pvlais  que  dis-je  ?  *  *  »  »  où 
m'égare  ma  douleur  ?  .  ,  .  .  Non,  Messieurs  ^ 
supprimons  des  murmures  aussi  coupableâ 
qu'inutiles  ,  respectons  les  arrêts  des  desti- 
nées j,  souvenons-nous  que  la  condition 
d'hommes  nous  assujettit  à  la  souffrance  , 
que  les  lâches  en  sont  abattus  ^  et  que  les 
courageux  la  soutiennent  aVec  fermeté.  Ce 
Prince  si  aimable  et  si  aimé  ,  s'il  pouvoit 
entendre  nos  tristes  regrets  ,  et  les  accens 
plaintifs  de  tant  de  voix  lamentables  5  n'dp- 
prouveroit  pas  ces    témoignages  lugubres  de 

Oeuv.de Fr.  IL  T.IIL  N 


/ 


194  ÉLOGE 

notre  impuissante  et  stérile  douleur  :  il  pen- 
seroit  que  si  dans  la  courte  durée  de  sa  vie, 
il  n'a  pu  nous  être  utile  selon  ses  excellentes 
intentions ,  nous  devrions  au  moins  retirer 
quelques  instructions  de  sa  mort. 

O  vous  ,  jeunesse  illustre  5  qui  ne  respirez 
que  pour  la  gloire  ,  et  qui  dévouez  vos  tra- 
vaux ^aax  armes  î  approchez  de  ce  tombeau; 
xendez  les  derniers  devoirs  à  ce  Prince,  votre 
émule ,  et  votre  exemple  :  contemplez  ce 
qui  nous  reste  de  lui ,  un  cadavre  déiiguré, 
des  cendres  ,  des  ossemens  ,  de  la  poussière  ; 
destinée  commune  de  ceux  qu'a  moissonnés 
la  faux  du  trépas  !  Mais  considérez  en  même 
temps  ce  qui  lui  survit  ,  et  qui  ne  périra 
jamais  ,  le  souvenir  de  ses  belles  qualités, 
l'exemple  de  sa  vie ,  l'image  de  ses  vertus. 
Il  me  semble  le  voir  ,  qui  ranimant  sa  cendre 
éteinte ,  sort  de  ce  sépulcre  où  reposent  ses 
froides  reliques  ,  pour  vous  dire  :  ,,  votre 
„  vie  est  bornée  ,  quelle  qu'en  soit  la  durée: 
,,  un  jour  vous  quitterez  tous  cette  dépouille 
„  mortelle  ;  profitez  du  temps  par  votre 
„  activité  :  voyez  comme  rapidement  mes 
„  jours  se  sont  évanouis.  Si  vous  voulez  que 
„  votre  mémoire  vous  survive ,  souvenez- 
,,  vous  que  ce  sont  les  belles  actions  ,  et 
„  les  vertus  seules  qui  peuvent  garantir  vos 


DU   PRINCE   HENRI   DE    PRUSSE.      igS 

^,  noms  de  la  destruction  des  siècles ,  et  de 
„  l'oubli  des  temps.,. 

Et  vous,  vaillans  défenseurs  de  l'État,  dont 
les  efforts  incroyables  le  soutinrent  contre 
les  assauts  de  toute  l'Europe  !  et  vous  Minis- 
tres ,  qui  dans  vos  différens  emplois  ,  Vous 
occupez  de  la  félicité  publique  !  approchez 
aussi  de  ce  tombeau  :  qu'un  jeune  homme, 
regretté  pour  ses  taiens  et  ses  rares  vertus, 
vous  affermisse  dans  l'opinion  où  vous  êtes, 
que  ce  ne  sont  ni  les  grands  emplois ,  ni 
les  vaines  décorations,  ni  la  naissance  même, 
quelque  illustre  qu'elle  soit,  qui  font  estimer 
ceux  qui  sont  à  la  tête  des  nations  ;  mais 
que  leur  mérite ,  leur  zèle  ,  leurs  travaux , 
leur  attachement  à  la  patrie ,  seuls  peuvent 
leur  concilier  les  suffrages  du  public  ,  des 
sages ,  et  de  la  postérité. 

Pourrois-je,  après  vous  avoir  conduits  à 
ce  tombeau  ,  m'empêcher  d'en  approcher 
moi-même  ?  O  Prince ,  qui  saviez  combien 
vous  m'étiez  cher ,  combien  votre  personne 
m'étoit  précieuse  !  si  la  voix  des  vivanspeut 
se  faire  entendre  des  morts  ,  prêtez  attention 
a  une  voix  qui  ne  vous  rut  pas  inconnue  : 
souffrez  que  ce  fragile  monument ,  le  seul, 
hélas  ,  que  je  puis  ériger  à  votre  mémoire,' 
vous  soit  élevé  :  ne  dédaignez  pas  les  effoita 

N  a 


196     ÉLOGE    DU    PRINCE    HENRI   DE   PRUSSE. 

d'un  coeur  qui  vous  étoit  attaché ,  qui  sauvant 
des  débris  de   votre  naufrage  ce  qu'il  peut, 
essaie  de  l'appendre    au  temple  de  l'immor- 
talité.   Hélas  5   étoit-ce  à  vous  à  m'apprendre 
avec  quelle   économie  il  faut  faire  usage  du 
peu  de  jours  qui  nous  sont  départis  ?  étoit- 
ce  de   vous  que  je  devois  apprendre  à  braver 
les  approches  de  la  mort,  moi  que  l'âge  et 
les  infirmités  avertissent  journellement  que 
j'approche  du  terme  qui  bornera  la  course 
de    ma   vie  ?    Votre  admirable  caractère  ne 
s'effacera  jamais  de  ma  mémoire  ,  l'image  de 
vos  vertus  me  sera  sans  cesse  présente  :  vous 
vivrez  toujours  dans  mon  coeiu  :  votre  nom. 
se  mêlera  dans  tous  nos  entretiens,  et  votre 
souvenir  ne  périra  en  moi  qu'avec  l'extinction 
de  ce  souffle  dévie  qui  m'anime.  J'entrevois 
déjà  la  fin  de  ma   carrière,   et  le  moment, 
cher  Prince  ,   où    l'être    des   êtres  réunira  à 
jamais  ma  cendre  à  la  vôtre. 

La  mort,  Messieurs,  est  la  fin  de  tous  les 
hommes  :  heureux  ceux  qui  en  mourant  ont 
la  consolation  de  savoir  qu'ils  méritent  les' 
larmes  de  ceux  qui  leur  survivent  ! 


ELOGE 


DE    VOLTAIRE,.) 


„jBaaaB«annBnaBi^^'»='~> 


D 


Messieurs, 


ANS  tous  les  siècles  ,  surtout  chez  les  na- 
tions les  plus  ingénieuses  et  les  plus  polies  , 
les  hommes  d'un  génie  élevé  et  rare  ont  été 
honorés  pendant  leur  vie ,  et  encore  plus  après 
leur  mort;  on  les  considéroit  comme  des 
phénomènes  qui  répandoient  leur  éclat  sur 
leur  patrie.  Les  premiers  législateurs  qui  ap- 
prirent aux  hommes  à  vivre  en  société;  les 
premiers  héros  qui  défendirent  leurs  conci- 
toyens ;  les  philosophes  qui  pénétrèrent  dans 
les  abymes  de  la  nature  ,  et  qui  découvrirent 
quelques  vérités;  les  poètes  qui  transmirent 
les  belles  actions  de  leurs  contemporains  aux 

*)  Lu  à  l'Académie  royale  des  sciences  et  belles  -  lettres  de 
Berlin ,  dans  une  assemblée  publique  extraordinairement 
convoquée  pour  cet  objet,  le  26  Novembre  1778* 

N  3 


igS  ÉLOGE 

races  futures  ;  tous  ces  hommes  furent  regar- 
dés comme  des  êtres  supérieurs  à  l'espèce 
humaine  :  on  les  croyoit  favorisés  d'une  ins- 
piration particulière  de  la  Divinité.  De  là 
vint  qu'on  éleva  des  autels  à  Socrate  ,  qu'Her- 
cule passa  pour  un  Dieu  ,  que  la  Grèce  ho- 
noroit  Orphée  ,  et  que  sept  villes  se  dispu- 
tèrent la  gloire  d'avoir  vu  naître  Homère. 
Le  peuple  d'Athènes  ,  dont  l'éducation  étoit 
la  plus  perfectionnée,  savoit  l'Iliade  par  cœur, 
et  célébroit  avec  sensibilité  la  gloire  de  ses 
anciens  héros  dans  les  chants  de  ce  poëme. 
On  voit  également  que  Sophocle  ,  qui  rem- 
porta la  palme  du  théâtre ,  fut  en  grande 
estime  pour  ses  talens  ,  et  de  plus  que  la  ré- 
publique d'Athènes  le  revêtit  des  charges  les 
plus  considérables.  Tout  le  monde  sait  com- 
bien Eschine,  Périclès  ,  Démosthène  ,  fu- 
rent estimés;  et  que  Périclès  sauva  deux  fois 
la  vie  à  Diagoras ,  la  première  en  le  garantis- 
sant contre  la  fureur  des  sophistes  ,  et  la 
seconde  fois  en  l'assistant  par  ses  bienfaits. 
Quiconque  en  Grèce  avoir  des  talens ,  étoit 
sûr  de  trouver  des  admirateurs  et  même  des 
enthousiastes  :  c'étoient  ces  puissans  encou- 
ragemens  qui  développoient  les  génies ,  et 
qui  donnoient  aux  esprits  cet  essor  qui 
l'élève,  et  qui  lui  fait  franchir  les  bornes  de 


DE       VOLTAIRE.  IQQ 

la  médiocrité.  Quelle  émulation  n'étoit-cepas 
pour  les  philosophes  que  d'apprendre  que 
Philippe  de  Macédoine  choisit  Aristote  com- 
me le  seul  précepteur  digne  d'élever  Alexan- 
dre ?  Dans  ce  beau  siècle  tout  mérite  avoit 
sa  récompense  ,  tout  talent  ses  honneurs;  les 
bons  auteurs  étoient  distingués  ;  les  ouvrages  ^ 
de  Thucydide ,  de  Xénophon  se  trouvoient 
entre  les  mains  de  tout  le  monde  ;  enfin 
chaque  citoyen  sembloit  participer  à  la  célé- 
brité de  ces  génies  qui  élevèrent  alors  le 
nom  de  le  Grèce  au  dessus  de  celui  de  tous 
les  autres  peuples. 

Bientôt  après,  Rome  nous  fournit  un  spec- 
tacle semblable;  on  y  voit  Cicéronqui  par  sou 
espritphilosophique  etpar  son  éloquence  s'é- 
leva au  comble  des  honneurs;  Lucrèce  ne  vé- 
cut pas  assez  pour  jouir  de  sa  réputation;  Vir- 
gile et  Horace  furent  honorés  des  suffrages  de 
ce  peuple-roi;  ils  furent  admis  aux  familiarités 
d'Auguste,  et  participèrent  aux  récompenses 
que  ce  tyran  adroitrépandoit  sur  ceux  qui  cé- 
lébrant ses  vertus,  faisoient  illusion  sur  ses 
vices. 

A  l'époque  de  la  renaissance  des  lettres  dans 
notre  occident,  l'on  se  rappelle  avec  plaisir 
l'empressement  avec  lequel  les  Médicis  et 
quelques  souverains  pontifes  accueillirent  les 
gens  de  lettres  j   on  sait  que  Pétrarque  fut 


50O  ELOGE 

couronné  poète ,  et  que  la  mort  ravît  au  Tasse 
l'honneur  d'être  couronné  dans  ce  même 
Capitule  où  jadis  avoient  triomphé  les  vain- 
queurs de  l'univers.  Louis  XIV,  avide  de  tout 
genre  de  gloire ,  ne  négligea  pas  celui  de  ré^ 
compenser  ces  hommes  extraordinaires  que 
la  nature  produisit  sous  son  règne  ;  il  ne  se 
borna  pas  à  combler  de  bienfaits  Bossuet  , 
Fénélon  5  Racine,  Despréaux  j  il  étendit  sa 
munificence  sur  tous  les  gens  de  lettres  en 
quelque  pays  qu'ils  fussent,  pour  peu  que 
leur  réputation  fût  parvenue  jusqu'à  lui. 

Tel  est  le  cas  qu'ont  fait  tous  les  âges  de 
ces  génies  heureux  qui  semblent  ennoblir 
l'espèce  humaine  5  et  dont  les  ouvrages  nous 
délassent  et  nous  consolent  des  misères  de  la 
vie.  Il  es^  donc  bien  juste  que  nous  payions 
aux  mânes  du  grand  homme  dont  l'Europe 
déplore  la  perte  ,  le  tribut  d'éloges  et  d'ad- 
miration qu'il  a  si  bien  mérité. 

Nous  ne  nous  proposons  pas  ,  Messieurs, 
d'entrer  dans  le  détail  de  la  vie  privée  de 
M''  de  Voltaire.  L'histoire  d'un  roi  doit  consis- 
ter dans  rénumération  des  bienfaits  qu'il  a 
répandus  sur  ses  peuples,  celle  d'un  guerrier 
dans  ses  campagnes ,  celle  d'un  homme  de 
lettres  dans,  l'analyse  de  ses  ouvrages;  les 
iinecdotes  peuvent  amuser  la   curiosité,  les 


DE       VOLTAIRE.  201 

actions  instruisent.  Mais  comme  il  est  impos- 
sible d'examiner  en  détail  la  niiiliitude  d'ou- 
vrages que  nous  devons  à  la  fécondité  de 
M^  de  Voltaire,  vous  voudrez  bien.  Messieurs, 
vous  contenter  de  l'esquisse  légère  que  je 
vous  en  tracerai,  me  bornant  d'ailleurs  à 
n'effleurer  qu'en  passant  les  événemens  prin- 
cipaux de  sa  vie.  Ce  seroit  donc  déshonorer 
M^  de  Voltaire  que  de  s'appesantir  sur  des 
recherches  qui  ne  concernent  que  sa  famille. 
A  l'opposé  de  ceux  qui  doivent  tout  à  leurs 
ancêtres  et  rien  à  eux-mêmes ,  il  devoit  toi^t 
à  la  nature  :  il  fut  seul  l'instrument  de  sa 
fortune  et  de  sa  réputation.  On  doit  se  con- 
tenter de  savoir  que  ses  parens  ,  qui  avoient 
des  emplois  dans  1^  robe,  lui  donnèrent  une 
éducation  honnête  5  il  étudia  au  collège  de 
Louis  le  Grand  sous  les  pères  Porée  etTour- 
nemine  ,  qui  furent  les  premiers  à  découvrir 
les  étincelles  de  ce  feu  brillant  dont  ses 
ouvrages  sont  remplis. 

Quoique  jeune  ,  M*"  de  Voltaire  n'étoit  pas 
regardé  comme  un  enfant  ordinaire  ;  sa  verve 
g'étoit  déjà  fait  connoître;  c'est  ce  qui  l'in- 
troduisit dans  la  maison  de  Madame  de  Ru'- 
pelmonde  :  cette  Dame  ,  charmée  de  la  vi" 
vacité  d'esprit  et  des  talens  du  jeune  poëte,' 
le  produisit  dans  les  meilleures  sociétés  dô 

N  5 


502  E    t    O    G    If 

Paris  :  le  grand  monde  devint  pour  lui  Vécolé 
où  son  goût  acquit  ce  tact  fin,  cette  politesse, 
et  cette  urbanité  à  laquelle  n'atteignent  jamais 
ces  savans  érudits  et  solitaires  qui  jugent  mal 
de  ce  qui  peut  plaire  à  la  société  raffinée, 
trop  éloignée  de  leur  vue  pour  qu'ils  puissent 
la  connoître.  C'est  principalement  au  ton  de 
la  bonne  compagnie ,  à  ce  vernis  répandu 
dans  les  ouvrages  de  M'^  de  Voltaire,  que 
ceux-ci  doivent  la  vogue  dont  ils  jouissent. 

Déjà  sa  tragédie  d'Oedipe  et  quelques  vers 
agréables  de  société  avoient  paru  dans  le  pu- 
blic, lorsqu'il  se  débita  à  Paris  une  satire  en 
vers  indécens  contre  le  Duc  d'Orléans  ,  alors 
Régent  de  France  i  un  certain  la  Grange , 
auteur  de  cette  œuvre  de  ténèbres ,  pour 
éviter  d'être  soupçonné,  trouva  le  moyen  de 
la  faire  passer  sous  le  nom  de  M*"  de  Voltaire; 
le  gouvernement  agit  avec  précipitation,-  le 
jeune  poète,  tout  innocent  qu'il  étoit,  fut 
arrêté  et  conduit  à  la  Bastille,  où  il  demeura 
quelques  mois  5  mais  comme  le  propre  de  I2 
vérité  est  de  se  faire  jour  plutôt  ou  plus  tard, 
le  coupable  fut  puni  et  M*^  de  Voltaire  justifié 
et  relâché.  Croiriez-vous ,  Messieurs ,  que  ce 
fut  à  la  Bastille  même  que  notre  jeune  poète 
composa  les  deux  premiers  vers  de  sa  Hen- 
tiade  P  Cependant  cela  est  vrai  :   sa  prisoa 


DE      VOLTAIRE.  5o3 

devint  un  Parnasse  pour  lui  où  les  Muses  Tins- 
pirérent.  '  Ce  qu'il  y  a  de  certain  ,  c'est  que 
le  second  chant  est  demeuré  tel  qu'il  l'avoit 
d'abord  minuté  :  faute  de  papier  et  d'encre, 
il  en  apprit  les  vers  par  cœur  et  les  retint. 
Peu  après  son  élargissement,  soulevé  con- 
tre les  indignes  traitemens  et  les  opprobres 
dont  il  avoit  enduré  la  honte  dans  sa  patrie , 
il  se  retira  en  Angleterre,  où  il  éprouva  non- 
seulement  l'accueil  le  plus  favorable  du  pu- 
blic ,  mais  où  bientôt  il  forma  un  nombre 
d'enthousiastes.  Il  mit  à  Londres  la  dernière 
main  à  la  Henriade,  qu'il  publia  alors  sous  le 
nom.  du  poëme  de  la  Ligue.  Notre  jeune 
poëte ,  qui  savoit  tout  mettre  à  profit,  pen- 
dant qu'il  fut  en  Angleterre,  s'appliqua  prin- 
cipalement à  l'étude  de  la  philosophie  ;  les 
plus  sages  et  les  plus  profonds  philosophes  y 
florissoient  alors  ;  il  saisit  le  fil  avec  lequel 
le  circonspect  Locke  s'étoit  conduit  dans  le 
dédale  de  la  métaphysique  ,  et  refrénant  s6n 
imagination  impétueuse  ,  il  l'assujettit  aux 
calculs  laborieux  de  l'immortel  Newton  :  il 
s'appropria  si  bien  les  découvertes  de  ce  phi- 
losophe 5  et  ses  progrès  furent  tels  ,  que  dans 
lin  abrégé  il  exposa  si  clairement  le  système 
de  ce  grand  homme  ,  qu'il  le  mit  à  la  portée 
de  tout  le  monde.  Avant  lui  M^  de  Foutenelle 


204  ÉLOGE 

étolt  l'unique  philosophe  ,  qui  répandant  des 
fleurs  sur  l'aridité  de  l'astronomie  ,  l'eût  ren- 
due susceptible  d'amuser  le  loisir  du  beau 
sexe.  Les  Ang-lois  étoient  flattés  de  trouver 
un  François,  qui  non  content  d'admirer  leurs 
philosophes ,  les  traduisoit  dans  sa  langue  ; 
tout  ce  qu'il  y  avoit  de  plus  illustre  à  Lon- 
dres, s'empressoit  à  le  posséder  ;  jamais  étran- 
ger ne  fut  accueilli  plus  favorablement  de 
cette  nation  ;  mais  quelque  flatteur  que  fut 
ce  triomphe  pour  l'amour  propre,    l'amour 

de  la  patrie  l'emporta  dans  le  cœur  de  notre 
poëte ,   et  il  retourna  en  France. 

Les  Parisiens ,  éclairés  par  les  suffrages 
/qu'une  nation  aussi  savante  que  profonde 
àvoit  donnés  à  notre  jeune  auteur,  commen- 
cèrent à  se  douter  que  dans  leur  sein  il  étoit 
né  un  grand  homme.  Alors  parurent  les  Let- 
tres sur  les  Anglois ,  où  l'auteur  peint  avec 
des  traits  forts  et  rapides  les  mœurs,  les  arts, 
I^  religions  et  le  gouvernement  de  cette  na- 
tion :  la  tragédie  de  Brutus  ,  faite  pour  plaire 
à  ce  peuple  libre,  succéda  bientôt  après, 
ainsi  que  Mariane ,  et  une  foule  d'autres 
pièces. 

Il  se  troîivoit  alors  en  France  une  Dame 
célèbre  par  son  «roût  pour  les  arts  et  pour 
les  sciences.  Vous  devinez  bien  ,    Messieurs^ 


DE      VOLTAIRE.  Qo5 

que  c'est  de  î'illustre  Marquise  du  Châtelet 
que   nous    voulons  parler.    Elle  avoit  lu  les 
ouvrages    philosophiques     de    notre    jeune 
auteur;  bientôt  elle  fit  sa  connoissance  ;  le 
désir  de  s'instruire  ,   et  l'ardeur  d'approfon- 
dir le  peu    de   vérités    qui  sont  à  la  portée 
de  l'esprit  humain  ,  resserra  les  liens  de  cette 
amitié,   et  la  rendit  indissoluble.     Madame 
du     Châtelet    abandonna  tout    de    suite    la 
Théodicée  deLeibnitz  et  les  romans  ingénieux 
de  ce  philosophe,   pour  adopter  à  leur  place 
la    méthode    circonspecte    et    prudente    de 
Locke,   m.oins  propre  à  satisfaire  une  curio- 
sité   avide    qu'à   contenter  la  raison  sévère; 
elle    apprit  assez  de   géométrie  pour  suivre 
Newton  dans  les  calculs  abstraits  -,  son  appli- 
cation   fut   m^êm^e    assez    persévérance    pour 
composer  un  abrégé  de  ce  système  à  l'usagé 
de  son  lils.    Cirey  devint  bientôt  la  retraite 
philosophique   de  ces  deux  amis  :  ils  y  corn- 
posoient  ,   chacun  de  son  côté  ,   des  ouvra- 
ges   de  genres  différens  qu'ils  se  communi- 
quoient  ,   tâchant  ,  par  des  remarques  réci- 
proques ,    de   porter   leurs    productions   au 
degré  de  perfection  où  elles  pouvoient  pro- 
bablement   atteindre.    Là  furent  composées 
Zaïre  5   Alzire ,   Mérope  ,   Sémiramis  ,   Cati- 
lina  5  Electre  ou  Oreste. 


So6  ÉLOGE 

Mr  de  Voltaire  ,  qui  fais  oit  tout  entrer 
dans  la  sphère  de  son  activité  ,  ne  se  bor- 
noit  pas  uniquement  au  plaisir  d'enrichir 
le  théâtre  par  ses  tragédies.  Ce  fut  propre- 
ment pour  l'usage  de  la  Marquise  du  Châ- 
telet  qu'il  composa  son  Essai  sur  l'Histoire 
universelle  ;  l'Histoire  de  Louis  XIV  et  l'His- 
toire de  Charles  XII  avoient  déjà  paru. 

Un  auteur  d'autant  de  génie  ,  aussi  varié 
que  correct ,  n'échappa  point  à  l'académie 
françoise  ;  elle  le  revendiqua  comme  un 
bien  qui  lui  appartenoit  ;  il  devint  membre 
de  ce  corps  illustre  ,  dont  il  fut  un  des  plus 
beaux  ornemens.  Louis  XV  ,  de  même  pour 
le  distinguer,  l'honora  de  la  charge  de  son 
Gentilhomme  ordinaire  et  de  celle  d'Histo- 
riographe de  France  ,  qu'il  avoit ,  pour  ainsi 
dire  ,  déjà  remplie  ,  en  écrivant  l'histoire  de 
Louis  XIV. 

Quoique  Mr  de  Voltaire  fût  sensible  à 
des  marques  d'approbation  aussi  éclantes, 
il  rétoit  pourtant  davantage  à  l'amitié  ;  in- 
séparablement lié  avec  Madame  duChâtelet, 
le  brillant  d'une  grande  cour  n'offusqua  pas 
ses  yeux  au  point  de  lui  faire  préférer  la 
splendeur  de  Versailles  au  séjour  de  Luné- 
ville  5  bien  moins  à  la  retraite  champêtre  de 
Çirey.    Ces  deux   amis  y  jouissoient  paisi- 


DE      VOLTAIHï:  307 

blement  de  la  portion  du  bonheur  dont  l'hu- 
manité est  susceptible  ,  quand  la  mort  de 
la  Marquise  du  Châtelet  mit  fin  à  cette 
belle  union  :  ce  fut  un  coup  assommant  pour 
la  sensibilité  de  Mr  de  Voltaire  ,  qui  eut 
besoin  de  toute  sa  philosophie  pour  y  résister. 
Précisément  dans  le  temps  qu'il  faisoic 
usage  de  toutes  ses  forces  pour  apaiser  sa 
douleur  5  il  fut  appelé  à  la  cour  de  Prusse; 
le  Roi  5  qui  l'avoit  vu  en  Tannée  1740, 
désiroit  de  posséder  ce  génie  aussi  rare 
qu'éminent;  ce  fut  l'année  ijiQ  qu*il  vint 
à  Berlin  :  rien  n'échappoit  à  ses  connoissan- 
ces  ;  sa  conversation  étoit  aussi  instructive 
qu'agréable  ,  son  imagination  aussi  brillante 
que  variée  ,  son  esprit  aussi  prompt  que 
présent  :  il  suppléoit  par  les  grâces  de  la 
fictioi^  à  la  stérilité  des  matières  ;  en  un 
mot,  il  faifoit  les  délices  de  toutes  les  so- 
ciétés. Une  malheureuse  dispute  qui  s'éleva 
entre  lui  et  Monsieur  deMaupertuis,  brouilla 
ces  deux  sàvans  ,  qui  étoient  faits  pour 
s'aimer  et  non  pour  se  haïr  ;  et  la  guerre 
qui  survint  en  1756  ,  inspira  à  Mr  de  Vol- 
taire le  désir  de  fixer  son  séjour  en  Suisse; 
il  se  rendit  à  Genève  ,  à  Lausanne  ;  ensuite 
il  fit  l'acquisition  des  Délices,  et  enfin  il 
s'établit  à  Ferney.    Son  loisir  se  partageoit 


QOB    •  ÉLOGE 

entre  rétude  et  l'ouvrage  ^  il  lisoit  et  com-* 
posoit;  il  occupoit  ainsi  par  la  fécondité 
de  son  génie  tous  les  libraires  de  ces 
cantons. 

La  présence  de  Mr  de  Voltaire ,  l'efFerves^ 
cence  de  son  génie  ^  la  facilité  de  son  travail^, 
persuada  à  tout  son  voisinage  qu'il  n'y  avoit 
qu'à  le  vouloir  pour  être  bel  esprit;  ce  fut 
comme  une  espèce  de  maladie  épidémique 
dont  les  Suisses ,  qui  passent  d'ailleurs  pour 
n'être  pas  des  plus  déliés  ,  furent  atteints  5 
ils  n'exprimoient  plus  les  choses  les  plus 
communes  que  par  antithèses  ou  en  épi- 
grammes  :  la  ville  de  Genève  fut  le  plus 
vivement  atteinte  de  cette  contagion  j  les 
bourg;eois ,  c|ui  se  croyoient  au  moins  des 
Lvcur^ues  ,  étoient  tous  disposés  à  donner 
de  nouvelles  loiâ  à  leur  patrie  ;  mai.||iucun 
ne  vouloit  obéir  à  celles  Cjui  Sibsistoient. 
Ces  mouvemens  ,  causés  par  un  zèle  de  li- 
berté mal  entendue,  donnèrent  lieu  à 
ime  espèce  d'émeute  ou  de  gaerre  qui  ne 
fut  que  ridicule.  Mr  de  Voltaire  ne  manqua 
pas  d'immortaliser  cet  événement  ,  en  chan- 
tant cette  soi-disante  guerre  sur  le  ton  que 
Ckille  des  rats  et  des  o;renouilles  Favoit  été 
autrefois  par  Homère.  Tantôt  sa  plume  fé- 
conde  enfantoit   des   ouvrages    de    théâtre , 

tantôt 


DE      VOLTAIRE.  Q09 

tantôt  des  mélanges  de  philosophie  et  d'his- 
toire 5  tantôt  des  romans  allégoriques  et  mo- 
raux :  mais  en  même  temps  qu'il  enrichissoit 
ainsi  la  littérature  de  ses  nouvelles  produc- 
tions 5  il  s'appliquoit  à  l'économie  rurale. 
On  voit  combien  un  bon  esprit  est  suscep- 
tible de  toutes  sortes  de  formes  ;  Ferney 
étoitune  terre  presque  dévastée  quand  notre 
philosophe  l'acquit  i  il  la  remit  en  culture; 
non-seulement  il  la  repeupla  ,  mais  il  y  éta- 
blit encore  quantité  de  manufactures  et 
d'artistes^ 

Ne  rappelons  pas.  Messieurs  ,  troppromp- 
tement  les  causes  de  notre  douleur;  laissons 
encore  Mr  de  Voltaire  tranquillement  à  Fer- 
ney 5  et  jetons  en  attendant  un  regard  plus 
attentif  et  plus  réfléchi  sur  la  multitude  de 
ses  différentes  productions.  L'histoire  rap- 
porte que  Virgile  en  mourant  ,  peu  satisfait 
de  l'Enéide  ,  qu'il  n'avoit  pu  autant  perfec- 
tionner qu'il  auroit  désiré  ,  voulut  la  brûler. 
La  longue  vie  dont  jouit  Mr  de  Voltaire, 
hii  permit  de  limer  et  de  corriger  son  poëme 
de  la  Ligue  ,  et  de  le  porter  à  la  perfection 
où  il  est  parvenu  maintenant  sous  le  nom 
de  la  Henriade  :  les  envieux  de  notre  auteur 
lui  reprochèrent  que  son  poëme  n'étoit 
qu'une  imitation  de  l'Enéide;  etilfautcon- 

Oeuv.de  Fr.  IL  T.IIL  O 


210  ÉLOGE 

venir  qu'il  y  a  des  chants  dont  les  sujets  se 
ressemblent  5  mais  ce  ne  sont  pas  des  copies 
serviles  :  si  Virgile  dépeint  la  destruction 
de  Troie  ,  Voltaire  étale  les  horreurs  de  la 
St  Barthélemi  j  aux  amours  de'  Didon  et 
d'Enée  on  compare  les  amours  de  Henri  IV 
et  de  la  belle  Gabrielle  d'Etrée  ;  à  la  des- 
cente d'Ènée  aux  enfers ,  où  Anchise  lui  dé- 
couvre la  postérité  qui  doit  naître  de  lui  , 
l'on  oppose  le  songe  de  Henri  IV,  et  l'ave- 
nir que  St  Louis  dévoile  ,  en  lui  annonçant 
le  destin  des  Bourbons.  Si  i'osois  hasarder 
mon  sentiment,  j'adjugerois  l'avantage  de 
deux  de  ces  chants  au  François ,  savoir  ceux 
de  la  St  Barthélemi  et  du  song-e  de  Henri 
IV.  Il  n'y  a  que  les  amours  de  Didon  où  il 
paroît  que  Virgile  l'emporte  sur  Voltaire  , 
parce  que  l'auteur  latin  intéresse  et  parle  au 
coeur ,  et  que  l'auteur  françois  n'emploie 
que  des  allégories  :  mais  si  l'on  veut  exami- 
ner ces  deux  poëmes  de  bonne  foi ,  sans 
préjugés  pour  les  anciens  ni  pour  les  mo- 
dernes 5  on  conviendra  que  beaucoup  de 
détails  de  l'Enéide  ne  seroient  pas  tolérés  de 
nos  jours  dans  les  ouvrages  de  nos  contem- 
porains 5  comme  ,  par  exemple  ,  les  honneurs 
funèbres  qu'Enée  rend  à  son  père  Anchise,' 
la  fable  des  Harpyes  ,  la  prophétie  qu'elles 


t)    Ë      V   Ô    t   T   A   1    K   Ë.  on 

font  aux  Troyens  qu'ils  seront  réduits  à  man- 
ger leurs  assiettes  ,  et  cette  prophétie  qui 
js'accomplit ,  la  truie  avec  ses  neuf  petits  , 
qui  désigne  le  lieu  d'établissement  où  Enée 
doit  trouver  la  fin  de  ses  travauîc  ,  ses  vais- 
seaux changés  en  Nymphes  ,  un  cerf  tué  pal* 
Ascagne  qui  occasionne  la  guerre  des  Troyens 
et  des  Rutules ,  la  haine  que  les  Dieux  mettent 
dans  le  coeur  d'Amate  et  de  Lavinie  contré 
cet  Enée  que  Lavinie  épouse  à  la  fin  ;  ce  sont 
peut  être  ces  défauts  dont  Virgile  étoit lui- 
même  mécontent ,  qui  l'avoient  déterminé 
à  brûler  son  ouvrage,  et  qui  selon  le  senti- 
ment des  censeurs  judicieux  doivent  placer 
l'Enéide  au  dessous  de  la  Henriade.  Si  leâ 
difficultés  vaincues  font  le  mérite  d'un  auteur, 
il  est  certain  que  Mr  de  Voltaire  en  trouva 
plus  à  surmonter  que  Virgile.  Le  sujet  de  la 
Henriade  est  la  réduction  de  Paris  due  à  la 
conversion  de  Henri  IV.  Le  poëte  n'avoit 
donc  pas  la  liberté  de  mouvoir  à  son  gré  le 
système  merveilleux  ;  il  étoit  réduit  à  se 
borner  aux  mystères  des  chrétiens ,  bien  - 
moins  féconds  en  images  agréables  et  pitto- 
resques que  n'étoitla  mythologie  des  gentils. 
Toutefois  on  ne  sauroit  lire  le  X  chant  de 
.la  Henriade  sans  convenir  que  les  charmes 
de  la  poésie  ont  le  don  d'ennoblir  tous  les 

p  î 


sia  1    L    O    G    E 

sujets  qu'elle  traite.  Mr  de  Voltaire  fut  seul 
mécontent  de  sonpoëme;  il  trouvoit  que  son 
héros  n'étoitpas  exposé  à  d'assez  grands  dan- 
gers ,  et  que  par  conséquent  il  devoit  inté- 
resser moins  qu'Énée  ,  qui  ne  sort  jamais 
d'un  péril  sans  retomber  dans  un  autre. 

En  portant  le  même  esprit  d'impartialité 
à  l'examen  des  tragédies  de  Mr  de  Voltaire, 
l'on  conviendra  qu'en  quelques  points  il  esc 
supérieur  à  Racine  ,  et  que  dans  d'autres  il 
est  inférieur  à  ce  célèbre  dramatique.  Son 
Oedipe  fut  la  première  pièce  qu'il  composa; 
son  imagination  s'étoit  empreinte  des  beautés 
de  Sophocle  et  d'Euripide  ,  et  sa  mémoire 
lui  rappeloit  sans  cesse  l'élégance  continue 
et  fluide  de  Racine  :  fort  de  ce  double  avan- 
tage, sa  première  production  passa  au  théâtre 
comme  un  chef-d'oeuvre  ;  quelques  cen- 
seurs, peut-être  trop  sourcilleux,  trouvèrent 
à  redire  qu'une  vieille  Jocaste  sentît  renaître 
à  la  présence  de  Philoctète  une  passion 
presque  éteinte  :  mais  si  l'on  avoit  élagué 
le  rôle  de  Philoctète  ,  on  n'auroit  pas  joui 
des  beautés  que  produit  le  contraste  de  son 
caractère  avec  celui  d'Oedipé.  On  jugea  que 
son  Br-utus  étoit  plutôt  propre  à  être  repré- 
senté sur  le  théâtre  de  Londres  que  sur  celui 
de  Paris  j    parce  qu'en  France  un  père  qui 


I 


DE      VOLTAIRE.  5l3 

de  san^  froid  condamne  son  fils  à  la  mort , 
est  envisagé  comme   un  barbare  ;    et  qu'en 
Angleterre  ,   un  Consul  qui  sacrifie  son  pro- 
pre sang  à  la  liberté  de  sa  patrie  ,   est  regardé 
comme  un  Dieu.  Sa  Mariane  et  un  nombre 
d'autres  pièces  signalèrent  encore  l'art  et  la 
fécondité  de  sa  plume.   Cependant  il  ne  faut 
pas    déguiser    que    des   critiques ,    peut-être 
trop    sévères  ,    reprochèrent   à   notre  poëte 
que  la  contexture  de  ses  tragédies  n'appro- 
choit  pas  du  naturel  et  de  la  vraisemblance 
de  celles  de   Racine  ;  voyez ,   disent-ils ,  re- 
présenter Iphigénie ,  Phèdre  ,   Attalie  :  vous 
croyez  assister  à  une  action  qui  se  développe 
sans  peine  dev?.nt  vos  yeux  ;   au  lieu  cju'au 
spectacle  de  Zaïre  ,   il  faut  vous  faire  illusion 
sur  la  vraisemblance  ,   et  couler4égèrement 
sur  certains  défauts  qui  vous  choquent^    Ils 
ajoutent  que  le   second    acte    est    un    hors- 
d'oeuvre  :  vous  êtes  obligé  d'endurer  le  ra- 
dotage du  vieux  Lusignan,  qui  se  retrouvant 
dans  son  palais  ,  ne  sait  où  il  est;   qui  parle 
de  ses  anciens  faits  d'armes ,  comme  un  lieu- 
tenant   colonel    du    régiment    de    Navarre 
devenu  gouverneur  de  Péronne  :  on  ne  sait 

o 

pas  trop  comment  il  reconnoît  ses  enfans  ; 
pour  rendre  sa  fille  chrétienne  ,  il  lui  ra- 
conte qu'elle  est  sur  la  montagne  où  Abraham 

O  3 


•2  14  ÉLOGE 

sacrifia  ,  ou  voulut  sacrifier  son  fils  Isaacau 
Seigneur  ;  il  l'engage  à  se  faire  baptiser  après 
que  Châtillon  atteste  l'avoir  baptisée  lui- 
même  ;  et  c'est-là  le  noeud  de  la  pièce  :  après 
que  Lusignan  a  rempli  cet  acte  froid  et  lan- 
guissant 5  il  meurt  d'apoplexie  ,  sans  quo 
personne  s'intéresse  à  son  sort.  Il  semble, 
puisqu'il  falloit  un  prêtre  et  un  sacrement 
pour  former  cette  intrigue  ,  qu'on  auroit  pu 
substituer  au  baptêpae  la  communion.  Mais 
quelque  solide  que  puissent  être  ces  remar- 
ques ,  on  les  perd  de  vue  au  cinquième  acte; 
rintérêt  ,  la  pitié  ,  la  terreur  ,  que  ce  grand 
poëte  a  l'art  d'exciter  si  supérieurement , 
entraînent  l'auditeur,  qui  agité  de  passions 
aussi  fortes  ,  oublie  de  petits  défauts  en 
faveur  d'aussi  grandes  beautés.  On  convien- 
dra donc  que  Monsieur  Racine  a  l'avantage 
d'avoir  quelque  chose  de  plus  naturel,  de 
plus  vraisemblable  dans  la  texture  de  ses 
drames;  et  qu'il  règne  une  élégance  con- 
tinue ,  une  mollesse,  un  fluide  dans  sa  ver- 
sification dont  aucun  poëte  n'a  pu  approcher 
depuis  :  d'autre  part ,  en  exceptant  quel- 
ques vers  trop  épiques  dans  les  pièces  de 
Mr  de  Voltaire,  il  faut  convenir  qu'à  l'ex- 
iceplion  du  cinquième  acte  de  Catilina  ,  il  a 
pQss.édé  Tart  d'accoitre  l'intérêt  de  scène  eïi 


DE      VOLTAIRE*  QIJ' 

"  scène  ,  d'acte  en  acte ,  et  de  le  pousser  au 
plus  haut  point  à  la  catastrophe  :  c'est  bien 
là  le  comble  de  l'art. 

Son  génie  ynivers-el  embrassoit  tous  les 
genres  ;  après  s'être  essayé  contre  Virgile  , 
et  l'avoir  peut-être  surpassé  ,  il  vouloit  se 
mesurer  aves  l'Arioste  ;  il  composa  la  Pucelle 
dans  le  goût  du  Roland  le  furieux  :  ce 
poëme  n'est  point  une  imitation  de  l'autre; 
la  fable,  le  merveilleux ,  les  épisodes  ,  tout 
y  est  original  ,  tout  y  respire  la  gaieté  d'une 
imagination  brillante. 

Ses  vers  de  saciété  faisoient  les  délices  de 
,  toutes  les  personnes  de  goût  ;  l'auteur  seul 
ïi'entenoit  aucun  compte ,  quoiqu'Anacréon, 
Horace,  Ovide,  Tibulle,  ni  tous  les  auteurs^^ 
de  la  belle  antiquité  ne  nous  ayent  laissé 
aucun  modèle  en  ces  genres  qu'il  n'eût  égalé^': 
son  esprit  enfantoit  ces  ouvrages  sans  peine;, 
cela  ne  le  satisfaisoit  pas  \  il  croyoit  que 
pour  posséder  une  réputation  bien  méritée, 
il  falloit  l'acquérir  en  vainquant  les  plu&grands 
obstacles. 

Après  vous  avoir  fait  un  précis  des  talens 
du  poëte  ,  passons  à  ceux  de  l'historien. 
L'histoire  de  Charles  XII  fut  la  première  qu'il 
composai  il  devint  le  Quinte-Curce  de  eefc 

04 


2l6  ÉLOGE 

Alexandre  :    les  fleurs    qu'il  répand  sur   sa 
matière  n'altèrent  point  le  fond  de  la  vérité; 
il  peint  la  valeur  brillante  da  héros  du  nord 
avec  les  plus  vives  couleurs  ,  ^sa  fermeté  dans 
de   certaines   occasions  ,   son  obstination  en 
d'autres ,  sa  prospérité  et  ses  malheurs.  Après 
avoir    éprouve  ses  forces    sur  Charles  XII , 
il   essaya  de  hasarder  l'histoire   du  siècle  de 
Louis  XIV;   ce  n'est  plus  le  style  romanes- 
que  de    Quinte    Curce    qu'il   emploie  :  il  y 
substitue    celui   de    Cicéron  ,     qui   plaidant 
pour  la  loi  Manilia  ,   fait  l'éloge  de  Pompée  : 
c'est  un  auteur  François  qui  relève  avec  en- 
thousiasme les  événemens  fameux  de  ce  beau 
siècle;  qui   expose  dans  le  jour  le  plus  bril- 
lant les  avantages  qui  donnèrent  alors  à  sa 
nation  une  prépondérance  sur  d'autres  peu- 
ples ;  les  grands  génies  en  foule  qui  se  trou- 
vèrent sous  la  main  de  Louis  XIV ,  le  règne 
des    arts    et   des   sciences  protégés  par  une 
cour  polie,  les  progrès  de  l'industrie  en  tout 
genre  ,   et  cette  puissance  intrinsèque  de  la 
France  qui  rendoit  en  quelque  sorte  son  Roi 
l'arbitre   de   l'Europe.     Cet  ouvrage  unique 
méritoit  d'attirer  à  Mr  de  Voltaire  l'attache- 
ment et  la  reconnoissance  de  toute  la  nation 
françoise  ,    qu'il  a  mieux  relevée  qu'elle  ne 
l'a  été   par   aucun    de    ses  autres   écrivains* 


DE       VOLTAIRE.  QI7 

C*e5t  encore  un  style  différent  qu'il  emploie 
dans  son  Essai  sur  l'histoire  universelle  ;  le 
style  en  est  fort  et. simple;  le  caractère  de 
son  esprit  se  manifeste  plus  dans  la  façon 
dont  il  a  traité  cette  histoire  ,  que  dans  ses 
autres  écrits  5  on  y  voit  la  fougue  d'un  génie 
supérieur -qui  voit  tout  en  grand,  qui  s'at- 
tache à  ce  qu'il  y  a  d'important  ,  et  néglige 
tous  les  petits  détails.  Cet  ouvrage  n'est  pas 
composé  pour  apprendre  l'histoire  à  ceux 
qui  ne  l'ont  pas  étudiée  ,  m  sis  pour  en  rap- 
peler les  faits  principaux  dans  la  mémoire 
de  ceux  qui  la  savent.  Il  s'attache  à  la  pre- 
mièreloi  del'histoire,  qui  est  de  dire  la  vérité; 
et  les  réflexions  qu'il  y  sème  ,  ne  sont  pas 
des  hors-d'oeuvres  5  elles  naissent  de  la  ma- 
tière même. 

Il  nous  reste  une  foule  d'autres  traités  de 
M^ de  Voltaire,  qu'il  est  presque  impossible 
d'analyser;  les  uns  roulent  sur  des  sujets  de 
critique  ,  dans  d'autres  ce  sont  des  matières 
métaphysiques  cpi'il  éclaircit,  dans  d'autres 
encore  des  sujets  d'astronomie  ,  d'histoire, 
de  physique  ,  d'éloquence  ,de  poétique  ,  de 
géométrie;  ses  rom^ans  niemes  portent  un 
caractère  original;  Zadig,  Micromégas,  Can- 
dide, sont  des  ouvrages  qui  semblant  respirer 
la  frivolité ,  contiennent  des  allégories  mora- 

O  5 


2lS  ÉLOGE 

les  ou  des  critiques  de  quelques  systèmes 
modernes ,  où  l'utile  est  inséparablement  uni 
â  l'agréable. 

Tant  de  talens,  tant  de  connoissanees  di- 
verses, réunies  en  une  seule  personne,  jet- 
tent-les  lecteurs  dans  un  étonnement  mêlé 
de  surprise.  Récapitulez,  Messieurs,  la  vie 
des  grands  hommes  de  l'antiquité ,  dont  les 
noms  nous  sont  parvenus;  vous  trouverez  que 
chacun  d'eux  se  bornoit  à  son  seul  talent. 
Aristote  et  Platon  étoient  philosophes,  Eschi- 
ne  et  Démosthéne  orateurs ,  Homère  poète 
épique  ,  Sophocle  poëte  tragique  ,  Anacréon 
poëtc  agréable  ,  Thucydide  etXénophon  his* 
îoriens  ;  de  même  que  chez  les  Romains,  Vir- 
gile, Horace,  Ovide  ,  Lucrèce  n'étoient  que 
poètes,  Tite-Live  et  Varron  historiens;  Gras- 
sus,  le  vieil  Antoine  et  Hortensius  s'en  te- 
noient  à  leurs  harangues.  Cicéron  ,  ce  Con- 
sul orateur,  défenseur  et  père  de  la  patrie^ 
est  le  seul  qui  ait  réuni  des  talens  et  des 
connoissanees  diverses  :  iljoignoit  au  grand 
art  de  la  parole,  qui  le  rendoit  supérieur  à 
tous  ses  Contemporains ,  une  étude  approfon- 
die de  la  philosophie  telle  qu'elle  étoit  con- 
nue de  son  temps;  c'est  ce  qui  paroît  par  ses 
Tusculanes ,  par  son  admirable  traité  de  la 
Nature  des  Dieux  ,  par  celui  des  Offices,  qui 


DE      VOLTAIKE.  ÎSIQ 

'est  peut-être  le  meilleur  ouvrage  de  morale 
que  nous  ayons.  Cicéron  fut  même  poète  , 
il  traduisit  en  latin  les  vers  d'Aratus ,  et  l'on 
croit  que  ses  corrections  perfectionnèrent  le 
poëme  de  Lucrèce. 

li  nous  a  donc  fallu  parcourir  Fespace  de 
dix-sept  siècles  pour  trouver  ,  dans  la  multi- 
tude des  hommes  qui  composent  le  genre 
humain  ,  le  seul  Cicéron  dont  nous  puissions 
comparer  les  connoissances  avec  celles  de 
notre  illustre  auteur.  L'on  peut  dire ,  s'il 
m'est  permis  de  m'exprimer  ainsi,  que  M^  de 
Voltaire  valoit  seul  toute  ime  académie.  Il  y 
a  de  lui  des  morceaux  où  l'on  croit  recon- 
noître  Bayle  armé  de  tous  les  argumens  de 
sa  dialectique;  d'autres  où  l'on  croit  lire 
Thucydide  ;  ici  c'est  un  physicien  qui  dé- 
couvre les  secrets  de  la  nature  ,  là  c'est  un 
métaphysicien  qui  s'appuyant  sur  l'analogie 
et  l'expérience  suit  à  pas  mesurés  les  traces 
de  Locke.  Dans  d'autres  ouvrages  vous  trou- 
vez  l'émule  de  Sophocle;  là  vous  le  voyez  ré- 
pandre des  fleurs  sur  ses  traces  ;  ici  il  ch  tusse 
le  brodequin  comique  ;  mais  il  semble  que 
l'élévation  de  son  esprit  ne  se  plaisoit  pas  à 
borner  son  essor  à  égaler  Térence  ou  Mo- 
lière ;  bientôt  vous  le  voyez  monter  sur  Pé- 
gase 5  qui  en  étendant  ses  ailes  le  transporte 


520  '*      E    L    O    G     35 

^u  haut  de  rHélicon  ,  où  le  Dieu  des  Musetf 
lui  adjuge  sa  place  entre  Plomère  et  Virgile. 
Tant  de  productions  différentes  et  d'aussi 
grands  efforts  de  génie  produisirent  à  la  fin 
une  vive  sensation  sur  les  esprits,  et  l'Europe 
applaudit  aux  talens  supérieurs  de  M^  de 
Voltaire.  Il  ne  faut  pas  croire  que  la  jalousie 
etl'envie  répargna.ssent;  elles  aiguisèrent  tous 
leurs  traits  pour  l'accabler  :  cet  esprit  d'indé- 
pendance inné  dans  les  hommes,  qui  leur 
inspire  une  aversion  contre  l'autorité  la  plus 
légitime ,  les  révoltoit  avec  bien  plus  d'ai- 
greur contre  une  supériorité  de  talens  à  la- 
quelle leur  foiblesse  ne  pouvoit  atteindre. 
Mais  les  cris  de  l'envie  étoient  étouffés  par 
de  plus  forts  applaudissemens;  les  gens  de 
lettres  s'honoroient  de  la  connoissance  de  ce 
grand  homme.  Quiconque  étoit  assez  philo- 
sophe  pour  n'estimer  que  le  mérite  personnel, 
plaçoit  M'^  de  Voltaire  bien  au  dessus  de  ceux 
dont  les  ancêtres,  les  titres  ,  l'orgueil  et  les 
richesses  font  tout  le  mérite.  M'^  de  Voltaire 
étoit  du  petit  nombre  des  philosophes  qui 
pouvoient  dire  :  omnîa  mecum  porto.  Des 
princes  5  des  souverains  ,  des  rois,  des  im- 
pératrices le  comblèrent  des  marques  de  leur 
estime  et  de  leur  admiration.  Ce  n'est  pas 
que  nous  prétendions  insinuer  que  les  grandi 


DE       VOLTAIRE.  QQl 

^de  la  terre  soient  les  meilleurs  appréciateurs 
du  mérite;  mais  cela  prouve  au  moin^  que  la 
réputation  de  notre  auteur  étoit  si  générale- 
ment établie ,  que  les  chefs  des  peuples , 
loin  de  contredire  la  voix  publique,  croyoïent 
devoir  s'y  conform^er. 

Cependant ,  comme  dans  ce  monde  le  mal 
se  trouve  partout  mêlé  au  bien  ,  il  arrivoit 
que  M^  de  Voltaire ,  sensible  à  l'applaudis- 
sement universel  dont  il  jouissoit ,  ne  l'étoit 
pas  moins  aux  piqûres  de  ces  insectes  qui 
croupissent  dans  les  fanges  de  l'Hippocrène. 
Loin  de  les  punir,  il  les  immortalisoit  en 
plaçant  leurs  noms  obscurs  dans  ses  ouvrages; 
mais  il  ne  recevoit  d'eux  que  des  eclabous- 
sures  légères  en  comparaison  des  persécutions 
plus  violentes  qu'il  eut  à  souffrir  d'ecclésias- 
tiques ,  qui  par  état  n'étant  que  des  ministres 
de  paix,  n'auroient  dû  pratiquer  que  la 
charité  et  la  bienfaisance  :  aveuglés  par  un 
faux  ^zèle  autant  qu'abrutis  par  le  fanatisme, 
ils  s'acharnèrent  sur  lui,  et  voulurent  l'acca- 
bler en  le  calomniant.  Leur  ignorance  fit 
échouer  leur  projet;  faute  de  lumières  ils' 
confondoient  les  idées  les  plus  claires,  de 
sorte  que  les  passages  où  notre  auteur  insinue 
la  tolérance,  furent  interprétés  par  eux  comme 
contenant  les  dogmes  de  l'athéisme  ;   et  ce 


a<2Q  ELOGE 

même  Voltaire  qui  avoit  employé  toutes  les 
ressources  de  son  génie  pour  prouver  avec 
force  l'existence  d'un  Dieu  ,  s'entendit  accu- 
ser à  son  grand  étonnement  d'en  avoir  nié 

o 

l'existence.  Le  fiel  que  ces  âmes  dévotes  ré- 
pandirent si  mal-adroitemcHt  sur  lui,  trouva 
des  approbateurs  chez  les  gens  de  leur  espèce, 
et  non  pas  chez  ceux  qui  avoient  la  moindre 
teinture  de  dialectique.  Son  crime  véritable 
consistoit  en  ce  qu'il  n'avoit  pas  lâchement 
déguisé  dans  son  histoire  les  vices  de  tant  de 
pontifes  qui  ont  déshonoré  l'Eglise  ;  en  ce 
qu'il  avoit  dit  .avec  Fra-Paolo ,  avec  Fleuri 
et  tant  d'autres  ,  que  souvent  les  passions 
influent  plus  sur  la  conduite  des  prêtres  que 
l'inspiration  du  Saint-Esprit;  que  dans  ses 
ouvrages  il  inspire  de  l'horreur  contre  ces 
massacres  abominables  qu'un  faux  zèle  a  fait 
commettre;  et  qu'enfin  iltraitoit  avec  mépris 
ces  querelles  inintelligibles  et  frivoles  aux- 
quelles les  théologiens  de  toute  secte  attachent 
tant  d'importance.  Ajoutons  à  ceci,  pour 
achever  ce  tableau,  que  tous  les  ouvrages  de 
M^de  Voltaire  se  débitoient  aussitôt  qu'ils 
sortoient  de  la  presse  ,  et  que  dans  ce  même 
temps  les  évêques  voyoïent  avec  un  saint 
dépit  leurs  mandemens  rongés  des  vers  ou 
pourrir  dans  les  boutiques  de  leurs  libraires. 


DE       VOLTAIRE.  5q3 

Voilà  comme  raisonnent  des  prêtres  imbécil- 
les.  On  lem'pardonneroit  leur  bêtise,  si  leurs 
mauvais  syllogismes  n'influoient  pas  sur  le 
repos  des  particuliers  •  tout  ce  que  la  vérité 
oblige  de  dire ,  c'est  qu'une  aussi  fausse  dia- 
lectique suffit  pour  caractériser  ces  êtres  vils 
et  méprisables ,  qui  faisant  professi-ôn  de  cap- 
tiver leur  raison  ,  font  ouvertement  divorce 
avec  le  bon  sens.. 

Puisqu'il  s'agit  ici  de  justifier  M'^  de  Vol- 
taire ,  nous  ne  devons  dissimuler  aucune 
des  accusations  dont  on  le  chargea:  les  cagots 
lui  imputèrent  donc  encore  d'avoir  exposé 
les  sentimens  d'Epicure,  de  Hobbes ,  de 
W^oolston  ,  du  Lord  Bolinbroke  et  d'autres 
philosophes  ;  mais  n'est -il  pas  clair  que  loin 
de  fortifier  ces  opinions  par  ce  que  tout  autre 
y  auroit  pu  ajouter,  il  se  contente  d'être  le 
rapporteur  d'un  procès  dont  il  abandonne 
la  décision  à  ses  lecteurs?  Et  de  plus,  si  la 
religion  a  pour  fondement  la  vérité,  qu'à-t-elle 
à  appréhender  de  tout  ce  que  le  mensonge 
peut  inventer  contre  elle  ?  M^  de  Voltaire  en 
étoit  si  convaincu,  qu'il  ne  croyoit  pas  que 
des  doutes  de  quelques  philosophes  pussent 
l'emporter  sur  les  inspirations  divines.  Mais 
allons  plus  loin,  comparons  la  morale  ré- 
pandue  dans    ses    ouvrages   à   celle    de   ses 

i 


524  ELOGE 

persécuteurs  :  les  hommes  doivent  s'aimer 
comme  des  frères,  dit-ilj  leur  devoir  est  de 
s'aider  mutuellement  à  supporter  le  fardeau 
de  la  vie,  où  la  somme  des  maux  l'emporte 
Bur  celle  des  biens;  leurs  opinions  sont  aussi 
différentes  que  leurs  physionomies  j  loin  de 
se  persécuter  5  parce  qu'ils  ne  pensent  pas 
de  même  ,  ils  doivent  se  borner  à  rectifier 
le  jugement  de  ceux  qui  sont  dans  l'erreur, 
par  le  raisonnement ,  sans  substituer  aux  ar- 
gumens  le  fer  et  les  flammes  ;  en  un  mot  ils 
doivent  se  conduire  envers  leur  prochain 
comme  ils  voudroient  qu'il  en  usât  envers 
eux.  Est-ce  M^  de  Voltaire  qui  parle,  ou  est-ce 
l'apôtre  Stjean,  ouest-ce  le  langage  de  l'évan- 
gile ?  Opposons  à  ceci  la  morale  pratiqtie  de 
rhypocrisie  ou  du  faux  zèle;  elle  s'exprime 
ainsi  : -Exterminons  ceux  qui  ne  pensent^pas 
ce  que  nous  voulons  qu'ils  pensent,  acca- 
blons ceux  qui  dévoilent  notre  ambition  et 
nos  vices;  que  Dieu  soit  le  bouclier  de  nos 
iniquités  ;  que  les  hommes  se  déchirent,  que 
le  sang  coule,^  qu'importe  ?  pourvu  que  notre 
autorité  s'accroisse  ;  rendons  Dieu  implacable 
et  cruel ,  pour  que  la  recette  des  douanes  du 
purgatoire  et  du  paradis  augmente  nos  reve- 
nus. Voilà  comme  la  religion  sert  souvent  de 
prétexte  aux  passions  des  hommes,  et  comme 

par 


DE      VOLTAIRE.  Qq5 

par  leur  perversité  ,  la  source  la  plus  pure 
du  bien  devient  celle  du  mal, 

La  cause  de  M'^  de  Voltaire  étant  aussi  bonne 
que  nous  venons  de  l'exposer,  il  emporta  les 
suffrages  de  tous  les  tribunaux  où  la  raison 
étoit  plus  écoutée  que  les  sophismes  mysti- 
ques ;  quelque  persécution  qu'il  endurât  de 
la  haine  théologale  ,  il  distingua  toujours  la 
religion  de  ceux  qui  la  déshonorent  ;  il  ren- 
doit  justice  aux  ecclésiastiques  dont  les  vertus 
ont  été  le  véritable  ornement  de  l'Église;  il* 
ne  blâmoit  que  ceux  dont  les  mœurs  perver- 
ses les  rendirent  l'abomination  publique. 

Mr  de  Voltaire  passa  donc  ainsi  sa  vie 
entre  les  persécutions  de  ses  envieux  et  l'ad- 
miration de  ses  ei]thousiastes  ,  sans  que  les 
sarcasmes  des  uns  l'humiliassent ,  et  que  les 
applaudissemens  des  autres  accrussent  l'opi- 
nion qu'il  avoit  de  hai-mémej  il  se  conten- 
toit  d'éclairer  le  monde  ,  et  d'inspirer  par 
ses  ouvrages  l'amour  des  lettres  et  de  l'hu- 
manité. Non  content  de  donner  des  préceptes 
de  morale  ,  il  prêchoit  la  bienfaisance  par 
son  exemple;  ce  fut  lui  dont  l'appui  cou- 
rageux vint  au  secours  de  la  malheureuse  fa- 
mille des  Calas  ,  lui  qui  plaida  la  cause  des 
Syrvens  et  qui  les  arracha  des  mains  bar- 
bares de  leurs  juges  ,  lui  qui  auroit  ressuscité 

Oeuv,deFr.II.  T.  IIL  P 


226  É    L     O     G    ï 

le  Chevalier  la  Barre  s'il  avoit  eu  le  don  des 
miracles.    Ou'il  est  beau   qu'un  philosophe 
du  fond  de  sa  retraite  élève  sa  voix  ,  et  que 
l'humanité    dont   il   est  l'organe  ,  force  les 
juges   à  réformer  des  arrêts  iniques  !   Quand 
Mr  de  Voltaire  n'auroit  par  devers   soi  que 
cet   unique  trait ,    il  mériteroit  d'être  placé 
parmi    le  petit  nombre  des  véritables  bien- 
faiteurs   de  l'humanité.  La  philosophie   et  la 
religion  enseignent  donc  de  cencert  le  chemin 
de  la  vertu  :  voyez  lequel  est  le  plus  chrétien, 
ou  le  magistrat  qui    force  cruellement   une 
famille  à   s'expatrier,   ou  le  philosophe  qui 
la  recueille  et  la  soutient;  le' juge  qui  se  sert 
-du  glaive  de  la  loi  pour  assassiner  un  étourdi, 
ou  le  sage  qui  veut  sauver  la  vie  du  jeune 
homme   pour    le    corriger  ;   le  bourreau   de 
-Calas  ,   ou  lie  protecteur  de  sa  famille  déso- 
lée.   Voilà  ,    Messieurs ,    ce    qui    rendra   la 
mémoire  de  Mr  de  Voltaire  à  jamais  chère 
à  ceux  qui  sont  nés  avec  un  coeur  sensible 
et  des    entrailles    capables    de    s'émouvoir. 
Ouelque    précieux   que   soient  les   dons  de 
l'esprit  5    de    l'imagination  ,    l'élévation    du 
génie,   et  les  vastes  connoissances;  ces  pré- 
sens que  la  Nature  ne  prodigue  que  rarement, 
ne  l'emportent  cependant  jamais  sur  les  actes 
de  l'humanité  et  de  la  bienfaisance  j  on  ad- 


DE      VOLTAIRE.  QQ7 

mire  les  premiers  ,  et  l'on  bénit  et  vénère  les 
seconds. 

Quelque    peine  que  j'aye  ,  Messieurs  ,   à 
me  séparer  à  jamais  de  Mr  de  Voltaire,  je 
sens  que  le  moment  approche  où  je  dois  re- 
nouveler la  douleur  que  vous  cause  sa  perte. 
Nous  l'avons  laissé  tranquille  àFerney;  des 
affaires  d'intérêt  l'engagèrent  à  se  transporter 
à  Paris  ,    où  il  espéroit  venir  encore  assez  à 
temps    pour   sauver  quelques   débris  de  sa 
fortune  d'une  banqueroute  dans  laquelle  il 
se  trouvoit  enveloppé.  Il  ne  vouloit  pas  re- 
paroître  dans  sa  patrie  les  mains  vides;  son 
temps  ,   qu'il  partageoit  entre  la  philosophie 
et  les  belles  lettres ,    fournissoit  un  nombre 
d'ouvrages  dont  il  avoit  toujours  quelques- 
uns  en  réserve  :  ayant  composé  une  nouvelle 
tragédie    dont  Irène  est  le  sujet,    il  voulut 
la  produire   sur   le    théâtre  de    Paris.    Son 
usage  étoit  d'assujettir  ses  pièces  à  la  critique 
la  plus  sévère ,  avant  de  les  exposer  en  pu- 
blic ;  conformément  à  ses  principes ,  il  con- 
sulta à  Paris  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  gens  d« 
goût  de  sa  connoissance ,  sacrifiant  un  vain 
amour-propre  au  désir  de  rendre  ses  travaux 
dignes  de  la  postérité  j  docile  aux  avis  éclai* 
rés   qu'on   lui    donna  ,    il   se  porta  avec  un 
lèle  et  une  axdeur  singulière  à  la  corr^ctiga 

P  a 


,  2a8  É    L    O     G     E 

de  cette  tragédie  ;  il  passa  des  nuits  entières 
à  refondre  son  ouvrage  ;  et  soit  pour  dissiper 
le  sommeil,  soit  pour  ranimer  ses  sens,  il 
fit  un  usage  immodéré  du  cafFé  :  cinquante 
tasses  par  jour  lui  suffirent  à  peine  :  cette 
liqueur  ,  qui  mit  son  sang  dans  la  plus  vio- 
lente agitation  ,  lui  causa  un  échauffement  si 
prodigieux  ,  que  pour  calmer  cette  espèce 
de  fièvre  chaude  ,  il  eut  recours  aux  opiats 
dont  il  prit  de  si  fortes  doses  ,  que  loin  de 
soulager  son  mal ,  elles  accélérèrent  sa  fin; 
peu  après  ce  remède  pris  avec  si  peu  de 
ménagement ,  se  manifesta  une  espèce  de 
paralysie  ,  qui  fut  suivie  du  coup  d'apoplexie 
qui  termina  ses  jours. 

Quoique  Mr  de  Voltaire  fût  d'une  consti- 
tution foible,  quoique  le  chagrin  ,  le  souci, 
et  une  grande  application  eussent  afFoibli 
son  tempérament  ;  il  poussa  pourtant  sa  car- 
rière jusqu'à  la  84  année.  Son  existence  étoit 
telle ,  qu'en  lui  l'esprit  l'emportoit  en  tout 
sur  la  matière  ;  c'étoit  une  ame  forte  qui  , 
communiquoit  sa  vigueur  à  un  cor|)s  pres- 
que diaphane  :  sa  mémoire  étoit  étonnante, 
et  il  conserva  toutes  les  facultés  de  la  pensée 
«t  de  l'imagination  jusqu'à  son  dernier  sou- 
pir. Avec  quelle  joie  vous  rappellerai-je  , 
Messieurs  ^  les  témoignages  d'admiration  et 


B    E      V    O    L   T    A    I    R    E.-  QQ9 

de  reconnoissance  que  les  Parisiens  rendirent 
à  ce  grand  homme  durant  son  dernier  séjour 
dans  sa  patrie  !  il  est  rare  ,   mais  il  est  beau 
que  le  public  soit  équitable  ,   et  qu'il  rende 
justice   de  leur  vivant  à  ces  êtres  extraordi- 
naires que  la  Nature  ne  se  plaît  à  produire 
que  de  loin  à  loin  ,    afin   qu'ils  recueillent 
de  la  part  de    leurs    contemporains   mêmes 
les  suffrages  qu'ils  sont  sûrs  d'obtenir  de  la 
postérité  !  L'on  devoit  s'attendre  qu'un  homme 
qui   avoit  employé  toute  la  sagacité  de  son 
génie  à  célébrer  la  gloire   de  sa   nation  ,   en 
verroit    rejaillir    quelques    rayons    sur    lui-' 
même:  les  François  l'ont  senti,   et  par  leur 
enthousiasme  ils  se   sont  rendus   dignes   de 
partager  le  lustre  que  leur  compatriote  a  ré- 
pandu sur  eux  et  sur  le  siècle.  Mais  croiroit- 
on  que  ce  Voltaire  ,   auquel  la  profane  Grèce 
auroit  élevé  des  autels  ,  qui  eût  eu  dans  Rome 
des  statues  ,   auquel  une  grande  Impératrice, 
protectrice   des   sciences  ,  vouloit  ériger  un 
monument  à  Pétersbourg  ;   qui  croira ,  dis-je, 
qu'un  tel  être  pensa  manquer  dans  sa  patrie 
d'un  peu  de  terre  pour  couvrir  ses  cendres? 
Eh  quoi  !  dans  le  18  siècle  ,   où  les  lumières 
sont  plus  répandues  que  jamais  ,   où  l'esprit 
philosophique  a  tant  fait  de  progrès  ,   il  se 
trouvera  des    hiérophantes ,    plus   barbares 

P  3 


^3o  ELOGE    DE     VOLTAIRE. 

que  les  Hérules ,  plus  dignes  de  vivre  avec 
les  peuples  de  la  Taprobane  que  de  la  nation 
françoise  ,  aveuglés  par  un  faux  zèle  ,  ivres 
de  fanatisme  ,  qui  empêcheront  qu'on  ne 
rende  les  derniers  devoirs  de  l'humanité  à 
un  des  hommes  les  plus  célèbres  que  jamais 
la  France  ait  portés  ?  Voilà  cependant  ce 
que  l'Europe  a  vu  avec  une  douleur  mêlée 
d'indignation.  Mais  quelle  que  soit  la  haine 
de  ces  frénétiques  et  la  lâcheté  de  leur  ven- 
gance  ,  de  s'acharner  ainsi  sur  des  cadavres; 
ni  les  cris  de  l'envie  ,  ni  leurs  hurlemens 
sauvages  ne  terniront  la  mémoire  de  Mrde 
Voltaire,  Le  sort  le  plus  doux  qu'ils  puissent 
attendre  ,  est  qu'eux  et  leurs  vils  artifices 
demeurent  ensevelis  à  jamais  dans  les  ténè- 
bres de  l'oubli;  tandis  que  la  mémoire  de 
Mr  de  Voltaire  s'accroîtra  d'âge  en  âge ,  et 
transmettra  son  nom  à  l'immortalité. 


PIECES 


MILITAIRES. 


Pi 


INSTRUCTION 

MILITAIRE 

DU 

ROI    DE    PRUSSE 

POUR 

SES      GÉNÉRAUX    '^> 


ARTICLE    I. 


Des    Troupes  prussiennes  ,    de  leurs  défauts 
et  de  leurs  avantages. 


L 


A  composition  de  mes  troupes  exige  une 
attention  infinie  de  la  part  de  ceux  qui  les 
commandent.  Il  faut  leur  faire  observer  tou- 
jours la  discipline  la  plus  exacte,  et  avoir 
grand  soin  de  leur  conservation  :  il  faut  aussi 
qu'elles  soient  mieux  nourries  que  presque 
toutes  les  troupes  de  l'Europe. 


*)  Cette  Inftruftion  militaire  a  été  diétée  en  allemand  par  le 

"  "   "ch,  Li(  -  • 

e  trac 

P  5 


Roi,  &  traduite  en  François  par  M.  Fxfch,  Lieutenant  Colonel 
ins   les  troupes   faxonnes»    C'eft  cette  traduftion  que  l'on 


dans   les  troupes 
donne  ici 


^34       INSTRUCTION    MILITAIRE 

Nos  régimens  sont  composés  moitié  de 
gens  du  pays  ,  moitié  d'étrangers,  qui  ont 
été  enrôlés  pour  de  l'argent.  Ces  derniers 
n'ayant  rien  qui  les  attache  ,  n'attendent  que 
la  première  occasion  pour  s'en  aller.  Il  s'agit 
donc  d'empêcher  la  désertion. 

Plusieurs  de  nos  généraux  croient  qu'un 
homme  n'est  qu'un  homme  ,  et  que  si  la 
perte  en  est  réparée ,  cet  homme  n'a  point 
d'influence  sur  la  totalité  ;  mais  on  ne  sau- 
roit  faire  à  ce  sujet  une  juste  application  des 
autres  armées  à  la  nôtre. 

Si  un  homme  bien  dressé  déserte,  et  qu'il 
soit  remplacé  par  un  autre  aussi  bien  dressé, 
la  chose  est  égale.  Mais  si  un  soldat  que  l'on 
a  formé  pendant  deux  ans  au  maniement  des 
armes  ,  et  pour  lui  donner  un  certain  degré 
d'agilité,  vient  à  déserter ,  et  qu'il  s  oit  rem- 
placé par  un  mauvais  sujet ,  ou  qu'il  ne  le 
soit  point  du  tout,  cela  tirera  à  la  longue  à 
conséquence. 

On  a  vu  que  par  la  négligence  des  offi- 
ciers dans  le  petit  détail ,  des  régimens  ont 
perdu  leur  réputation  ;  et  se  sont  trouvés  être 
diminués  par  la  désertion.  Cette  perte  afFoi- 
blit  l'armée  dans  le  temps  où  il  est  le  plus  , 
nécessaire  qu'elle  soit  complète.  Vous  per- 
drez par-là  vos  meilleures  forces,  si  vous  n'y 


1 


DU    ROI    DE     PRUSSE.  S35 

apportez  la  plus  grande  attention  ,  et  vous 
ne  serez  pas  en  état  alors  de  suppléer  à  ce 
défaut. 

Quoiqu'il  y  ait  grand  nombre  d'hommes 
dans  mon  pays,  il  est  question  de  savoir  si 
vous  en  trouverez  beaucoup  de  la  taille  de 
mes  soldats  ;  et  supposé  même  qu'il  y  en 
eût  assez  5  seront-ils  d'abord  dressés  ?  C'est 
donc  un  des  devoirs  les  plus  essentiels  des 
généraux  qui  commandent  les  armées  ou  des 
corps  séparés  ,  d'empêcher  la  désertion.  Ce 
qui  se  fait 

i)  En  évitant  des  camps  trop  près  d*un 
bois  ou  d'une  forêt ,  si  la  raison  de  guerre  ne 
l'exige  pas  ; 

q)  En  faisant  plusieurs  appels  par  jour; 

3)  En  envoyant  des  patrouilles  fréquentes 
de  housards  ,   qui  rodent  autour  du  camp  ; 

4)  En  plaçant  pendant  la  nuit  des  chasseurs 
dans  les  blés  ,  et  en  doublant  les  postes  de 
cavalerie  à  l'entrée  de  la  nuit,  pour  renforcer 
la  chaîne  j 

5)  Si  vous  ne  permettez  point  que  le  sol- 
dat se  débande  ,  et  si  l'officier  mène  sa  troupe 
en  règle  à  l'eau  et  à  la  paille  ; 

6)Enpunissantrigoureusementlamaraude, 
qui  est  la  source  de  tous  les  désordres  ; 


(S35      INSTRUCTION     MILITAIRE 

7)  En  ne  faisant,  les  jours  de  marches, 
xetfrer  les  gardes  qui  sont  placées  dans  les 
villages  ,  que  quand  les  troupes  ont  pris  les 
armes  ; 

8)  En  défendant,  sous  peine  rigoureuse., 
que  le  soldat  ne  quitte  son  rang ,  ni  sa  divi- 
sion 5  les  jours  démarche  ; 

9)  En  évitant  de  faire  des  marches  de  nuit, 
si  des  raisons  importantes  ne  l'exigent  pas 
absolument  ; 

10)  En  poussant  des  patrouilles  de  hou- 
sards  à  droite  et  à  gauche  ,  lorsque  l'infan- 
terie traversera  un  bois  ; 

11)  Si  vous  placez  des  officiers  à  l'entrée 
et  à  la  sortie  d'un  défilé  ,  qui  obligent  les 
soldats  de  reprendre  leurs  rangs  5 

iq)  En  cachant  au  soldat  les  marches  que 
vous  êtes  obligé  de  faire  en  arrière  ,  ou  en 
vous  servant  d'un  prétexte  spécieux  qui 
puisse  le  flatter  ; 

i3)  En  ayant  attention  que  la  subsistance 
nécessa;ire  ne  manque  jamais ,  et  qu'on  four- 
H.isse  aux  troupes  du  pain ,  de  la  viande , 
du  brandevin  ,  de  la  bière  etc. 

14)  Quand  la  désertion  se  glisse  dans  un 
régiment ,  ou  dans  une  compagie  ,  il  faut 
examiner  d'abord  la  raison  de  ce  mal;  s'in- 
former si  le  soldat  a  eu  son  prêt,  si  on  lui 


DIT     ROI     DE    PRUSSE.  q37 

donne  les  autres  douceurs  accordées ,  et  si 
le  capitaine  n'est  pas  coupable  de  quelques 
malversations.  Il  ne  faut  pas  moins  faire 
soigneusement  observer  une  discipline  exacte. 
On  dira  peut-être  que  le  colonel  y  prêtera 
son  attention.  Mais  cela  ne  suffit  pas;  dans 
une  armée  tout  doit  tendre  à  la  perfection,' 
pour  faire  voir  que  tout  ce  qui  s'y  fait,  est 
l'ouvrage  d'un  seul  homme. 

La  plus  grande  partie  d'une  armée  est 
composée  de  gens  indolens;  si  le  général 
n'est  pas  toujours  attentif  à  ce  qu'ils  fassent 
leur  devoir  ,  cette  machine ,  qui  est  artifi- 
cielle et  ne  peut  pas  être  parfaite ,  sera 
bientôt  détraquée  5  il  n'aura  à  la  fin  qu'une 
armée  disciplinée  en  idée.  ' 

Il  faut  donc  s'accoutumer  à  travailler  sans 
relâche  ;  l'expérience  de  ceux  qui  n'y  man- 
queront pas  5  leur  fera  voir  que  c'est  une 
chose  très-nécessaire  ,  et  qu'il  y  a  tous  les 
jours  des  abus  à  réprimer,  qui  ne  sont  pas 
aperçus  de  ceux  qui  ne  s'appliquent  pas  à 
les  connoître. 

Cette  application  continuelle  et  pénible  pa- 
roîtra  dure  à  un  général;  mais  il  en  sera  assez 
récompensé  par  la  suite.  Quel  avantage  ne 
remportera- 1- il  pas  avec  des  troupes  si  bra- 
ves, si  belles  et  si  bien  disciplinées  ?  Un  gé- 


q38       instruction    militaire 

néral,  qui  chez  d'autres  nations  passera  pour 
lin  téméraire ,  ne  sera  chez  nous  que  ce  que 
les  règles  ordinaires  exigent  ;  il  peut  hasarder 
et  entreprendre  tout  ce  que  des  hommes  sont 
capables  de  mettre  en  exécution.  Outre  que 
les  soldats  ne  souffrent  pas  entre  eux  des  ca- 
marades capables  de  quelques  foiblesses  '•*)  , 
ce  que  Ton  ne  relèveroit  sûrement  point  dans 
d'autres  armées. 

J*ai  vu  des  officiers  et  de  simples  soldats 
dangereusement  blessés ,  qui  nonobstant  cela 
ne  quittoient  pas  leur  poste ,  ni  ne  vouloient 
se  retirer,  pour  faire  bander  leur  plaie.  Avec 
des  troupes  pareilles  on  feroit  la  conquête  du 
inonde  entier,  si  les  victoires  ne  îeur  étoient 
pas  aussi  fatales  qu'aux  ennemis.  Car  vous 
pouvez  entreprendre  tout  avec  elles ,  pourvu 
que  vous  ne  les  laissiez  pas  manquer  de  vi-» 
vres.  Si  vous  marchez ,  vous  devancerez  votre 
ennemi  parla  vitesse.  Si  vous  l'attaquez  dans 
un  bois  5  vous  l'y  forcerez.  Si  vous  leur  faites 
grimper  une  montagne  ,  vous  en  chasserez 
ceux  qui  y  font  résistance  ,  et  alors  ce  n'est 
plus  qu'un  massacre.  Si  vous  faites  agir  vo- 

*)  Les  François  sont  très-pointilleux  sur  cet  article;  surtout 
leurs  grenacUeis  ne  souffriront  jamais  entre  eux  un  ca- 
marade soupçonné  de  quelque  foiblesse*  Généralement 
toutes  les  troupes  bien  disciplinées,  de  quelque  nation 
qu'elles  soient ,  agiront  de  même. 


DU    ROI    DE     PRUSSE.  (l3g 

tre  cavalerie  ,  elle  passera  l'ennemi  au  fil  de 
l'épée,  et  le  détruira. 

Mais  comme  il  ne  suffit  pas  d'avoir  de 
bonnes  troupes  ,  et  qu'un  général  par  son. 
ignorance  perd  tout  son  avantage,  je  parle- 
rai des  qualités  d'un  général,  et  donnerai  des 
règles,  dont  en  partie  ,j' ai  fait  l'expérience"* 
à  mes  dépens ,  et  d'autres  que  de  grands 
généraux  m'ont  fournies. 

A  R  T  I  C  L  E     1 1. 

De  la  subsistance  des  troupes ,   et   des    Vivres, 
{Feld-  Commissariat.  ) 


c 


ERTAIN  général  dit,  que  pour  bien  éta- 
blir le  corps  d'une  armée  ,  il  faudroit  com- 
mencer par  le  ventre ,  et  que  c'est  là  la  base 
et  le  fondement  de  toutes  les  opérations.  Je 
ferai  deux  parties  de  cette  matière.  Dans  la 
première  j'expliquerai  en  quels  endroits,  et 
de  quelle  façon  il  faut  établir  les  magasins  ; 
dans  l'autre  je  démontrerai  comment  il  faut 
se  servir  de  ces  magasins  ,  et  comment  il 
faut  les  transporter. 

La  première  règle  est  d'établir  toujours  les 
magasins  les  plus  considérables  sur  les  der- 
rières de  votre  armée,  et  s'il  se  peut  dans 


U^O      INSTRUCTION     MILITAIRE 

une  place  fermée.  Dans  les  guerres  de  Silésie 
et  de  Bohème  nous  avons  eu  notre  grand 
jnagasin  à  Breslau ,  à  cause  de  la  facilité  que 
nous  donnoit  l'Oder  de  rafraîchir  ce  magasin. 

Quand  on  fait  des  magasins  à  la  tête  de  l'ar- 
mée 5  on  risque  de  les  perdre  au  premier 
«cchec  5  et  alors  on  est  sans  ressource  ;  mais  si 
vous  établissez  ces  magasins  l'un  derrière 
l'autre ,  vous  faites  la  guerre  avec  prudence, 
et  un  petit  malheur  ne  peut  pas  causer  votre 
ruine  entière.  Pour  établir  des  magasins  dans 
la  Marche  électorale  ,  il  y  faudroit  choisir 
Spandau  et  Magdebourg.  Ce  dernier  servira, 
à  cause  de  l'Elbe ,  dans  une  guerre  offensive 
contre  la  Saxe,  et  celui  de  Schweidnitz  contre 
la  Bohème. 

Il  faut  avoir  grand  soin  de  choisir  de  bons 
commis  et  commissaires  des  vivres.  Car  si 
ces  gens-là  sont  ou  fourbes  ou  voleurs,  l'Etat 
y  perd  considérablement.  Dans  cette  vue  ,  il 
faut  leur  donner  pour  chefs  des  hommes  de 
probité  5  qui  les  examinent  de  près  ,  et  les 
contrôlent  souvent. 

On  établit  les  magasins  de  deux  manières. 

o 

On  ordonne  à  la  noblesse  et  aux  paysans  de 
faire  charier  aux  magasins  des  grains  ,  qu'on 
leur  paye  selon  la  taxe  de  la  chambre  des 
ftnances,    ou    qu'on    leur    diminue   sur    les 

contri- 


DU     ÎIOI    DE    PRUSSE.  Q4I 

contributions  imposées.  Si  le  pays  n*est  pas 
abondant  en  fourrage  ,  on  fait  des  marchés 
avec  des  entrepreneurs ,  pour  une  certaine 
quantité.  C'est  au  commissariat  à  faire  ces 
marchés  et  à  les  sio-ner. 

On  a  encore  des  bâtimens  construits  ex- 
près, pour  transporter  les  farines  et  les  four- 
rages par  les  canaux  et  les  rivières. 

Il  ne  faut  jamais  se  servir  d'entrepreneurs 
que  dans  les  plus  grands  besoins  ,  parce  qu'ils 
sont  plus  usuriers  que  les  Juifs  mêmes  :  ils 
font  augmenter  le  prix  des  vivres  ,  et  les  ven- 
dent extrêmement  cher. 

On  doit  toujours  établir  de  bonne  heure 
ses  magasins ,  pour  être  pourvu  de  toutes 
les  provisions  nécessaires  ,  lorsque  l'armée 
sort  de  ses  quartiers  pour  entrer  en  cam- 
pagne. Si  vous  attendez  trop  long-temps ,  la 
celée  vous  empêche  de  les  faire  transporter 
]3ar  eau,  ou  les  chemins  deviennent  si  mau- 
vais et  si  impraticables ,  que  vous  ne  sauriez 
former  des  magasins  qu'avec  la  dernière  dif- 
ficulté. 

Outre  les  caissons  des  régimens ,  qui  por- 
tent du  pain  pour  huit  jours,  le  commis- 
sariat a  des  caissons  destinés  à  transporter 
des  vivres  pour  un  njois. 

Oeuv.deFr.JI.  TIIL  O 


242         INSTRUCTION    MILITAIRE 

Mais  s'il  y  a  des  rivières  navigables,  il  faut 
en  profiter,  car  ce  sont  elles  seules  qui  peu- 
vent procurer  l'abondance  dans  une  armée. 

Les  caissons  doivent  être  attelés  de  chevaux. 
Nous  y  avons  aussi  employé  des  bœufs ,  mais 
à  fiotre  désavantage.  Il  faut  que  les  Vague- 
mestres des  caissons  fassent  bien  soigner  leurs 
chevaux.  C'est  au  général  d'armée  à  y  tenir 
la  main  ;  car  par  la  perte  de  ces  chevaux 
on  diminue  le  nombre  des  caissons,  et  par 
conséquent  la  quantité  des  vivres. 

Il  y  a  encore  une  autre  raison ,  c'est  que 
ces  chevaux  n'étant  pas  bien  nourris,  n'ont 
pas  assez  de  force  pour  soutenir  les  fatigues. 
Et  quand  vous  marcherez  ,  vous  perdrez  non- 
seulement  vos  chevaux  ,  mais  vos  caissons  , 
et  les  farines  qu'ils  porteront.  De  pareilles 
pertes  5  souvent  répétées,  peuvent  déranger 
les  projets  les  mieux  concertés.  Il  faut  qu'un 
général  ne  néglige  aucun  de  ces  détails  ,  qui 
sont  fort  importans  pour  lui. 

Dans  une  guerre  contre  la  Saxe,  il  faut 
se  servir  de  l'Elbe  pour  faciliter  le  transport 
des  vivres ,  et  en  Silésie  de  l'Oder.  En  Prusse 
vous  aurez  la  mer:  mais  en  Bohème  et  en 
Moravie  on  ne  peut  y  employer  que  le 
charroi. 


DU    ROI   DE   Prusse:  ^43 

On  établit  quelquefois  trois  et  quatre  dé- 
pôts de  vivres  sur  une  même  ligne  ,  comme 
nous  avons  fait  Tan  1742  en  Bohème.  Il  y 
avoit  un  magasin  à  Par dubitz,  un  àNienbourg, 
un  à  Podiebrad  et  un  autre  à  Brandeis ,  pour 
être  en  état  de  marcher  à  hauteur  de  l'ennetni, 
et  de  le  suivre  à  Prague  ,  en  cas  qu'il  se  fût 
avisé  d'y  aller. 

Dans  la  dernière  campagne  que  nous 
avons  faite  en  Bohème  ,  Breslau  fournissoit 
à  Schweidnitz,  celui-ci  àjaromircz,  et  de  là 
on  transportoit  les  vivres  à  l'armée. 

Outre  les  caissons  de  vivres,  l'armée  mène 
encore  avec  elle  des  fours  de  fer ,  dont  le 
nombre  n'étant  pas  suffisant,  a  été  augmenté. 
A  chaque  séjour  il  faut  faire  cuire  du  pain. 
Dans  toutes  les  expéditions  qu'on  veut  entre- 
prendre ,  il  faut  être  pourvu  de  pain  ou  de 
biscuit  pour  dix  jours.  Le  biscuit  est  très-bon; 
mais  nos  soldats  ne  l'aiment  que  dans  la 
soupe  ,    et  ne  savent  pas  bien  s'en  servir. 

Quand  on  marche  dans  un  pays  ennemi^ 
on  fait  le  dépôt  de  ses  farines  dans  une  ville 
voisine  de  l'armée,  où  l'on  met  garnison. 
Pendant  la  cam.pagne  de  3745  notre  dépôt 
de  farines  étoit  au  commencement  à  Neu- 
6tadt  ,  puis  à  Jaromircz ,  et  à  la  fin  à 
Trautenau.  Si  nous  nous  étions  plus  ava^ncéS;, 


^i4        INSTRUCTION     MILITAIRE 

nous  n'aurions  trouvé  un  dépôt  assuré   qu'à 
Pardubitz. 

J'ai  fait  faire  des  moulins  à  bras  pour  cha- 
que compagnie  ,  qui  leur  seront  fort  utiles  ; 
on  emploiera  à  ces  moulins  des  soldats,  qui 
porteront  la  farine  au  dépôt,  et  y  recevront 
le  pain.  Avec  cette  farine ,  vous  ménagerez 
non-seulement  vos  magasins,  mais  elle  vous '^ 
fera  subsister  plus  long-temps  dans  un  camp, 
que  sans  cette  ressource  vous  seriez  obligé 
de  quitter.  De  plus  on  n'aura  pas  besoin  de 
faire  tant  de  convois ,  et  on  fournira  moins 
d'escortes. 

En  parlant  des  convois,  j'ajouterai  ici  ce 
^ui  concerne  cette  matière.  A  proportion  de 
ce  qu'on  a  à  craindre  de  l'ennemi ,  on  aug- 
mente ou  diminue  les  escortes.  On  fait  entrer  - 
des  détachemens  d'infanterie  dans  les  villes 
par  où  passent  les  convois,  pour  leur  don- 
ner un  point  d'appui.  Souvent  on  fait  de 
gros  détachemens  pour  les  couvrir ,  comme 
cela  est  arrivé  en  Bohème. 

Dans  tous  les  pays  de  chicanes  ,  il  faut 
employer  l'infanterie  pour  l'escorte  des 
convois.  On  la  fait  joindre  par  quelqes  hou- 
sards,  pour  éclairer  la  marche,  et  pour  avertir 
des  endroits  où  l'ennemi  pourroit  être  en 
embuscade.   J'ai  employé  aussi  l'infanterie 


DU     11  01     DE     PRUSSE.  245 

préférablement  à  la  cavalerie,  pour  en  for- 
mer des  escortes  dans  un  pays  de  plaine  , 
et  je  m'en  suis  bien  trouvé. 

Je  vous  renvoie  à  mon  Règlement  mili- 
taire 5  pour  ce  qui  concerne  le  détail  des 
escortes.  Un  général  d'armée  ne  sauroit 
jamais  prendre  assez'  de  précaution  pour  as- 
surer ses  convois.  Une  bonne  règle  ,  pour 
couvrir  les  convois ,  est  celle  d'envoyer  des 
troupes  en  avant ,  pour  faire  occuper  les 
défilés  par  où  le  convoi  passera  ,  et  de  pous- 
ser l'escorte  à  une  lieue  en  avant  du  côté 
de  l'ennemi.  Cette  manoeuvre  assurera  le 
convoi  et  le  masquera. 

ARTICLE    III. 

Des  Vivandiers ,  de  la  Bière ,  et  de  l Eau-de-vîe^ 


s 


I  vous  voulez  faire  quelque  entreprise  sui**^ 
l'ennemi ,  il  faut  que  le  commissariat  fasse 
ramasser  toute  la  bière  et  l'eau-de-vie  qu'oit 
trouvera  sur  la  route,  afin  que  Farmée  n'en 
manque  point; 'au  moins  dans  les  premiers 
jours.  Aussitôt  que  l'armée  entrera  dans 
un  pays  ennemi  ,  il  faut  se  saisir  de  tous. 
les  brasseurs  de  bière  et  d'eau-de-vie  qui  se 
trouveront  dans  le  voisinage  j   et  surtout  faire 

O  3 


•4^       INSTRUCTION'   MILITAIRE. 

faire  de  l'eau-de-vie  ,  afin  que  le  soldat  ne 
manque  pas  d'une  boisson  dont  il  ne  peut 
pas  se  passer. 

Pour  les  vivandiers,  il  faut  les  protéger, 
particulièrement  dans  un  pays  où  les  habitans 
se  sont  sauvés  ,  et  ont  abandonné  leurs  mai- 
sons ,  de  sorte  qu'on  ne  peut  pas  avoir  de 
denrées ,  même  en  payant.  Alors  on  est  en 
droit  de  ne  plus  ménager  les  paysans. 

On  envoie  des  vivandiers  et  des  femmes 
de  soldats ,  pour  chercher  toutes  sortes  de 
légumes  et  du  bétail.  Mais  en  même  temps 
il  faut  faire  attention  que  les  denrées  soient 
vendues  à  un  prix  raisonnable ,  pour  que 
le  soldat  soif  en  état  de  les  payer  ,  et  que 
îe  vivandier  trouve  un  profit  honnête. 

J'ajouterai  encore  ici  que  le  soldat  a  deux 
livres  depainparjour,et  deux  livres  de  viande 
par  semaine  ,  qu'il  reçoit  gratis  en  campagne. 
C'est  une  douceur  que  le  pauvre  soldat  mé- 
rite bien ,  surtout  en  Bohème  ,  où  l'on  fait 
la  guerre  comme  dans  un  désert.  Quand  on 
fait  venir  des  convois  pour  l'armée ,  on  les 
fait  suivre  par  quelques  troupeaux  de  boeufs, 
destinés  pour  la  nourriture  dçs  soldats. 


L 


DU   Ror  DE   prusse:  247 

ARTICLE    IV. 

Des  Fourrages  au  fec  et  au  vert. 


Œ  fourrage  sec  est  de  l'avoine  ,  de  Forge,' 
du  foin  5  de  la  paille  hachée  etc.  On  le  fait 
transporter  au  magasin.  L'avoine  ne  doit  être 
ni  moisie  ni  puante  ,  ce  qui  donne  le  farcin 
et  la  gale  aux  chevaux,  et  les  affoiblit  telle- 
ment 3  qu'à  l'entrée  même  de  la  campagne, 
la  cavalerie  n'est  pas  en  état  de  faire  le 
service.  La  paille  hachée  ne  fait  que  rem- 
plir le  ventre  aux  chevaux  ;  on  leur  en  donne, 
parce  que  c'est  l'usage. 

La  première  raison  qui  détermine  à  faire 
rassembler  le  fourrage  et  le  transporter  au 
magasin  ,  est  pour  prévenir  l'ennemi  à  l'en- 
trée de  la  campagne,  ou  quand  on  veut  faire 
quelque  entreprise  loin  de  là.  Mais  rarement 
une  armée  osera-t-elle  s'éloigner  de  ses  ma- 
gasins  ,  tant  qu'elle  est  obligée  de  donner  du 
fourrage  sec  à  ses  chevaux ,  parce  que  le 
transport  est  trop  embarrassant,  parle  nom- 
bre nécessaire  des  voitures  qu'une  province 
entière  ne  peut  souvent  pas  fournir.  Et  gé- 
néralement ce  ne  sont  pas  les  moyens  dont 
on  se  sert  dans  une  guerre  offensive  ,  s'il 
n'y  a  pas  des  rivières  par  lesquelles  on  puisse 
transporter  les  fourrages. 


24^        INSTRUCTION    MILITAIKE 

Pendant  la  campagne  de  Silésiej'ai  nourri 
toute  ma  cavalerie  de  fourrage  sec  ;  mais 
nous  ne  marchâmes  que  de  Strehla  à  Schweid- 
nitz  5  où  il  y  avoit  un  magasin  ,  et  de  là  à 
Cracau ,  où  nous  étions  dans  le  voisinage 
de  Brieg  et  de  l'Oder. 

Quand  on  a  formé  le  dessein  de  faire  une 
entreprise  pendant  l'hiver  ,  on  fait  ficeler 
du  foin  pour  cinq  jours  ,  que  la  cavalerie 
porte  sur  ses  chevaux.  Si  on  veut  faire  la 
guerre  en  Bohème  ,  ou  en  Moravie  ,  il  faut 
attendre  le  temps  du  vert  ;  sinon  vous  rui- 
nerez toute  votre  cavalerie.  On  fourrage  les^ 
herbes  et  les  blés  dans  les  champs ,  et  quand 
la  moisson  est  faite ,  on  fourrage  dans  les 
villages. 

Quand  on  entre  dans  un  camp  où  l'on  a 
dessein  de  séjourner  quelque  temps ,  on  fait 
reconnoître  les  fourrages  ;  et  après  en  avoir 
évalué  la  quantité  ,  on  en  fait  la  distribution 
pour  le  nombre  des  jours  qu'on  veut  y  rester. 

Les  grands  fourrages  se  font  toujours  sous 
l'escorte  d'un  corps  de  cavalerie,  qui  doit 
être  proportionnée  au  voisinage  de  l'ennemi, 
et  à  ce  qu'on  a  à  craindre  de  lui.  Les  four- 
rages se  font  par  toute  l'armée  ,   ou  par  ailes. 

Les  fourrageurs  s'assemblent  toujours  sur 
le  chemin  qu'on  veut  prendre;  quelquefois 


DU   ROI  DE    PRUSSE.  Q^q 

sur  les  ailes ,  et  quelquefois  à  la  tête  ou  à 
la  queue  de  l'armée.  Les  housards  ontl'avant- 
garde.  Si  c'est  dans  un  pays  de  plaine  ,  la 
cavalerie  les  suit;  si  c'est  dans  un  pays  coupé, 
l'infanterie  marche  la  première.  L'avant- 
garde  précédera  la  marche  de  la  quatrième 
partie  des  fourrageurs  ,  suivis  d'un  détache- 
ment de  l'escorte ,  toujours  mêlée  de  cavalerie 
et  d'infanterie  ;  puis  une  autre  partie  des 
fourrageurs  ,  suivis  d'un  détachement  de 
troupes  ;  et  puis  les  autres  dans  le  même 
ordre.  Une  troupe  de  housards  fermera  la 
marche  de  l'arrière-garde  ,  et  aura  la  queue 
de  toute  la  colonne. 

Nota.  Dans  toutes  les  escortes  l'infanterie 
mènera  son  canon  avec  elle ,  et  les  fourra- 
geurs seront  toujours  armés  de  leurs  carabi- 
nes et  de  leurs  épées. 

Lorsqu'on  sera  arrivé  à  Fendroit  où  Ton 
veut  fourrager ,  on  formera  une  chaîne ,  et 
on  placera  l'infanterie  près  des  villages,  der- 
rière les  haies ,  et  les  chemins  creux.  On 
mêlera  des  troupes  de  cavalerie  avec  l'in- 
fanterie ,  et  on  se  ménagera  ime  réserve , 
qu'on  mettra  au  centre  ,  pour  être  à  portée 
de  donner  du  secours  partout  où  l'ennemi 
pourroit  tenter  de  percer.  Les  housards 
escarmoucheront  avec  l'ennemi,  pour  l'amu- 

O  5 


^ 


C>5o       INSTRUCTION    MltlTAîRE 

ser  5  et  pour  l'éloigner  du  fourrage.  Qtiand 
l'enceinte  des  troupes  sera  placée  ,  alors  on 
distribuera  par  régiment  les  champs  aux 
fourrageurs.  Les  officiers  qui  les  comman- 
deront 5  auront  grande  attention  que  les 
trousses  soient  grandes ,  et  bien  liées. 

Quand  on  aura  chargé  les  chevaux,  les  four- 
rageurs s'en  retourneront  au  camp  par  trou- 
pes sous  de  petites  escortes ,  et  lorsqu'ils 
seront  tous  partis  ,  les  troupes  de  la  chaîne 
s'assembleront  5  et  feront  l'arriére  -  garde  , 
suivies  des  housards. 

Les  règles  pour  les  fourrages  dans  les  villa- 
ges sont  à  peu  près  les  mêmes  -,  la  seule  diffé- 
rence qu'il  y  ait ,  est  que  l'infanterie  se  placera 
autour  du  village  ,  et  la  cavalerie  en  arrière 
dans  un  terrain  propre  à  la  faire  agir.  On  ne 
fait  fourrager  qu'un  seul  village  à  la  fois  ,  et 
puis  un  autre,  afin  que  les  troupes  de  la  chaîne 
ne   soient  pas  trop  dispersées. 

Les  fourrages  dans  un  pays  de  montagnes 
sont  les  plus  difficiles.  Il  faut  que  la  plus 
grande  partie  de  leurs  escortes  ne  soit  com- 
posée que  d'infanterie  et  de  housards. 

Quand  on  occupera  un  camp  près  de  l'en* 
ïiemi ,  où  l'on  veut  rester  quelque  temps  , 
on  tâchera  de  s'emparer  des  fourrages  qui 
sont  entre  les  deux  camps.    Puis  on  fourra^ 


DUltOIBEPRUSSE.  Q51 

géra  à  deux  lieues  à  laronde,  en  commençant 
par  les  champs  les  plus  éloignés,  et  gardant 
les  plus  à  portée  pour  les  derniers.  Mais  si 
c'est  un  camp  de  passage  ,  on  fourragera  dans 
le  camp  ,   et  dans  le  voisinage. 

Quand  on  fait  de  grands  fourrages  au  vert, 
je  ne  voudrois  pas  qu'on  embrassâtun  terrain 
trop  étendu,  mais  qu'on  fourrageât  plutôt 
deux  fois  consécutives.  De  cette  manière 
votre  chaîne  sera  plus  resserrée,  et  vos  four- 
rageurs  seront  plus  à  couvert.  Au  lieu  que  si 
vous  occupez  un  terrain  trop  spacieux  ,  vous 
aiïoiblirez  votre  chaîne,  de  sorte  qu'elle  cour- 
ra risque  d'être  forcée. 

ARTICLE    V. 
De  la   Connolssa?2ce  du  Pays. 


I 


L  y  a  deux  façons  de  prendre  connoissance 
'un  pays.    La  première  ,   et  par  où    il  faut 
ommencer,  est  celle  d'étudier  exactement 
a  carte  de  la  province  où  l'on  veut  faire   la 
guerre,   et  de  s'imprimer  bien  les  noms  des 
grandes  villes ,   des  rivières  ,     et  des    mon- 
tagnes. 

Quand  on  s'est  formé  une  idée  générale  du 
pays  3  alors  il  faut  aller  à  une  connoissance 


«52  INSTRUCTION     MILITAIRES 

plus  détaillée ,  pour  savoir  par  où  passent 
les  grands  chemins ,  comment  sont  situées  les 
villes  5  et  si  on  peut  les  défendre  ,  en  les  ac- 
commodant un  peu,  de  quel  côté  on  peut 
les  attaquer,  au  cas  que  l'ennemi  s'en  soit 
rendu  maître,  et  combien  il  faut  y  mettre  de 
garnison  pour  les  défendre. 

Il  faut  avoir  les  plans  des  villes  fortifiées,^ 
pour  en  connoître  la  force  ,  et  les  endroits 
foibles.  Il  faut  avoir  le  cours  des  grandes  ri- 
vières,  et  leur  profondeur,  jusqu'où  elles 
sont  navigables ,  et  où  l'on  peut  les  passer 
â  gué.  Il  faut  savoir  encore  quelles  rivières 
sont  impraticables  au  printemps  et  sèches  en 
été.  Cette  connoissance  doit  s'étendre  même 
jusqu'aux  principaux  marais  du  pays. 

Dans  un  pays  plat  et  uni ,  il  faut  distin- 
guer les  contrées  fertiles ,  de  celles  qui  sont 
stériles ,  et  savoir  quelles  marches  l'ennemi 
peut  faire,  et  celles  que  nous  ferions  ,  pour 
aller  d'une  o-rande  ville  ou  d'une  rivière  a 
l'autre.  Il  faut  aussi  faire  lever  les  camps  que 
l'on  peut  prendre  sur  cette  route. 

On  a  bientôt  reconnu  un  pays  plat  et 
ouvert,  mais  il  est  bien  plus  difficile  de  re- 
connoître  un  pays  couvert  et  montagneux, 
la  vue  étant  bornée» 


X>U    ROI    DE    PRU  SSE.  q53 

Pour  se  concilier  cette  connoissance  im- 
portante 5  on  se  transporte  ,  la  carte  à  la 
main,  sur  les  hauteurs,  amenant  avec  soi 
des  gens  âgés  des  villages  les  plus  voisins  , 
des  chasseurs  et  des  bergers.  S'il  y  a  une 
montagne  plus  élevée  que  celle  où  l'on  est, 
on  ira ,  pour  prendre  une  idée  du  pays  qu'on 
y  peut  découvrir. 

Il  faut  s'informer  de  tous  les  chemins,  pour 
savoir  non-seulement  en  combien  de  colon- 
nes on  pourra  marcher,  mais  encore  pour 
former  des  projets,  et  voir  par  quel  chemin, 
on  pourroit  arriver,  et  forcer  le  camp  de 
l'ennemi ,  s'il  en  vient  prendre  un  dans  les 
environs ,  ou  de  quelle  manière  on  pourroit 
se  mettre  sur  son  flanc ,  s'il  venoit  à  chan- 
ger de  position. 

Un  des  principaux  objets  est  de  reconnoî- 
tre  les  situations  où  l'on  peut  prendre  des 
camps  défensifs ,  pour  s'en  servir  en  cas  de 
besoin,  de  même  que  les  champs  de  bataille, 
et  les  postes  que  l'ennemi  pourroit  occuper. 

Il  faut  se  former  une  juste  idée  de  toutes 
ces  connoissances  ,  comme  aussi  des  postes 
les  plus  considérables  ,  des  gorges  ,  des  prin- 
cipaux défilés,  et  des  positions  avantageuses 
de  tout  le  pays^  et  bien  réfléchir  sur  toutes 
les  opérations  qu'on  pourroit  faire,  afin  de 


'*254      INSTRUCTION     MILITAIRE 

n'être  pas  embarrassé ,  quand  on  sera  obli- 
gé d'y  porter  la  guerre ,  ayant  d'avance  un 
plan  de  tous  les  arrangemens  qu'il  faudroit 
faire  alors. 

Ces  réflexions  doivent  être  bien  combinées, 
et  mûrement  digérées.  Ilfaut  y  employer  tout 
le  temps  qu'ime  matière  aussi  importante 
exige  5  et  si  l'on  n'y  réussit  pas  à  la  pre- 
mière fois  ,  il  faut  y  retourner  une  seconde 
^t  examiner  tout  exactement. 

C'est  encore  une  règle  générale,  que  tous 
les  camps  qu'on  va  choisir,  soit  pour  l'of- 
fensive 5  soit  pour  la  défensive  ,  doivent 
être  à  portée  de  l'eau  et  du  bois  ,  et  que  , 
le  front  fermé  et  bien  couvert ,  les  derrières 
en  soient  encore  libres. 

S'il  est  nécessaire  de  prendre  connoissance 
d'un  pays  voisin,  et  que  les  circonstances 
ne  permettent  pas  de  le  faire  de  la  manière 
ci-dessus ,  il  faut  y  envoyer  des  officiers 
habiles  ,  sous  toute  sorte  de  prétextes  j  et 
même  les  faire  travestir  ,  si  on  ne  peut  s'en 
dispenser.  On  les  instruira  de  tout  ce  qu'ils 
doivent  observer  ,  et  à  leur  retour  on  notera 
sur  une  carte  tous  les  endroits  et  les  camps 
qu'ils  ont  reconnus  :  mais  lorsqu'on  peut 
voir  soi-même  ,  il  n'en  faut  jamais  donner 
la  commission  à  d'autres. 


L 


DU    ROr    DE    PRUSSE.  ^55 

ARTICLE     VI. 

Du  coup  d'œil. 


Œ  coup  d'oeil ,  proprement  dit ,  se  ré-* 
duit  à  deiix  points.  Le  premier  est,  d'avoir 
le  talent  de  juger  combien  un  terrain  peut 
contenir  de  troupes.  C'est  une  habitude  qu'on 
n'acquiert  que  par  la  pratique.  Après  avoir 
marqué  plusieurs  camps,  l'oeil  s'accoutumera 
à  la  fin  à  une  dimension  si  précise  ,  que 
veus  ne  manquerez  que  de  peu  de  chose 
dans  vos   estimations. 

L'autre  talent,  beaucoup  supérieur  à  celui- 
ci  ,  est  de  savoir  distinguer  au  premier  mo- 
ment tous  les  avantages  qu'on  peut  tirer 
d'un  terrain.  On  peut  acquérir  ce  talent ,  et 
le  perfectionner  ,  pour  peu  qu'on  soit  né 
avec  un  génie  heureux  pour  la  guerre.  La 
base  de  ce  coup  d'oeil  est  sans  contredit  la 
fortification  ,  qui  a  des  règles  dont  il  faut 
faire  l'application  aux  positions  d'une  armée. 
Un  général  habile  saura  profiter  de  la  moindre 
hauteur,  d'un  défilé,  d'un  chemin  creux , 
d'un  marais  etc. 

Dans  l'espace  d'un  quarré  de  deux  lieues,' 
on  peut  quelquefois  prendre  deux  cents 
positions.  Un  général,  à  la  première  vue  , 
saura  choisir  la  plus  avantageuse.    Il  se  sera 


256        INSTRUCTION    MILITAIRE 

précédemment  transporté  sur  les  moindres 
ëminences ,  pour  découvrir  le  terrain  ,  et 
pour  le  reconnoître.  Les  mêmes  régies  delà 
fortification  lui  feront  voir  le  foible  de  l'or- 
dre de  bataille  de  son  ennemi.  Il  est  encore 
d'une  très-grande  importance  à  un  général, 
si  le  temps  le  lui  permet ,  de  compter  les  \ 
pas  de  son  terrain ,  lorsqu'il  a  pris  la  posi- 
tion générale. 

On  peut  tirer  beaucoup  d'autres  avantages 
des  règles  de  la  fortification  ;  comme  ,  par 
exemple  5  d'occuper  les  hauteurs,  et  de  les 
savoir  choisir  de  façon  qu'elles  ne  soient 
pas  commandées  par  d'autres  ;  d'appuyer 
Toujours  ses  ailes  ,  pour  couvrir  les  flancs  ; 
de  prendre  des  positions  qui  soient  suscep- 
tibles de  défense  ;  et  d'éviter  celles  où  un 
homme  de  réputation  ne  pourroit  se  main- 
tenir sans  risquer  de  la  perdre.  Selon  les 
mêmes  règles  ,  on  jugera  des  endroits  foibles 
de  la  position  de  l'ennemi  ,  soit  par  la  si- 
tuation désavantageuse  qu'il  aura  prise  , 
soit  parla  mauvaise  distribution  de  ses  trou- 
pes 5  ou  par  le  peu  de  défense  qu'elle  lui 
procure.  Ces  réflexions  me  portent  à  faire 
voir  de  quelle  manière  il  faut,  distribuer  les 
troupes  ,  pour  tirer  avantage  du  terrain. 

ARTICLE 


L 


DU    ROI    DE     PRUSSE.  S|57 

ARTICLE    VII. 

De  la  Distribution  des  troupes. 


<A  connoissance  et  le  choix  du  terrain  sont 
deux  choses  très- essentielles;  mais  il  faut  sa- 
voir en  profiter ,  pour  distribuer  les  troupes 
dans  les  endroits  qui  leur  conviennent.  Notre 
cavalerie  5  qui  est  dressée  pour  agir  avec  cé- 
lérité ,  ne  peut  combattre  que  dans  la  plaine, 
au  lieu  qu'on  pourra  se  servir  de  l'infanterie 
dans  tous  les  différens  terrains.  Son  feu  est 
pour  la  défensive,  et  sa  baïonnette  pour  l'of- 
fensive. 

On  commence  toujours  par  la  défensive, 
puisqu'il  faut  toujours  prendre  ses  précau- 
tions pour  la  sûreté  de  son  camp  ,  où  le  voi- 
sinage de  l'ennemi  peut  à  tout  moment 
engager  une  affaire. 

La  plupart  des  ordres  de  bataille  d'au- 
jourd'hui sont  vieux.  On  suit  toujours  l'an- 
cienne méthode  ,  sans  se  régler  sur  le  terrain. 
Ce  qui  est  cause  qu'on  en  fait  une  mauvaise 
et  fausse  application. 

Toute  armée  doit  être  mise  en  bataille  se- 
lon le  terrain  qui  lui  est  convenable.  On 
choisit  la  plaine  pour  la  cavalerie  ;  mais  cela 
ne  suffit  pas.  Car  si  cette  plaine  n'a  que  mille 

Oeuv.deFr.lI.  TJIL  R 


S58         INSTRUCTION    MILITAIRE 

pas  de  front,  et  qu'elle  soit  bornée  par  un 
bois ,  où  l'on  suppose  que  l'ennemi  ait  jeté 
de  l'infanterie  5  afin  que,  protégé  de  son 
feu,  il  puisse  rallier  sa  cavalerie,  alors  il  fau- 
dra changer  sa  disposition ,  et  mettre  à  l'ex- 
trémité de  ses  ailes  de  l'infanterie  ,  pour 
qu'elle  soutienne  à  son  tour  la  cavalerie. 

Quelquefois  on  porte  toute  sa  cavalerie 
sur  une  de  ses  ailes  ;  quelquefois  on  la  place 
en  seconde  ligne  ;  dans  un  autre  temps  on 
ferme  les  ailes  de  la  cavalerie  par  une  ou  deux 
brigades  d'infanterie. 

Les  postes  les  plus  avantageux  pour  une 
armée  sont  les  hauteurs  ,  les  cimetières  ,  les 
chemins  creux,  et  les  fossés.  Si  on  en  sait 
tirer  avantage  pour  la  disposition  de  ses  trou- 
pes, on  ne  doit  jamais  craindre  d'être  attaqué. 

Si  vous  placez  votre  cavalerie  derrière  un 
marais  ,  elle  ne  vous  sera  d'aucun  usage  ; 
et  si  vous  la  mettez  trop  près  d'un  bois,  l'en- 
nemi y  peut  avoir  des  troupes  ,  qui  fusille- 
ront votre  cavalerie  ,  et  la  mettront  en  désor- 
dre 5  sans  qu'elle  puisse  se  défendre.  Le  même 
inconvénient  vous  arrivera  avec  votre  infan- 
terie, si  vous  l'aventurez  dans  une  plaine  sans 
assurer  les  flancs  ;  car  l'ennemi  ne  manquera 
pas  de  profiter  de  votre  faute  ,  pour  attaquer 


»  DU     ROI     DE     PRUSSE.  ■259 

cette  infanterie  du  côté  où  elle  ne  pourra  pas 
se  défendre. 

Il  faut  se  régler  toujours  sur  le  terrain  où 
Ton  est.  Dans  un  pays  montagneux  je  placerai 
ma  cavalerie  en  seconde  ligne  ,  et  je  ne  m'en 
servirai  dans  la  première  que  dans  les  endroits 
propres  pour  la  faire  agir,  hormis  quelques 
escadrons ,  pour  prendre  en  flanc  l'infanterie 
ennemie  qui  viendroit  m'attaquer* 

C'est  une  règle  générale  ,  que  dans  toutes 
les  armées  bien  menées  on  forme  une  réserve 
de  cavalerie ,  si  c'est  dans  un  pays  de  plaine; 
et  une  réserve  d'infanterie  mêlée  de  quel- 
ques escadrons  de  dragons,  et  de  housards, 
si  c'est  dans  un  pays  coupé  et  de  chicane. 

L* art  de  distribuer  les  troupes  sur  leur  ter- 
rain 5  est  de  savoir  les  placer  de  façon  qu'elles 
puissent  agir  librement,  et  être  utiles  partout» 
Villeroi  5  qui  ignoroit  peut-être  cette  règle, 
se  priva  lui-même  dans  la  plaine  de  Ramillies 
de  toute  son  aile  gauche,  l'ayant  placée  der-« 
rière  un  marais  ,  où  elle  ne  pouvoit  ni 
manœuvrer  j  ni  porter  du  secours  à  son  aile 
droite. 


R  a 


a6o         INSTRUCTION     MILITAIRE 

ARTI  CLE    VIIL 
Des  Camps. 


p 


o  u  R  savoir  si  vous  avez  bien  choisi  votre 
camp  5  il  faut  voir  si  par  un  petit  mouve- 
ment que  vous  ferez,  vous  forcerez  l'ennemi 
d'en  faire  un  grand  ,  ou  si  après  une  marche 
il  sera  contraint  d'en  faire  encore  d'autres. 
Ceux  qui  en  feront  le  moins  ,  seront  les 
mieux   campés. 

Un  général  d'armée  doit  choisir  lui-même 
son  camp,  puisque  le  succès  de  ses  entrepri- 
ses en  dépend  et  qu'il  devient  souvent  son 
champ  de  bataille.        y 

Comme  il  y  a  beaucoup  d'observations  à 
faire  sur  cette  partie  de  la  guerre,  j'entrerai 
dans  le  détail  à  ce  sujet,  sans  dire  comment 
les  troupes  doivent  être  placées  dans  leur 
camp  ;  je  m'en  tiendrai  à  ce  que  j'ai  dit  dans 
mon  Règlement  militaire.  Je  ne  parlerai  que 
des  grandes  parties  et  de  ce  qui  regarde  le 
général  même. 

Tous  les  camps  ont  deux  objets  :  l'un  est  la 
défensive,  et  l'autre  l'offensive.  Les  camps 
où  une  armée  s'assemble,  sont  de  la  première 
classe;  on  n'y  fait  attention  qu'à  la  commodité 
des  troupes.  Elles  doivent  être  campées  par 


DU    3101     DE     PRUSSE.  q5i 

petits  corps ,  à  portée  du  magasin,  mais  de 
manière  qu'elles  puissent  en  peu  de  temps  se 
former  en  bataille.  Et  comme  ces  sortes  de 
camps  sont  ordinairement  loin  de  l'ennemi, 
on  n'en'a  rien  à  craindre.  Le  Roi  d'Angleterre, 
qui,  sans  prendre  cette  précaution,  étoit  venu 
se    camper  imprudemment   sur  le  bord  du 

Mein,  vis-à-vis  de  l'armée  Françoise ,  couroit 
risque  d'être  battu  à  Dettingen. 

La  première  règle  qu'on  doit  observer  dans 
tous  les  camps  qu'on  va  marquer,  est  de 
choisir  un  terrain  où  les  troupes  soient  à  por- 
tée du  bois  et  de  l'eau.  Nous  autres  ,  nous 
retranchons  nos  camps ,  comme  autrefois  ont 
fait  les  Romains,  pour  éviter  non-seulement 
les  entreprises  que  les  troupes  légères  enne- 
mies ,  qui  sont  fort  nombreuses  ,  pourroient 
tenter  la  nuit,  mais  pour  empêcher  la  déser- 
tion. Car  j'ai  observé  toujours,  que  quand 
nos  redans  étoient  joints  par  des  lignes  tout 
autour  du  camp ,  la  désertion  étoit  moindre 
que  quand  cette  précaution  avoit  été  négligée* 
C'est  une  chose,  qui  toute  ridicule  qu'elle 
paroisse ,  n'en  est  pas  moins  vraie. 

Les  camps  de  repos  sont  ceux  où  l'on  at-* 
tend  les  herbes  ;  quelquefois  c'est  pour  y 
guetter  l'ennemi ,  qui  n'a  pas  encore  fait  de 
mouvemens ,   et  pour  se  régler  sur   ses  ma- 

R  3 


î62        INSTRUCTION    MILITAIRE 

nœuvres.  Comme  on  ne  cherche  que  le  repos 
dans  ces  sortes  de  camps  ,  on  les  assied  de 
manière  que  la  tête  en  soit  couverte  par  une 
rivière  ou  un  marais.  Bref,  que  le  front  du 
camp  soit  toujours  inabordable.  Le  camp  de 
Strehla  étoit  de  cette  espèce. 

Si  les  rivières  et  les  ruisseaux  qui  se  trou- 
vent au  front  du  camp,  n'ontpas  assez  d'eau, 
on  fait  des  batardeaux  pour  les  grossir. 

Il  faut  qu'un  général  d'armée  ne  reste  ja- 
mais oisif  dans  ces  sortes  de  camps,  où  il  a 
peu  à  craindre  de  l'ennemi.  Il  peut,  et  il  doit 
donner  toute  son  attention  aux  troupes  ,  et 
profiter  de  ce  repos  ,  pour  que  la  discipline 
reprenne  vigueur.  Il  examinera  si  le  service 
se  fait  à  la  rigueur,  et  selon  les  ordonnan- 
ces,  si  les  officiers  de  garde  sont  vigilans  , 
s'ils  sont  assez  instruits  de  ce  qu'ils  ont  à 
faire  à  leur  poste  ,  si  les  gardes  de  cavalerie 
et  d'infanterie  sont  placées  selon  les  règles 
que  j'en  ai  données. 

L'infanterie  y  fera  les  exercices  trois  fois 
par  semaine,  et  les  recrues  tous  les  jours  , 
quelquefois  des  corps  entiers  feront  leurs 
manœuvres. 

Il  faut  que  la  cavalerie  fasse  aussi  ses  ex- 
ercices ,  si  elle  ne  va  pas  au  fourrage.  Le  gé- 


DU   ROI   DE    PRUSSE.  q63 

îiéral  aura  attention  que  les  jeunes  chevaux 
et  les  jeunes  cavaliers  soient  bien  dressés^ 
Il  faut  qu'il  sache  l'état  complet  de  chaque 
corps.  Il  faut  aussi  qu'il  visite  les  chevaux; 
qu'il  donne  des  louanges  aux  officiers  qui 
en  ont  soin,  et  quil  fasse  des  reproches 
fianglans  à  ceux  qui  les  négligent.  Car  il  ne 
faut  pas  croire  qu'une  grande  armée  soit 
animée  par  elle-même.  Il  y  a  grand  nombre 
de  gens  indolens  ,  paresseux  et  fainéans. 
C'est  l'affaire  du  vénérai  de  les  mettre  en  mou- 
vement,   et  de  les  obliger  à  faire  leur  devoir. 

Si  ces  sortes  de  camps  de  repos  sont  em- 
ployés delà  manière  que  j'ai  dit,  ils  seront 
d'une  très-grande  utilité.  L'ordre  et  l'égalité 
dans  le  service  étant  rétablis  par-là,  se  conser- 
veront pendant  toute  la  campagne. 

On  prend  les  camps  où  l'on  fourrage,  tan- 
tôt prés  de  l'ennemi  ,  tantôt  loin  de  lui  :  je 
ne  parlerai  que  des  premiers.  On  choisit 
pour  cela  les  contrées  les  plus  fertiles  ,  et 
on  assied  le  camp  dans  un  terrain  fort  par 
la  nature  ,   ou  par  l'art. 

II  faut  que  les  camps  de  fourrage  soient 
d'un  difficile  abord  ,  quand  on  les  prend  dans 
le  voisinage  de  l'ennemi,  parce  que  les  four- 
rageurs  ne  sont  regardés  que  comme  des  dé- 

R  4 


264       INSTRUCTION     MILITAIRE 

tachemens  qu*on  envoie  contre  l'ennemi. 
Quelquefois  la  sixième  partie  va  au  fourrage, 
et  quelquefois  même  la  moitié  de  l'armée , 
ce  qui  donne  beau  jeu  à  l'ennemi  de  vous 
attaquer  à  votre  désavantage ,  si  la  situation 
avantageuse  de  votre  camp  ne  l'en  empêche 
point. 

Mais  supposé  même  que  votre  poste  soit 
excellent ,  et  que  visiblement  vous  n'ayez 
rien  ,à  craindre  de  l'ennemi ,  il  y  a  d'autres 
précautions,  qu'on  ne  doit  jamais  négliger. 
Il  faut  soigneusement  cacher  le  jour  et  le 
lieu  où  l'on  veut  fourrager  ,  et  n'en  donner 
la  disposition  au  général  qui  commandera  , 
que  la  veille  et  fort  tard. 

Il  faut  envoyer  en  détachement  autant  de 
partis  qu'il  est  possible  ,  pour  être  averti  des 
mouvemens  que  l'ennemi  pourroit  faire  5  et 
si  des  raisons  très-importantes  ne  vous  en 
empêchent  pas  ,  il  faut  fourrager  le  même 
jour  qu'il  fourragera,  parce  qu'on  risque 
moins  alors.  Mais  il  ne  faut  pas  se  fier  trop 
à  cela.  Car  l'ennemi  s'apercevant  que  vous 
faites  vos  fourrages  en  même  temps  que  lui, 
pourroit  bien  ordonner  un  fourrage  ,  et  faire 
rentrer  les  fourrageurs  pour  vous  tomber  sur 
le  corps. 


DU    ROI    DE     PRUSSE.  ÎS65 

Le  camp  du  Prince  Charles  de  Lorraine 
sous  Kœnigingraetz  *)  étoit  inattaquable  par 
la  nature,  et  très-propre  pour  aller  aux  four- 
rages. Celui  que  nous  avions  occupe  à  Chlom, 
étoit  fort  par  l'art ,  c'est-à  dire  ,  par  des 
îibatis  que  j'avois  fait  faire  sur  notre  aile 
droite  5  et  par  les  redoutes  construites  sur  le 
front  du  camp  de  l'infanterie. 

On  fait  retrancher  son  camp  ,  quand  on 
veut  assiéger  une  place,  défendre  un  passage 
difficile  5  et  suppléer  aux  défauts  du  terrain 


*)  Le  camp  de  Kœnigingraetz  paroît  bien  inattaquable  selon 
la  carte ,  et  il  paroîtra  tel  à  ceux  qui  viendront  du  côté 
de  Prague  et  de  Jaromircz  ;  mais  en  examinant  bien  le 
terrain ,  il  ne  l'est  en  effet  que  tant  que  l'on  est  maître 
de  Kœnigingraetz.  Cette  ville  étant  située  sur  une  petite 
éminenoe  précisément  vis-à-vis  de  l'endroit  ou  l'Adler 
vient  joindre  l'Elbe ,  et  oii  .  ces  deux  rivières  forment 
un  coude,  commande  absolum.ent  ce  camp^  Elle  n'est  fer- 
mée que  d'une  simple  muraille.  Au  delà  de  l'Adler,  à 
une  portée  du  fusil,  il  y  a  une  petite  colline,  qui  do- 
mine la  ville  et  le  camp»  Si  l'armée  prussienne,  le  jour 
de  son  camp  de  Slatina  ou  le  lendemain ,  eût  attaqué  la 
place ,  ou  seulement  emporté  ladite  colline ,  il  est  évi- 
dent que  les  Autrichiens  n'auroient  jamais  pu  se  soute- 
nir dans  leur  camp*  Ils  connoissoient  trop  bien  le  fort  et 
le  foible  de  ce  poste.  Aussi  avoit  -  on  fait  tous  les  pré- 
paratifs pour  l'abandonner ,  et  la  garnison  des  pandours 
qui  étoient  dans  la  ville,  avoit  ordre  de  se  retirer,  si 
l'on  eût  fait  mine  de  l'attaquer.  Ce  camp  ne  devint  inat- 
taquable qu'après  qu'on  eut  laissé  au  Prince  Charles  le 
temps  de  fortifier  la  place  ,  et  de  retrancher  la  colline. 

R  5 


056       INSTRUCTION     MILITAIRE 

par  des  fortifications,  pour  le  mettre  à  cou- 
vert de  toute  insulte  de  la  part  de  l'ennemi. 

Les  règles  qu'un  général  doit  observer  dans 
la  construction  de  tous  retranchemens  ,  sont 
de  bien  choisir  les  situations  ,  et  de  profiter 
de  tous  les  marais  et  de  toutes  les  rivières  ^ 
inondations,  et  abatis  ,  par  où  l'on  peut  ren^ 
dre  difficile  l'étendue  des  retranchemens.  Il 
vaut  mieux  les  faire  trop  petits  que  trop 
grands,  car  ce  ne  sont  pas  eux  qui  arrêtent 
l'ennemi,  mais  les  troupes  qui  les  défendent. 

Je  n'aurois  garde  de  faire  des  retranche- 
mens que  je  ne  pourrois  pas  border  d'une 
chaîne  de  bataillons  ,  et  d'une  réserve  d'in- 
fanterie, pour  la  porter  partout  où  il  sera 
besoin.  Les  abatis  ne  sont  bons  que  tant  qu'ils 
sont  défendus  par  l'infanterie. 

Il  faut  avoir  principalement  attention  que 
les  lignes  de  contrevallation  soient  bien  ap- 
puyées. Ordinairement  elles  vont  joindre  une 
rivière  :  et  dans  ce  cas  il  faut  conduire  le 
fossé  bien  avant  dans  la-  rivière  ,  et  le  faire 
si  profond  ,  qu'on  ne  le  puisse  passer  à  gué. 
Car  si  vous  négligez  cette  précaution ,  vous 
risquez  d'être  tourné.  Il  faut  être  abondam- 
ment pourvu  de  vivres  5  si  vous  assiégez  une 
place  ,  et  que  vous  vous  mettiez  derrière  des 
lignes. 


DU    ROI    DE     PRUSSE.  'i.Cj 

Les  retranchemens  doivent  être  bien  flan- 
qués, îl  faut  qu'il  n'y  ait  aucun  point  que  l'en- 
nemi puisse  attaquer  ,  où  il  ne  soit  exposé  à 
quatre  et  cinq  feux  croisés.  Les  retranche- 
mens qui  défendent  des  passages ,  et-  des 
gorges  de  montagnes ,  demandent  infiniment 
de  soin  et  de  précaution.  C'est  une  chose 
très-essentielle  d'appuyer  bien  ses  flancs. 
Pour  y  parvenir,  on  établit  des  redoutes 
sur  les  deux  ailes;  quelquefois  le  retranche- 
ment même  est  formé  de  redoutes  ,  afin  que 
le  corps  qui  le  défend,  n'ait  pas  à  craindre 
d'être  tourné. 

Des  généraux  habiles  savent  mettre  Ten- 
nemi  dans  la  nécessité  d'attaquer  les  points 
dont  ils  ont  redoublé  la  fortification;  en  don- 
nant plus  de  largeur  et  de  profondeur  au 
fossé  qu'ils  palissadent;  en  plaçant  des  che- 
vaux de  frise  aux  barrières;  en  renforçant 
le  parapet ,  pour  qu'il  puisse  résister  au 
canon;  et  en  creusant  des  puits  dans  les 
endroits  les  plus  exposés. 

Mais  je  préférerai  toujours  une  armée  d'ob- 
servation à  un  camp  retranché,  pour  couvrir 
le  siège  :  la  raison  en  est  que  l'expérience 
nous  a  montré  que  la  vieille  méthode  des 
retranchemens  est  sujette  à  caution.  Le  Prince 
de  Condé  vit  forcer  son  retranchement  de- 


Î368       INSTRUCTION    MILITAIRE 

vant  Arras  par  Turenne  ;  et  Condé  força  celui 
queTurenne,  si  je  ne  me  trompe,  avoit  fait 
devant  Valenciennes.  Depuis  ce  temps-là  ces 
deux  grands  maîtres  dans  l'art  militaire  n'en 
ont  plus  fait  d'autres  ;  ils  avoient  des  ar- 
mées d'observation  pour  couvrir  le  siège. 

Présentement  je  traiterai  les  camps  défen-^ 
sifs  ,  qui  ne  sont  forts  que  par  la  situation 
du  terrain ,  et  qui  n'ont  d'autre  but  que 
d'empêcher  que  l'ennemi  ne  puisse  l'atta- 
quer. 

Pour  que  ces  situations  puissent  répondre 
à  l'usage  qu'on  en  veut  faire  ,  il  faut  que  le 
front  et  les  deux  flancs  soient  d'une  force 
égale  ,  et  que  tout  soit  libre  sur  les  derrières. 
Telles  sont  les  hauteurs  qui  ont  un  front 
d'une  grande  étendue  ,  et  dont  les  flancs 
sont  couverts  par  des  marais  :  comme  le 
camp  de  Marschwitz ,  où  étoit  le  Prince , 
Charles  de  Lorraine  ,  qui  avoit  le  front  cou- 
vert par  une  rivière  marécageuse,  et  les 
flancs  par  des  étangs  ;  ou  comme  celui  de 
Konopist  ,*  que  nous  occupâmes  l'année  1 744. 

On  se  met  encore  sous  la  protection  d'une 
place  forte ,  comme  fit  le  Maréchal  de  Neu- 
berg  ,  qui  étant  battu  à  Molwitz,  prit  un 
camp  excellent  sous  la  ville  de  Neisse.  Il  est 
vrai    qu'un    général  qui  occupe  des  camps 


T>Vf    ROI    DE     PRUSSE.  Q69 

pareils  ,  est  inattaquable  ,  tant  qu'il  peut  s'y 
maintenir:  mais  il  sera  obligé  de  le  quitter,' 
lorsque  l'ennemi  se  met  en  mouvement  pour 
le  tourner.  Il  faut  donc  qu'il  fasse  ses  dis- 
positions d'avance,  de  sorte  que  si  l'ennemi 
peut  le  tourner,  il  n'ait  autre  chose  à  faire 
que  de  prendre  un  autre  camp  fort  sur  les 
derrières. 

La  Bohème  est  un  pays  où  l'on  trouve 
quantité  de  ces  camps.  On  est  souvent  forcé 
d'eh  occuper  contre  son  gré ,  parce  que  ce 
royaume  est  par  sa  nature  un  pays  de  chi- 
canes. 

Je  répéterai  encore  qu'un  général  doit  bien 
se  garder  de  faire  des  fautes  irréparables  par 
le  mauvais  choix  de  ses  postes  ;  ou  de  se  four- 
rer dans  un  cul  de  sac  ou  terrain  d'où  il 
ne  puisse  sortir  que  par  un  déhlé.  Car  si  son 
ennemi  est  habile  ,  il  l'y  enfermera,  et  comme 
il  n'y  sera  pas  en  état  de  combattre ,  faute 
de  terrain ,  il  recevra  le  plus  grand  affront 
qui  puisse  arriver  à  un  soldat ,  qui  est  de 
mettre  bas  les  armes ,  sans  pouvoir  se  dé- 
fendre. 

Dans  les  camps  destinés  à  couvrir  un  pays, 
on  ne  fait  pas  attention  à  la  force  du  lieu 
même ,  mais  aux  endroits  qu'on  peut  atta- 
quer,  et  par  oii  l'ennemi  pourroit  percer. 


^70      INSTRUCTION    MILITAIRE 

Ce  sont  ceux  qui  doivent  être  embrassés  par 
■un  camp.  Il  ne  faut  pas  occuper  tous  les  dé- 
bouchés par  où  l'ennemi  peut  venir  à  vous , 
mais  seulement  celui  qui  le  mène  à  son  but, 
et  l'endroit  où  l'on  peut  se  tenir,  sans  avoir 
à  le  craindre  ,  et  d'où  peut-être  vous  lui  don-  • 
nerez  des  appréhensions.  En  un  mot  il  faut 
occuper  le  poste  qui  oblige  l'ennemi  à  faire 
de  grands  détours ,  et  qui  vous  met  en  état 
de  rompre  tous  ses  projets  par  de  petits 
mouvemens. 

Le  camp  de  Neustadt  défend  toute  la  basse 
Silésie  contre  les  entreprises  d'une  armée 
qui  est  en  Moravie.  La  position  qu'il  faut 
prendre,  est  de  mettre  la  ville  de  Neustadt 
et  la  rivière  en  avant  du  front  du  camp.  Si 
l'ennemi  veut  percer  entre  Ottmachau  et 
Glatz,  on  n'a  qu'à  passer  entre  Neisse  et 
Ziegenhals,  et  y  prendre  un  camp  avanta- 
geux, qui  le  coupera  de  la  Moravie. 

Par  la  même  raison  l'ennemi  n'osera  aller 
du  côté  de  Cosel;  car  si  je  vais  me  placer 
entre  Troppau  et Jaegerndorff,  où  il  y  a  des 
postes  très-avantageux,  je  le  couperai  encore 
de  ses  convois. 

Il  y  a  aussi  un  autre  camp  de  la  même  im- 
portance entre  Liebau  et  Schœmberg ,  qui  ga- 
rantit toute  la  basse  Silésie  contre  la  Bohème. 


DU    Kor   i)E   prussé;  §71 

Dans  ces  sortes  dépositions  on  observera, 
tant  que  faire  se  pourra  ,  les  règles  que  je 
viens  de  donner.  J'en  ajouterai  encore  une 
autre  ,  qui  est,  quand  vous  aurez  une  rivière 
devant  vous  ,  de  ne  point  laisser  tendre 
de  tentes ,  dans  le  terrain  que  vous  avez 
choisi  pour  votre  champ  de  bataille ,  qu'à  la 
demi-portée  de  fusil  du  front  du  camp. 

La  Marche  électorale  de  Brandebourg  est 
un  pays  qui  ne  peut  être  couvert  par  aucun 
camp  5  puisqu'il  y  a  plus  de  six  lieues  de 
plaine,  et  qu'il  est  ouvert  partout.  Pour  le 
défendre  contre  la  Saxe  ,  il  faudroit  occuper 
Wittenberg  ,  et  s'y  camper  ,  ou  bien  suivre 
le  plan  de  l'expédition  faite  dans  l'hiver 
de  l'année  1745.  Du  côté  du  pays  de  Han- 
novre  est  le  camp  de  Werben,  qui  défend 
et  couvre  toute  cette  partie. 

La  tête  et  les  flancs  d'un  camp  offensif 
doivent  être  fermés;  car  on  ne  peut  rien  se 
promettre  de  la  part  des  troupes  ,  si  on  ne 
prend  pas  la  précaution  de  couvrir  les  flancs,, 
qui  sont  les  parties  les  plus  foibles  d'une 
armée.  Notre  camp  de  Czaslau  avant  la  ba- 
taille de   1742  avoit  ce  défaut. 

Nous  faisons  toujours  occuper  les  villages 
qui  sont  sur  nos  ailes,  ou  à  la  tête  de  notre 
camp,  '  par  des  troupes,  que  nous  en  retirons 


272        INSTRUCTION     MILITAIRE 

dans  un  jour  d'affaire  ;  les  maisons  des  villa- 
ges 5  chez  nous  et  nos  voisins  ,  étant  de  bois 
et  mal  bâties,  les  troupes  seroient  perdues,^ 
si  l'ennemi  y  mettoit  le  feu.  Une  exception 
de  cette  règle  est ,  quand  il  y  a  dans  ces  vil- 
lages des  maisons  de  pierre ,  ou  des  cime- 
tières 5  qui  ne  touchent  pas  à  des  maisons 
de  bois. 

Mais  notre  principe  étant  d'attaquer  ton* 
jours  5  et  non  de  nous  tenir  sur  la  défensive,' 
il  ne  faut  jamais  occuper  ces  sortes  de  pos- 
tes que  lorsqu'ils  sont  à  la  tête  ou  en  avant 
des  ailes  de  votre  armée  ;  alors  ils  protége- 
ront l'attaque  de  vos  troupes  ,  et  incommo- 
deront beaucoup  l'ennemi  pendant  l'affaire. 

C'est  encore  une  chose  très-essentielle  de 
faire  sonder  les  petites  rivières  et  les  marais 
qui  se  trouveront  à  la  tête  ou  sur  les  flancs 
de  votre  camp ,  afin  qu'il  ne  vous  arrive  pa^ 
de  prendre  un  faux  point  d'appui ,  en  cas 
que  les  rivières  soient  guéables ,  et  les  ma- 
rais praticables. 

Villars  fut  battu  à  Malplaquet,  parce  qu'il 
croyoit  que  le  marais  de  sa  droite  étoit  impra- 
ticable :  mais  ce  n'étoit  qu'un  pré  sec,  que  nos 
troupes  passèrent  pour  le  prendre  en  flanc.  Il 
faut  voir  tout  par  ses  yeux ,  et  ne  pas  imaginer 
que  de  pareilles  attentions  soient  de  peu  de 
conséquence.  ARTICLE 


L 


DU     ROI     DE     PRUSSE»  Q73 

ARTICLE     IX. 

Comme  il  faut  assurer  fon  Camp, 


ŒS  régimens  d'infanterie  garderont  le  front 
de  la  première  ligne  ;  s'il  y  a  une  rivière  , 
il  faudra  placer  les  piquets  sur  le  bord.  Les 
piquets  de  la  seconde  ligne  garderont  les 
derrières  du  camp.  Les  piquets  seront  cou- 
verts par  des  redans  ,  que  l'on  joindra  par 
des  retranchemens  légers;  moyennant  quoi 
votre  camp  sera  retranché  à  la'  façon  des 
Romains.  On  occupera  les  villages  qui  sont 
aux  ailes  ,  ou  qui  défendent  d'autres  passa- 
ges à  une   demi-lieue   de  là. 

Les  gardes  de  la  ca_valerie  seront  placées 
selon  les  ordonnances  de  mon  Règlement. 
De  quatre-vingts  escadrons  nous  n'avons  eu 
ordinairement  que  trois  cents  maîtres  de 
garde  ,  excepté  quand  nous  avons  été  bien 
près  de  l'ennemi,  comme  avant  la  bataille  de 
Hohen  Friedberg  ,  lorsque  nous  marchâmes 
à  Schweidnitz  ,  et  encore  lorsque  nous  en- 
trâmes dans  la  Lusace  ,  pour  aller  à  Naum- 
bourg. 

Ces  avant-gardes  doivent  être  mêlées  de 
toutes  sortes  de  troupes  :  par  exemple  de 
Q,  ooo  housards ,    1 5oo  dragons  et  2,  ooo  gre- 

Oeuv.de Fr.  IL  T.IIL  S 


ÎJ74      INSTRUCTION     MILITAIRE 

nadiers.  Toutes  les  fois  que  vous  pousserez 
des  corps  en  avant ,  il  faut  que  le  général 
qui  les  commande  ,  soit  un  homme  de  tête; 
et  comme  il  n'est  pas  détaché  pour  com- 
battre ,  mais  pour  avertir,  il  faut  qu'il  sache 
bien  choisir  ses  camps  ,  et  les  asseoir  tou- 
jours derrière  des  défilés  et  des  bois  dont  il 
soit  assuré.  Il  faut  qu'il  envoie  des  patrouilles 
fréquentes  ,  pour  prendre  langue  ,  afin  qu'il 
soit  informé  à  tout  moment  de  ce  qui  se 
passe  dans  le  camp  ennemi. 

En  attendant ,  les  housards  que  vous  avez 
gardés  avec  vous  ,  feront  des  patrouilles  der- 
rière le  camp  et  sur  les  ailes  ;  enfin  vous 
prendrez  toutes  les  précautions  qui  peuvent 
vous  garantir  des  entreprises  de  l'ennemi. 

Si  un  corps  considérable  de  troupes  vient 
se  glisser  entre  vous  et  votre  arrière-garde , 
il   faut   aller  à  son   secours;  car  l'ennemi  a^ 
formé  un  dessein  contre  elle. 

Pour  dire  tout  ce  qu'il  y  a  à  dire  sur 
cette  matière  ,  j'ajouterai  encore  que  les  gé- 
néraux qui  cantonnent,  n'occuperont  d'au- 
tres villages  que  ceux  qui  sont  entre  les  deux 
lignes;  alors  ils  n'ont  rien  à  craindre. 


DU     ROI    DE    PRUSSE.  -     *275 

ARTICLE    X- 

Comment  et  par  quelle  ra'ifon  il  faut  envoyer 
des  Détachemens. 

v_J  NE  ancienne  régie  de  la  guerre  ,  que  je 
ne  fais  que  répéter  ici ,  est  que  celui  qui 
partagera  ses  forces ,  sera  battu  en  détail. 
Si  vous  voulez  donner  bataille ,  tâchez  de 
rassembler  toutes  vos  troupes  ;  on  ne  sauroit 
jamais  les  employer  plus  utilement.  Cette 
règle  est  si  bien  constatée ,  que  tous  les 
généraux  qui  y  ont  manqué,  s'en  sont  pres- 
que toujours  mal  trouvés. 

Le  détachement  d'Albemarle  ,  qui  fut 
battu  '^)  à  Oudenarde ,  fut  cause  que  le  grand 
Eugène  perdit  toute  sa  campagne.  Le  gé- 
néral Stahremberg  s'étant  séparé  des  troupes 
angloises ,  perdit  la  bataille  de  Villa-viciosa 
en  Espagne. 

Dans  les  dernières  campagnes  que  les 
Autrichiens  ont  faites  en  Hongrie  ,  les  dé- 
tachemens leur  furent  très-funestes.  Le  Prince 
de  Hildbourghauseii  fut  battu  à  Banialuka, 
et  le  Général  VVallis  reçut  un  échec  sur  le 
bord  delaTimok.  Les  Saxons  furent  battus  à 

')  C'est  à  Denain  qu'Albemarle  fut  battu* 

s  a 


276      INSTRUCTION     MILITAIRE 

Kesselsdorf,  ^•"•)  parce  qu'ils  ne  s'étoient  pas 
fait  joindre  par  le  Prince  Charles,  comme 
ils  auroient  pu  faire.  J'aurois  mérité  d'être 
battu  à  Sorr,  si  l'habileté  de  mes  généraux 
et  la  valeur  de  mes  troupes  ne  m'eussent 
préservé  de  ce  malheur.  On  me  deman- 
dera s'il  ne  faut  jamais  faire  de  détache- 
mens,  Je  répondrai  qu'il  le  faut  quelquefois, 
mais  c'est  toujours  une  manoeuvre  fort  dé- 
licate 5  qu'il  ne  faut  jamais  hasarder  que 
pour  des  raisons  très-importantes  ,  et  il  faut 
la  faire  à  propos. 

Ne  faites  jamais  de  détachemens  ,  lorsque 
vous  agissez  ofFensivement.  Si  vous  êtes  dans 
un  pays  ouvert,  et  maître  de  quelques  pla- 
ces ,  vous  ne  détacherez  d'autres  troupes  que 
celles  qu'il  faut  pour  assurer  vos  convois. 

Toutes  les  fois  que  vous  ferez  la  guerre 
en  Bohème  ou  en  Moravie  ,  vous  serez  abso- 
lument contraint  de  détacher  des  corps  ^ 
pour  faire  arriver  sûrement  les  vivres.  La 
chaîne  des  montagnes  ique  les  convois  sont 
obligés    de   passer ,    exige   d'y  envoyer  des 

*'^)  Les  malheureux  ont  toujours  tort*  îî  ne  dépendoit  pas 
des  Saxons  de  se  faire  joindre  par  les  Autrichiens^  Le 
général  qui  les  commandoit ,  avoit  envoyé  trois  officiers 
au  Prince  Charles,  pour  lui  demander  du  secours*  Ce 
Prince,  par  des  raisons  de  politique,  ne  le  jugeant  pas 
à  propos ,  le  promit  toujours  sans  se  mettre  eu  mouvement* 


DU     ROI    DE    PRUSSE."  277 

troupes  5  qui  y  restent  campées  jusqu'à  ce 
que  vous  ayez  assez  de  vivres  pour  subsister 
quelques  mois  ,  et  que  vous  soyez  maître 
d'une  place  dans  le  pays  ennemi ,  où  vous 
puissiez  établir  votre  dépôt. 

Pendant  que  ces  corps  seront  détachés  ,° 
vous  occuperez  des  camps  avantageux ,  où 
vous  attendrez  que  les  détachemens  soient 
rentrés.  Je  ne  comprends  pas  l'avant-garde 
dans  le  nomibre  des  détachemens,  puisqu'elle 
doit  être  à  portée  de  l'armée  ,  et  n'être  ja- 
mais aventurée  trop  près  de  l'ennemi. 

Lorsqu'on  est  obligé  de  se  tenir  sur  la 
défensive  ,  on  se  voit  souvent  réduit  à  faire 
des  détachemens.  Ceux  que  j'avois  dans  la 
haute  Silésie ,  y  étoient  en  sûreté.  Ils  se 
tenoient  dans  le -voisinage  des  places  fortes, 
comme  je  l'ai  remarqué  ci-dessns. 

Les  officiers  qui  commandent  des  détache- 
mens ,  doivent  être  fermes ,  hardis  et  pru- 
dens.  Le  chef  leur  donnera  une  instruction 
générale;  c'est  à  eux  à  se  consulter,  pour 
avancer  sur  l'ennemi  ,  ou  se  retirer  devant 
lui,  selon  que  les  circonstances  le  requerront. 

Il  faut  qu'ils  se  replient  toujours  contre 
des  forces  supérieures,  mais  il  faut  qu'ils 
sachent  aussi  profiter  des  leurs,  quand  ils 
lui  sont  supérieurs  en  nombre. 

S    S 


'lyS        INSTRUCTION"    MILITAIRE 

Quelquefois  ils  se  retireront  dans  la  nuit 
à  l'approche  de  l'ennemi ,  et  lorsqu'il  croira 
qu'ils  ont  pris  la  fuite  ,  ils  reviendront  brus- 
quement le  charger  et  le  repousser. 

Il  faut  qu'ils  méprisent  absolument  les 
troupes  légères. 

Un  officier  qui  commande  un  détachement, 
doit  premièrement  penser  à  sa  sûreté ,  et 
s'il  y  a  pourvu  ,  faire  des  projets  sur  l'en- 
nemi. S'il  veut  dormir  tranquillement ,  il 
faut  qu'il  ne  le  laisse  point  dormir  ,  mais 
qu'il  forme  toujours  des  entreprises  sur  lui. 
S'il  réussit  en  deux  ou  trois  ,  il  obligera 
l'ennemi  a  se  tenir  sur  la  défensive. 

Si  ces  détachemens  sont  à  portée  de  l'ar- 
mée ,  ils  communiqueront  avec  elle  au 
moyen  d'une  ville  ou  d'un  bois  ,  par  les- 
quels ont  établira  leur  communication. 

La  guerre  défensive  nous  mène  naturelle- 
ment aux  détachemens.  Les  généraux  peu 
expérimentés  veulent  conserver  tout ,  ceux 
qui  sont  sages  n'envisagent  que  le  point 
capital  5  ils  cherchent  à  parer  les  grands 
coups  5  et  souffrent  patiemment  un  petit 
mal  pour  éviter  de  grands  maux.  Qui  trop 
embrasse  ,  mal  étreint. 

Le  point  le  plus  essentiel,  auquel  il  faut 
s'attacher  ^    est  l'armée  ennemie.    Il  en  faut 


DU     KOI    DE    PRUSSE.  27g 

deviner  les  desseins,  et  s'y  opposer  de  toutes 
ses  forces.  Nous  abandonnâmes  l'année  1745 
la  haute  Silésie  au  pillage  des  Hongrois , 
pour  être  en  état  de  résister  d'autant  plus 
vigoureusement  aux  desseins  du  Prince  Char- 
les de  Lorraine  ,  et  nous  ne  fîmes  des  dé- 
tachemens  que  quand  nous  eûmes  battu  son 
armée.  Alors  le  Général  Nassau  chassa  les 
Hongrois  en  quinze  jours  de  toute  la  haute 
Silésie. 

Il  y  a  des  généraux  qui  détachent  des 
troupes  ,  lorsqu'ils  vont  attaquer  l'ennemi, 
pour  venir  le  prendre  en  queue  quand  l'af- 
faire est  engagée  :  mais  c'est  un  mouvement 
fort  dangereux  ,  puisque  ces  détachemens 
f  s'égarent  ordinairement,  et  viennent  ou  trop 
l  tôt  ou  trop  tard.  Charles  Xïl  fit  un  déta- 
chement la  veille  de  la  bataille  de  Pultava. 
Ce  corps  s'écarta  du  chemin  ,  et  son  armée 
fut  battue.  Le  Prince  Eugène  manqua  son 
coup  5  en  voulant  surprendre  Crémone  ;  le 
détachement  du  Prince  de  Vaudémont,  qui 
étoit  destiné  à  attaquer  la  porte  du  Pô  , 
arriva  trop  tard. 

Un  jour  de  bataille  il  ne  faut  jamais  faire 
des'  détachemens  ,  si  ce  n'est  comme  fit 
Turenne  près  de  Colmar  ,  où  il  présenta  sa 
première   ligne  à  l'armée  de  l'Electeur  Fré- 

S  4 


28o        INSTRUCTION    MILITAIRE 

déric  Guillaume,  en  attendant  que  sa  seconde 
se  portât  par  des  défilés  sur  les  flancs  de  ce 
prince  5  qui  y  fut  attaqué,  et  repoussé;  ou 
comme  fit  le  Maréchal  de  Luxembourg  a  la 
bataille  de  Fieurus ,  l'an  i6go  ;  il  plaça  à  la 
faveur  des  blés ,  qui  étoient  fort  grands ,  un 
corps  d'infanterie  sur  le  flanc  du  Prince  de 
Waldeck;  par  cette  manoeuvre  il  gagna  la 
bataille. 

Il  ne  faut  détacher  des  troupes  qu'après 
la  bataille  gagnée,  pour  assurer  ses  convois; 
ou  il  faudroit  que  les  détachemens  ne  s'é- 
loignassent qu'à  une  demi-lieue   de  l'armée. 

Je  finirai  cet  article  en  disant  que  les  dé- 
tachemens qui  afioiblissent  l'armée  du  tiers, 
ou  de  la  moitié,  sont  très- dangereux  et 
condamnables. 

A  R  T  I  C  L  E     X  I. 

Des  Stratagèmes  et  des  Rufes  de  guerre. 


N  se  sert  alternativement  dans  la  guerre 
de  la  peau  du  lion  et  de  celle  du  renard. 
La  ruse  réussit  où  la  force  échoue.  Il  est 
donc  absolument  nécessaire  de  se  servir  de 
l'une  et  de  l'autre  ,  puisque  souvent  la 
force  est  repoussée  par  la  force  ;  au  lieu  que 
plusieurs  fois  la  force  est  obligée  4e  céder  à 
la  ruse. 


DU   ROI   DE   PRUSSE.  28I 

Le  nombre  des  stratagèmes  est  infini.  Je  n'ai 
pas  envie  de  les  citer  ici.  Ils  ont  tous  le  même 
but,  qui  est  d'engager  l'ennemi  à  faire  les  faus- 
ses démarches  qu'on  souhaite  qu'il  fasse.  On 
les  emploie  pour  cacher  le  vrai  dessein ,  et 
pour  lui  faire  illusion  ,  en  affectant  des  vues 
qu'on  n'a  pas.  Quand  les  troupes  sont  à  la 
veille  de  s'assembler ,  on  leur  fait  faire  plu- 
sieurs contre-marches ,  pour  donner  l'alarme 
à  l'ennemi  ,  et  pour  lui  cacher  le  point 
où  l'on  veut  assembler  l'armée,  et  pé- 
nétrer. 

Si  c'est  dans  un  pays  où  il  y  a  des  forte- 
resses ,  on  va  se  camper  dans  un  endroit 
qui  menace  deux  ou  trois  places  à  la  fois. 
Si  l'ennemi  jette  des  troupes  dans  toutes 
ces  places  5  il  s'aftoiblit ,  et  vous  profitez  de 
ce  temps  pour  lui  tomber  sur  le  corps  ; 
mais  s'il  n'a  eu  cette  précaution  que  pour 
une  seule  ,  on  se  tourne  du  côté  où  il  n'a 
pas  envoyé  de  secours  ,  et  on  en  fait  le 
siège. 

Si  vous  avez  le  dessein  de  vous  rendre 
maître  d'un  poste  considérable,  ou  dépas- 
ser une  rivière ,  il  faut  que  vous  vous  éloi- 
gniez du  poste  et  de  l'endroit  où  vous  voulez 
passer,  pour  attirer  l'ennemi  où  vous  êtes. 
Et  quand  vous  aurez  tout  disposé,  et  dérobé 

S  5 


q8q       instruction  militaire 

une  marche  ,  vous  tournerez  tout  d'un  coup 
sur  l'endroit  projeté ,  pour  vous  en  emparer. 

Si  c'est  pour  combattre  l'ennemi ,  et  qu'il 
paroisse  en  éviter  l'occasion ,  vous  faites 
divulguer  que  votre  armée  est  diminuée , 
ou  vous  faites  semblant  de  craindre  l'ennemi. 
Nous  avons  joué  ce  rôle  avant  la  bataille 
de  Hohen  Friedberg.  Je  fis  réparer  les  che- 
mins 5  comme  si  j'avois  dessein  de  marcher 
sur  quatre  colonnes  à  Breslau  ,  à  l'approche 
du  Prince  Charles  :  son  amour  propre  me 
seconda ,  pour  l'attirer  dans  la  plaine  ;  il  y 
fut  battu. 

On  rétrécit  quelquefois  le  camp  ,  pour  le 
faire  paroître  plus  foible  ;  on  fait  de  petits 
détachemens  ,  qu'on  annonce  être  considé- 
rables 5  afin  que  l'ennemi  méprise  votre  foi- 
blesse ,  et  quitte  son  avantage.  Si  j'avois 
eu  l'intention  de  prendre  Kœnigingraetz  et 
Pardubitz  dans  la  campagne  de  174-5  5  j^ 
n'aurois  eu  que  deux  marches  à  faire  par  le 
comté  de  Glatz ,  en  tirant  sur  la  Moravie  ; 
le  Prince  Charles  n'auroit  pas  manqué  d'y 
aller,  parce  que  cette  démonstration  le  fai- 
soit  craindre  pour  la  Moravie  ,  d'où  il  tiroit 
ses  vivres ,  de  sorte  qu'il  auroit  abandonné 
la  Bohème  ;  car  l'ennemi  prend  toujours  ja- 
lousie  quand  on  menace  d'assiéger  les  en- 


BU   ROI  DE    PRUSSE.  283 

droits  qui   communiquent  avec  la  capitale , 
et  ceux  où  il  a  établi  ses  dépôts  de  vivres. 

Si  on  n'a  pas  envie  de  combattre  ,  on  se 
dit  plus  fort  qu'on  n'est  5  et  on  fait  bonne 
contenance.  Les  Autrichiens  sont  de  grands 
•maîtres  dans  cet  artj  c'est  chez  eux  qu'il 
faut  l'apprendre. 

En  vertu  de  votre  contenance,  vous  parois- 
sez  vouloir  vous  engager  avec  l'ennemi,  vous 
faites  répandre  le  bruit  que  vous  avez  les 
desseins  les  plus  téméraires;  et  souvent  l'en- 
nemi croit  qu'il  n'auroic  pas  trop  beau  jeu 
si  vous  veniez,  et  se  tient  aussi  sur  ladéfensive. 

Une  partie  essentielle  de  la  guerre  défen- 
sive,  est  de  savoir  choisir  de  bons  postes, 
et  de  ne  les  abandonner  que  dans  la  dernière 
nécessité  :  alors  la  seconde  ligne  commence 
à  se  retirer,  suivie  insensiblement  de  la  pre- 
mxiére  ;  et  comme  vous  avez  des  défilés  devant 
vous ,  l'ennemi  ne  pourra  trouver  d'occasion 
de  profiter  de  votre  retraite. 

Pendant  la  retraite  même  5  on  prend  des 
positions  si  obliques,  qu'elles  donnent  toutes 
sortes  de  jalousies  à  l'ennemi.  Les  recherches 
qu'il  en  fera,  l'intimideront,  en  attendant 
qu'elles  vous m.éneront  indirectement  à  votre 
but. 


5^4       INSTRUCTION    MILITAIRE 

Un  autre  ruse  de  guerre  est  celle  de  pré- 
senter un  grand  front  à  l'ennemi  ;  s'il  prend 
la  fausse  attaque  pour  la  véritable ,  il  est 
perdu. 

Par  des  ruses  on  oblige  encore  l'ennemi  à 
faire  des  détachemens,  et  quand  ils  sont 
partis  on  marche  à  lui. 

Le  meilleur  stratagème  est  que  dansle  temps 
où  les  troupes  sont  près  de  se  séparer,  pour 
entrer  en  quartiers  d'hiver,  on  sache  endor- 
mir son  ennemi ,  et  qu'on  se  retire  pour  mieux 
avancer.  Dans  cette  vue  on  distribue  ses 
troupes  de  manière  qu'on  puisse  les  assem- 
bler promptement,  pour  forcer  les  quartiers 
ennemis.  Si  vous  réussissez  à  cela  ,  vous  ré- 
parez en  quinze  jours  tous  les  malheurs  de 
la  campagne. 

Lisez  les  deux  dernières  campagnes  de  Tu- 
renne,  et  étudiez-les  souvent.  Ce  sont  des 
chef-  d'œuvres  de  stratagèmes  de  notre 
temps. 

Les  ruses  dont  se  servoient  les  anciens  dans 
la  guerre  ,  sont  aujourd'hui  le  partage  des 
troupes  légères  ;  elles  dressent  des  embusca- 
des, et  tâchent  d'attirer  l'ennemi  dans  un 
défilé  par  une  fuite  dissimulée  ,  pour  le  sa- 
brer après.  Présentement  il  y  a  fort  peu  de 
généraux  assez  mal-adroits  pour  donner  dans 


DU    ROI    DE     PRUSSE.  q85 

ces  sortes  d'embuscades.  Charles  XII  fut 
pourtant  séduit  à  Pultava  par  la  trahison  d'un. 
des  Cosaques.  La  même  chose  arriva  à  Pierre 
I  sur  le  Pruth  par  la  faute  d'un  prince  de  ce 
pays.  Chacun  des  deux  avoit  promis  des  vi- 
vres 5   qu'ils  ne  pouvoient  pas  fournir. 

Comme  j'ai  assez  détaillé  dansmon  Rè- 
glement militaire  comment  il  faut  faire  la 
guerre  par  des  partis  et  des  détachemens , 
j'y  renvoie  tous  ceux  qui  veulent  s'en  rafraî- 
chir la  mémoire,  parce  que  je  ne  saurois  y 
rien  ajouter. 

Pour  ce  qui  regarde  l'art  de  savoir  obliger 
l'ennemi  à  faire  des  détachemens  ,  on  n'a 
qu'à  lire  la  belle  campagne  de  i6go  que  le 
Maréchal  de  Luxembourg  fit  contre  le  Roi 
d'Angleterre  en  Flandre,  qui  se  termina  par 
la  bataille  de  Neerwinde. 

ACTICLEXIL 

Des  espions  ^  comment  il  faut  s' en  servir  en  toute 
occasion  et  de  quelle  manière  on  peut  avoir 
des  nouvelles  de  l'ennemi. 


s 


I  on  savoit  toujours  d'avance  les  desseins 
de  l'ennemi  ,  on  ne  manqueroit  jamais  de 
lui  être  supérieur  avec  une  armée  inférieure. 


285        INSTRUCTION    MILITAIRE 

Tous  les^  généraux  qui  commandent  des  ^t^ 
.vnées ,  tâchent  de  se  procurer  cet  avantage  t 
mais  il  n'y  en  a  guères  qui  y  réussissent. 

Il  y  a  plusieurs  sortes  d'espions  :  i)  des 
gens  ordinaires,  qui  se  mêlent  de  ce  métier, 
2)  des  doubles  espions  ,  3)  des  espions  de 
conséquence  ,  et  4  )  ceux  qu'on  force  à  ce 
malheureux  métier. 

Les  gens  ordinaires  ,  comme  les  paysans,, 
les  bourgeois ,  les  prêtres  etc.  qu'on  envoie 
dans  le  camp  ennemi  ,  ne  peuvent  être  em- 
ployés que  pour  savoir  d'eux  où  est  l'en- 
nemi. La  plupart  de  leurs  rapports  sont  si 
brouillés,  et  si  obscurs  ,  qu'ils  ajoutent  aux 
incertitudes  où  l'on  étoit. 

L'énoncé  des  déserteurs  ne  vaut  ordinai- 
rement pas  mieux.  Le  soldat  sait  bien  ce  qui 
se  passe  dans  le  régiment  où  il  est;  mais 
rien  de  plus.  Les  housards  étant  la  plus  grande 
partie  du  temps  absens  de  l'armée,  et  déta- 
chés en  avant  ,  ne  savent  souvent  de  quel 
côté  elle  est  campée.  Malgré  tout  cela  ,  on 
fait  coucher  leur  rapport  par  écrit;  c'est  le 
seul  moyen  d'en  tirer  quelque  avantage. 

On  se  sert  des  doubles  espions  pour  don- 
ner de  fausses  nouvelles  à  l'ennemi.  Il  y  avoit 
un  Italien  à  Sclimiedeberg  qui  faisoit  l'es- 
pion  chez  les   Autrichiens  5    à    qui    on    fit 


I>U    ROI    DE    PRUSSE.  q8; 

accroire  que  nous  nous  retirerions  à  Breslau 
lorsque  l'ennemi  s'approcheroit;  il  en  donna 
avis  au  Prince  Charles  de  Lorraine  ,  qui  fut 
trompé  par  là. 

Le  Prince  Eugène  paya  pendant  long- temps 
une  pension  au  maître  de  poste  de  Versailles- 
Ce  malheureux  ouvroitles  lettres  et  les  ordres 
que  la  cour  dépêchoit  aux  généraux  ,  et  en 
envoyoit  une  copie  au  Prince  Eugène,  qui 
la  recevoit  ordinairement  plutôt  que  ceux 
^ui  commandoient  l'armée  françoise. 

Luxembourg  avoit  gagné  un  secrétaire  du 
Roi  d'Angleterre,  qui  lui  donnoit  avis  de  tout 
ce  qui  se  passoit.  Le  Roi  le  découvrit ,  et  tira 
tous  les  avantages  possibles  d'une  affaire  si 
délicate.  Il  força  ce  traître  d'écrire  à  Luxem- 
bourg, et  de  lui  mander  que  l'armée  des 
alliés  feroit  le  lendemain  un  grand  fourrage» 
Il  s'en  fallut  peu  que  Les  François  ne  fussent 
surpris  à  Steinquerque.  Ils  auroient  été  en- 
tièrenrent  défaits  ,  s'ils  n'avoient  pas  com- 
battu avec  une  valeur  extraordinaire. 

Il  nous  seroit  fort  difficile  de  trouver  des 
espions  pareils  dans  une  guerre  contre  les 
Autrichiens,  non  pas  qu'il  n'y  eût  chez  eux, 
comme  chez  d'autres  nations ,  des  gens  qui 
se  laissent  corrompre  ,  mais  parce  que  leurs 
troupes    légères,    qui    environnent  l'armée 


28S      INSTRUCTION     MILITAIRE 

comme  un  nuage,  ne  laissent  passerpersonne 
sans  le  fouiller.  C'est  ce  qui  m'a  donné  l'idée 
qu'il  faudroit  gagner  quelques  officiers  de 
leurs  housards,  par  lesquels  on  pourro'it 
entretenir  la  correspondance,  à  peu  prés  de 
la  manière  suivante.  L'usage  est  que  les  hou- 
sards,  quand  ils  ont  escarmouche  ensemble, 
font  une  espèce  de  suspension  d'armes  en- 
tr'eux  :  on  peut  se  servir  de  ce  temps  pour 
se  donner  des  lettres. 

Quand  on  veut  donner  de  fausses  nouvel- 
les à  l'ennemi,  ou  avoir  des  siennes,  on  se 
sert  d'un  soldat  affidé  ,  qu'on  fait  passer  du 
camp  à  celui  de  l'ennemi,  et  qui  lui  rapporte 
tout  ce  qu'on  veut  lui  faire  croire  ;  l'on  fait 
aussi  courir  par  lui  des  billets,  pour  exciter 
,  les  troupes  à  la  désertion.  L'émissaire  rentre 
alors  par  un  détour  dans  votre  camp. 

Si  on  ne  peut  trouver  aucun  moyen  dans 
le  pays  de  Tennemi,  pour  avoir  de  ses  nou- 
velles ,  il  y  a  un  autre  expédient,  quoique 
dur  et  cruel.  On  choisit  un  riche  bourgeois, 
qui  a  des  fonds  de  terre ,  et  une  femme  et 
des  enfans  ;  on  lui  donne  un  seul  homme 
travesti  en  domestique  ,  qui  possède  la  lan- 
gue du  pays.  On  force  alors  ce  bourgeois 
d'emmener  ledit  homme  avec  lui  comme 
son  valet  ou  son  cocher  ^  et  d'aller  au  camp 

ennemi , 


DU    ^ROI     DE     PRUSSE.  «289 

ennemi  ,  sous  prétexte  d'avoir  à  se  plaindre 
des  violences  qui  lui  ont  été  faites,  et  on 
le  menace  en  même  temps  très-sévèrement, 
que  s'il  ne  ramène  pas  avec  lui  son  homme, 
après  qu'il  se  sera  assez  long-temps  arrêté  au 
camp,  sa  femme  et  ses  enfans  seront  hachés 
en  pièces ,  et  ses  maisons  brûlées.  Je  fus 
contraint  d'avoir  recours  à  ce  moyen,  quand 

nous  étions  campés  à et  il  réussit. 

J'ajouterai  à  tout  ceci,  qu'en  payant  les 
espions  il  faut  être  généreux  ,  et  miême  pro- 
digue. Un  homme  qui  pour  votre  service 
risque  la  corx:ie,  mérite  bien  d'en  être  récom- 
^pensé. 

ARTICLE    XII  r. 

De  c^talnes  Jiiarques  par  lesquelles  on  peut 
découvrir  Vinteniion  de  ï emiemi. 


L 


E  plus  sûr  moyen  de  découvrir  les  des- 
seins de  l'ennemi,  avant  l'entrée  de  la  cam- 
pagne ,  est  l'endroit  qu'il  choisit  pour  le  dé- 
pot  de  ses  vivres.  Si  les  Autrichiens  ,  par 
exemple ,  font  leurs  magasins  à  Olmutz ,  on 
peut  être  persuadé  que  leur  projet  est  d'atta- 
quer la  haute  Silésie  :  et  s'ils  en  font  à 
Kcenigingraetz  ,  la  partie  de  Schweidnitz 
$era  menacée.  Ouand  les  Saxons  voluurent 

Oeuv.deFr.II.  T.III.  T 


<290         INSTRUCTION     MILITAIRE 

envahir  la  Marche  électorale,  leurs  magasins 
montroient  le  chemin  qu'ils  prendroientj  car 
leurs  dépôts  étoient  à  Zittau  ,  Gœrlitz  et  à 
Guben,  qui  est  le  chemin  pour  aller  à 
Crossen. 

La  première  chose  dont  il  faudra  s'informer, 
est  de  quel  côté  et  dans  quel  endioit  l'en- 
nemi établira  ses  magasins.  Les  François  ont 
fait  de  doubles  magasins,  partie  sur  la  Meuse, 
partie  sur  l'Escaut,  pour  empêcher  l'ennemi 
de  découvrir  leurs  desseins. 

Lorsque  les  Autrichiens  sont  campés,  on 
devinera  les  jours  qu'ils  marcheront ,  par'ce 
que  c'est  un  usage  chez  eux  de  faire  cuire 
aux  soldats  les  jours  de  marche.  Si  vous 
apercevez  donc  à  cinq  ou  huit  heures  du 
matin  beaucoup  de  fumée ,  vous  jpouvez 
hardiment  croire  qu'ils  feront  un  mouve- 
ment ce  jour -là. 

Toutes  les  fois  que  les  Autrichiens  ont  in- 
tention de  combattre,  ils  font  rentrer  au  camp 
tous  leurs  gros  détachemens  de  troupes  légè- 
res. Quand  vous  remarquez  cela,  vous  n'avez 
qu'à  v^us  tenir  sur  vos  gardes. 

Si  vous  attaquez  un  poste  de  leurs  troupes 
hongroises  ,  et  qu'elles  tiennent  ferme,  vous 
d^vez  être  persuadé  que  leur  armée  est  à- 
portée  pour  les  soutenir.  ^ 


DU    ROI     DE     PRUSSE,  Q9I 

Si  leurs  troupes  légères  viennent  se  placer 
entre  votre  armée  et  le  corps  que  vous  avez 
détaché,  vous  pourrez  en  conclure  que  l'en- 
nemi a  formé  un  dessein  sur  ce  détachement. 
C'est  à  vous  alors  à  prendre  vos  mesures. 

Il  faut  dire  encore,   que  si  l'ennemi  vous 
oppose  toujours  le  même  général,  vous  pour- 
rez apprendre  ses  manières  et  découvrir  ses 
desseins  par  sa  façon  d'agir. 
.    Après  avoir  bien  réfléchi  sur  le  pays  où  est 
le  théâtre  de  la  guerre  ,  sur  l'armée  que  vous 
commandez,  sur  la  sûreté  de  vos  dépôts  de 
vivres,  sur  la  force  des  places  de  guerre,  et 
sur  les  moyens  que  l'ennemi  peut  avoir  pour 
s'en  emparer,   sur  le  dommage  que  ses  trou- 
pes légères  vous  causeroient,  si  elles  venoient 
se  poster  sur  vos  flancs  ,  sur  vos  derrières  8c 
autre  part ,   ou  si  l'ennemi  s'en  servoit  pout 
faire  une  diversion  ;   après  avoir  bien  réfléchi, 
dis-je,  sur  tous  ces  points,  vous  pourrez  comp- 
ter qu'un  ennemi  savant  fera  précisément  ce 
qui  vous  nuira  le  plus;   que  c'est  au  moins 
son  intention  ,    et  qu'il  faut  par  conséquent 
s'y  opposer  autant  qu'il  sera  possible, 


T  a 


i 

292        INSTRUCTION     MILITAIRE 

ARTICLE    XïV. 

"^jDe  nos  Pays  ,  des  Pays  neutres  ^  des  Pays  en-* 
nemîs  j  de  la  différence  des  Religions  ,  cl 
quelle  conduite  ces  différens  objets  requièrent. 


o 


N  fait  la  guerre  en  trois  sortes  de  pays  ; 
dans  le  sien,  dans  celui  des  puissances  neu- 
tres y  et  dans  le  pays  de  l'ennemi. 

Si  je  n'avois  pour  objet  que  ma  gloire  ,  je 
îie  ferois  jamais  la  guerre  que  dans  mon  pays, 
à  cause  de  tous  les  avantages  que  j'y  trouve- 
rois;  car  chacun  y  sert  d'espion,  et  l'ennemi 
ne  sauroit  faire  un  pas  sans  être  trahi.  On 
peut  hardiment  faire  sortir  de  gros  détache-» 
jnens  5  et  leur  faire  jouer  tous  les  tours  dont 
la  guerre  est  susceptible.  a 

Si  l'ennemi  vient  d'être  battu,  chaque  pay- 
san fait  le  soldat ,  et  va  le  harceler.  L'Électeur 
Frédéric- Guillaume  en  fit  l'expérience  aprè» 
la  bataille  de  Fehrbellin.  Les  paysans  tuèrent 
plus  de  Suédois  qu'il  n'y  en  eut  de  tués  dans 
le  combat.  Pour  moi  je  l'ai  vu  après  la  bataille 
de  Hohen  Friedberg,  où  les  habitans  des  mon- 
tagnes en  Silésie  nous  amenèrent  beaucoup 
de  fuyards  de  l'armée  autrichienne.  ' 

Quand  on  fait  la  guerre  dans  un  pays  neu- 
tre 5  l'avantage  paroît  être  égal  entre  les  deux 
partis:   il  s'agit  alors  de  voir  qui  des  deux 


DU  KOI   DE    PRUSSE.  ^gS 

saura  se  concilier^  l'amitié  et  la  confiance  des 
habitans.  Pour  y  parvenir ,  on  observera  la 
plus  exacte  discipline.  On  défendra  la  ma- 
raude et  tous  les  pillages ,  et  on  punira  ce 
crime  à  larigueur.  On  accuse  l'ennemi  d'avoir 
contre  le  pays  les  desseins  les  plus  pernicieux. 

Si  c'est  dans  un  pays  protestant,  comme 
la  Saxe ,  on  joue  le  rôle  de  protecteur  de 
la  religion  luthérienne  ,  et  on  chesche  à  ins- 
pirer le  fanatisme  au  petit  peuple  ,  dont  la 
simplicité  peut  être  facilement  trompée. 

Si  le  pays  est  catholique,  on  ne  parle  que 
de  tolérance  ,  on  prêche  la  modération  ,  on 
rejette  sur  les  prêtres  toute  la  faute  de  Tani- 
mosité  entre  les  sectes  chétiennes,  qui  mal- 
gré leurs  disputes  s'accordent  ensemble  sur 
les  principaux  articles  de  la  foi. 

Pour  ce  qui  regarde  les  partis  qu'on  veut 
détacher,  il  faut  se  régler  sur  la  protection 
des  habitans  du  pays.  Chez  vous  ,  vous  pour- 
rez tout  hasarder  ,  mais  dans  un  pays  neutre 
il  faut  être  plus  circonspect^- à  moins  qu'on 
ne  soit  assuré  de  l'inclination  de  tous  Iss  pay- 
sans ,  ou  de  la  plus  grande  partie. 

Dans  un  pays  ennemi ,  comme  la  Bohème 

et  la  Moravie,  il  ne  faut  jouer  qu'au  sûr,  et 
par  les  raisons  ci-mentionnées  ,  n'aventurer 

jamais  ses  partis.  Il  faut  faire  la  guerre  à  l'œil. 

T  3 


394         INSTRUCTION    MILITAIRE 

La  plupart  des  troupes  légères  seront  em- 
ployées alors  pour  escorter  les  convois.  Car 
il  ne  faut  pas  s'imaginer  de  gagner  jamais  l'af- 
fection de  ces  gens-là.  Il  n'y  a  que  les  hussi^ 
tes  dans  le  cercle  de  Kœnigingraetz,  dont  on 
pourroit  profiter.  Les  seigneurs  y  sont  des 
traîtres,  quoiqu'ils  fassent  semblant  d'être 
bien  intentionnés  pour  nous.  Il  en  est  de 
même  des  prêtres  ,  et  des  baillis.  Leur  in- 
térêt est  attaché  à  celui  de  la  maison  d'Au- 
triche ,  et  comme  cet  intérêt  n'est  pas  con- 
forme au  nôtre  ,  on  ne  peut  et  on  ne  doit 
jamais  se  fier  à  eux. 

Tout  ce  qui  vous  reste  encore  ,  c'est  le 
fanatismie  ,  lorsqu'on  peut  animer  une  nation 
parla  liberté  de  la  religion,  et  lui  insinuer 
adroitement  qu'elle  est  opprimée  par  les  prê- 
tres et  les  seigneurs.  Voilà  ce  qu'on  appelle 
remuer  le  ciel  et  l'enfer  pour  son  intérêt. 
.  Depuis  le  temps  que  ces  Mémoires  ont  été 
composés ,  l'Impératrice  Reine  a  considéra- 
blement augmenté  les  impôts  en  Bohème  , 
et  en  Moravie  ;  on  pourroit  profiter  de  cette 
particularité,  pour  se  concilier  l'affection 
de  ses  sujets ,  surtout  si  on  les  flattoit  de  les 
traiter  avec  plus  de  douceur  j  au  cas  qu'on 
fît  la  conquête  du  pays. 


/ 


DU     il  01     DE    PRUSSE.  .^()5 

ARTICLE    XV. 

De  toutes  les  Marches  quune  armée  peut  faire. 


U) 


V 


NE  armée  se  met  en  mouvement ,  ou  pour 
faire  des  progrès  dans  le  pays  ennemi  ,  ou 
pour  occuper  un  camp  avantageux,  ou  pour 
aller  joindre  un  secours,  ou  pour  donner 
bataille,  ou  pour  se  retirer  de  devant  l'en- 
nemi. 

La  première  règle  est,  qu'après  avoir  as- 
suré le  camp  ,  on  fasse  reconnoître  tous  les 
chemins  qui  en  sortent ,  et  tous  les  environs, 
pour  être  en  état  de  faire  les  dispositions  né- 
cessaires ,  selon  les  différens  événemens  qui 
peuvent  arriver. 

Dans  ce  dessein  on  enverra  sous  plusieurs 
prétextes  de  gros  détachemens  ,  accompa- 
gnés de  quelques  ingénieurs,  et  quartiers-maî- 
tres ,  qui  se  porteront  dans  tous  les  endroits 
praticables  pour  des  troupes.  Ils  lèveront  la 
situation  du  pays,  etreconnoîtront  les  che- 
mins par  où  on  peut  marcher.  Ils  se  feront 
suivre  par  des  chasseurs ,  qui  se  noteront  les 
chemins  ,  pour  pouvoir  mener  les  colonnes, 
en  cas  qpè  le  général  y  marche. 

A  leur  retour,  lesdits  officiers  feront  leur 
rapport  de  la  situation  du  camp  ,  des  che- 

T4 


Q96       INSTRUCTION     MILITAIRE 

niins  qui  y  mènent  ,  de  la  qualité  du  terrain, 
des  bois  ,  des  montagnes  ou  des  rivières  qui 
s'y  trouvent.  Le  général  s'étant  informé  de 
toutes  ces  particularités ,  fera  ensuite  sa  dis- 
position. Lorsqu'on  n'est  pas  campé  trop 
près  de  l'ennemi ,  elle  se  fait  comme  il  suit. 
PU  I»  Je  suppose  qu'il  y  ait  quatre  chemins  qui 
conduisent  au  camp.  L'avant-garde  partira 
ce  soir  à  huit  heures  aux  ordres  de  M^  N.  N. 
Elle  sera  composée  de  six  bataillons  de  gre- 
nadiers 5  d'un  régiment  d'infanterie,  de  deux 
régimens  de  dragons,  chacun  de  cinq  esca- 
drons *  et  de  deux  régimens  de  housards. 
Tous  les  campemens  de  l'armée  suivront  cette 
avant-garde,  qui  ne  prendra  avec  elle  que  les 
tentes ,  laissant  ses  gros  équipages  à  l'armée. 
Ces  troupes  marcheront  quatre  lieues  en 
avant,  etoccuperont  le  défilé ,  la  rivière,  la 
hîiuteur ,  la  ville  ,  le  village  etc.  dont  il  est 
question,  et  y  attendront  l'arrivée  del'arméej 
alors  elles  entreront  dans  le  nouveau  camp 
qui  aura  été  marqué. 
Pi.  Hv  L'armée  suivra  demain  matin  l'avant-garde, 
marchant  sur  quatre  colonnes;  les  gardes  qui 
ont  été  postées  dans  les  villages  ,  rentreront 
dans  leurs  régimens.  La  cavalerie  des  deux 
lignes  de  l'aile  droite ,  marchant  par  sa  droite, 
formera  la  première  colonne  :  l'infanterie  des 


I 


TiU    ^01    T)  E     P  K  U  S  S  E.  297 

deux  lignes  de  l'aile  droite  ,  marchant  par  sa 
droite  ,  formera  la  seconde  colonne  :  l'infan- 
terie des  deux  lignes  de  l'aile  gauche  filera 
par  sa  droite  ,  et  fera  la  troisième  colonne  : 
et  la  cavalerie  de  l'aile  gauche,  filant  par  sa 
droite  ,    formera  la  quatrième  colonne. 

Les  régimens  d'infanterie  N.N.  de  la  seconde  PI*  II» 
ligne,  et  les  trois  régimens  de  housards  ,  aux 
ordres  du  Général  N.  N.,  escorteront  les  équi- 
pages ,  qui  marcheront  à  la  queue  des  deux 
colonnes  d'infanterie.  Il  sera  commandé  qua- 
tre aide-msjors  ,  qui  auront  soin  que  les  cha- 
riots se  suivent  en  ordre  ,  et  aussi  serrés  qu'il 
«era  possible. 

Le  général  qui  commandera  l'arrière-garde 
avertira  de  bonne  heure  le  chef,  en  cas  qu'il 
ait  besoin  de  secours. 

Les  quatre  colonnes  seront  conduites  par 
les  chasseurs  qui  auront  reconnu  les  chemins. 

A  la  tête  de  chaque  colonne  marchera  un 
détachement  de  charpentiers ,  et  de  chariots 
chargés  de  poutres,  de  solives,  et  de  plan- 
ches, pour  faire  des  ponts  sur  les  petites 
rivières. 

Les  colonnes  s'observeront  dans  leur 
marche,  afin  que  les  têtes  se  nedevancentpas. 

Les  généraux  auront  attention  que  les 
bataillons  marchent  serrés  ,  et  se  suivent  sans 

T  5 


tSgS      INSTRUCTION    MILITAIRE 

laisser  d'intervalles.  Les  officiers  commandant 
les  divisions  garderont  bien  leurs  distances. 

Quand  on  passera  un  défilé ,  les  têtes  mar- 
cheront doucement,  ou  s'arrêteront,  pour 
donner  le  temps  à  la  queue  de  reprendra 
les  distances. 

Voici  comment  on  fait  les  ordres  de 
marche. 

Lorsque  vous  passerez  des  défilés ,  des 
bois  ,  ou  des  montagnes  ,  vous  partagerez 
vos  colonnes  ;  toute  la  tête  sera  composée 
de  l'infanterie  ,  suivie  de  la  cavalerie ,  qui 
en  fermera  la  marche. 

S'il  y  a  une  plaine  au  centre ,  on  l'assi- 
gnera à  la  cavalerie  ;  et  l'infanterie,  formant 
les  colonnes  sur  les  deux  extrémités  ,  tra- 
versera le  bois.  Mais  cela  ne  s'entend  que 
d'une  marche  qui  ne  se  fait  pas  trop  près  de 
l'ennemi;  car  alors  on  se  contentera  de  mettre 
quelques  bataillons  de  grenadiers  à  chaque 
tête  de  colonne  de  cavalerie  ,  pour  ne  pas 
rompre  tout  l'ordre  de  bataille. 

Si  vous  voulez  faire  arriver  heureusement 
un  secours,  le  moyen  le  plus  sûr  est  démar- 
cher à  sa  rencontre  par  un  terrain  difficile  ^ 
et  de  vous  retirer  de  devant  l'ennemi ,  pour 
éviter  le  combat.    Par  la  supériorité  que  Y  on 


DU    ROr    DE    PRUSSE.  2g9 

gagne  par  l'arrivée  du  secours ,  on  recouvrera 
bientôt  le  terrain  qu'on  n'a  fait  que  lui 
prêter. 

Quand  on  est  obligé  de  faire  des  marches 
parallèles  à  celles  de  l'ennemi ,  il  faut  que 
cela  se  fasse ,  ou  par  la  droite  ,  ou  par  la 
gauche  ,  en  deux  lignes  ,  dont  chacune  for- 
mera une  colonne ,  précédées  d'une  avant- 
garde.  Du  reste  on  observera  les  mêmes 
règles,  que  je  viens  de  donner. 

Toutes  les  marches  que  nous  fîmes  de 
Frankenberg  à  Hohen  Friedberg  ,  étoient 
dirigées  comme  cela.  On  y  marcha  par  la 
droite. 

Je  préfère  ces  dispositions  à  toutes  les  au- 
tres ;  car  l'armée  est  formée  en  bataille  par 
un  à  droite  ou  un  à  gauche  ,  qui  est  la  mé- 
thode la  plus  prompte  pour  se  remettre.  Je 
m'en  servirois  toujours  ,  si  j'avois  le  choix 
d'attaquer  l'ennemi  ;  j'en  ai  perdu  l'avan- 
tage à  Hohen  Friedberg  et  à  Sorr.  Dans  ces 
sortes  de  marches ,  il  faut  bien  se  garder  de 
prêter  le  flanc  à  l'ennemi. 

Lorsque  l'ennemi  se  met  en  marche  pour 
engager  une  affaire  ,  vous  vous  débarrasserez 
de  vos  équipages  ,  et  les  enverrez  sous  une 
escorte  dans  une  des  villes  les  plus  à  portée. 
Vous   formerez  alors  une  avant-garde  5  que 


3oo        INSTRUCTiÔN"    MILITAIKS 

VOUS  pousserez  à  une  petite  demi -lieue  tri 
avant. 

L'armée  marchant  de  front  à  l'ennemi ,' 
il  faut  non-seulement  que  les  colonnes  ne  se 
devancent  pas  ,  mais  qu'en  approchant  du 
champ  de  bataille  elles  s'étendent  de  façon 
que  les  troupes  n'ayent  ni  plus  ni  moins  de 
terrain  ,  qu'elles  n'occupent  quand  elles  sont 
formées.  C'est  une  chose  très-difficile;  ordi- 
nairement quelques  bataillons  n'ont  pas  asse? 
de  terrain  y  d'autres  fois  les  généraux  ert 
donnent  trop. 

La  marche  qui  se  fait  par  lignes,  n'a  aucun 
inconvénient;  c'estpour  cela  que  je  l'ai  choisie. 
Comme  la  meilleure. 

Les  marches  qu'on  fait  pour  combattre  , 
demandent  beaucoup  de  précautions  ,  et  un 
général  a  raison  d'être  sur  ses  gardes.  Il  faut 
qu'il  reconnoisse  le  terrain  de  distance  en 
distance  ,  mais  sans  s'exposer,  ahnqu'ilait 
plusieurs  positions  en  tête,  dont  il  pourra 
se  servir  en  cas  que  l'ennemi  vienne  l'at- 
taquer. 

Pour  reconnoître  un  terrain  ,  on  se  sert 
des  clochers  ,  ou  des  hauteurs.  On  ouvre 
le  chemin,  pour  y  aller,  par  des  troupes 
légères,  qu'on  détache  de  l' avant-garde. 


BU     ROI     DE     PRUSSE.  3ol 

Les  retraites  ordinaires  se  font  de  la  ma- 
nière suivante.  Un  ou  deux  jours  avant  que 
de  partir,  on  se  débarrassera  de  ses  équipages, 
et  on  les  renverra  sous  une  bonne  escorte. 

On  réglera  alors  les  colonnes  sur  le  nom- 
bre des  chemins  qu'on  peut  prendre,  et  la 
marche  des  troupes  selon  l'espèce  du  terrain. 
Si  c'est  une  plaine  ,  la  cavalerie  fera  l'avant- 
garde  ;  si  c'est  un  pays  coupé  ,  on  en  char- 
gera l'infanterie.  Si  c'est  un  pays  de  plaine,  pijn 
l'armée  marchera  sur  quatre  colonnes. 

L'infanterie  de  la  seconde  ligne  de  l'aile 
droite  ,  filant  par  sa  droite ,  et  suivie  de  la 
seconde  ligne   de  la  cavalerie  de  cette  aile,  > 

formera  la  quatrième  colonne.  L'infanterie 
de  la  première  ligne  de  l'aile  droite,  filant 
par  sa  droite,  sera  suivie  de  la  première  ligne 
de  cavalerie  de  cette  aile,  et  formera  la  troi- 
sième colonne. 

L'infanterie  de  la  seconde  ligne  de  l'aile 
gauche  ,  suivie  de  la  cavalerie  de  la  même 
ligne ,  formera  la  seconde  colonne. 

L'infanterie  de  la  première  ligne  de  l'aile 
gauche  sera  suivie  de  la  cavalerie  de  la  même 
ligne, et  formera  avec  elle  la  première  colonne. 

De  cette  manière  toute  la  cavalerie  fera 
l'arrière-garde  ,  que  vous  ferez  par  préau- 
tion  jputenir  par  des  housards  de  l'armée. 


302         INSTRUCTION    MILITAIRE: 
* 

Si  VOUS  avez  à  passer  des  défilés  dans  votre 
retraite  ,  il  faudra  les  faire  occuper  la  veille 
de  votre  départ  par  de  l'infanterie  ;  et  la 
placer  de  façon  qu'elle  déborde  les  troupes 
I  qui  dans  leur  retraite  passeront  le  défilé  , 
de  sorte  que  le  chemin  du  défilé  reste  libre. 

Supposons  que  l'armée  marche  sur  deux 
colonnes  :  la  cavalerie  de  la  droite  filera  par 
sa  gauche  ;  la  seconde  ligne  partira  la  pre- 
mière ,  et  aura  la  tête  de  la  seconde  colonne  ; 
l'infanterie  de  la  seconde  ligne  ,  suivie  de 
la  première  ,  se  mettra  à  la  queue  de  cette 
cavalerie  ,   et  la  suivra. 

La  cavalerie  de  l'aile  gauche  filera  par  sa 
gauche:  la  seconde  ligne  partant  la  première, 
aura  la  tête  de  la  première  colonne.  Elle 
sera  jointe  par  l'infanterie  de  l'aile  gauche, 
dont  la  seconde  ligne  précédera  la  marche 
de  la  première.  C'est  ce  qui  formera  la  pre-^ 
niière  colonne. 

Six  bataillons  de  la  queue  de  la  première 
ligne,  soutenus  de  dix  escadrons  de  housards, 
feront  l'arrière-garde.  Ces  six  bataillons  se 
mettront  en  bataille  en  avant  du  défilé  sur 
PU  ÏV*  deux  lignes  ,  en  échiquier  ,  comme  la  PI.  IV. 
le  fait  voir.  * 

-    Pendant  que  l'armée  passera  le  défilé,   il 
faut   que  les  troupes  postées  en  avant  Aé^ 


DU    ROI    DE    PRUSSE.  3o5 

bordent  celles  qui  sont  encore  en  deçà  du 
défilé  5  pour  les  protéger  par  leur  feu. 

Quand  toute  l'armé  sera  passée ,  la  pre- 
mière ligne  de  l'avant-garde  passera  par  les 
intervalles  de  la  seconde,  et  se  jetera  dans 
le  défilé  ;  celle-ci  étant  partie ,  la  seconde 
fera  la  même  manoeuvre  ,  à  la  faveur  du  feu 
de  ceux  qui  seront  postés  de  l'autre  côté  , 
et  qui  suivront  les  derniers,  pour  fairè^l'ar- 
riére-garde. 

De  toutes  les  manoeuvres  la  plus  difficile 
est  de  passer  dans  sa  retraite  une  rivière  en. 
présence  de  l'ennemi.  Je  ne  saurois  citer  à 
ce  sujet  un  meilleur  exemple  que  la  retraite 
que  nous  fîmes  l'an  1744  en  repassant  l'Elbe 
à  Kolin. 

Mais  ne  trouvant  pas  toujours  des  villes 
dans  ces  sortes  d'endroits,  je  suppose  qu'on 
n'ait  que  deux  ponts.  En  ce  cas  il  faudra 
faire  travailler  à  un  bon  retranchement ,  qui 
enveloppera  les  deux  ponts ,  et  faire  une 
petite  coupure  à  la  tête   de  chaque  pont. 

Cela  étant  fait,   on  envoie  des  troupes  et pi^  y^ 
beaucoup  de  canons    de    l'autre  côté   de  la 
rivière,  et  on  les  place  sur  le  bord.  Il  en  faut 
choisir   un  qui  soit  un  peu  élevé,   mais  pas 
trop  roide,  pour  commander  le  bord  opposé. 


3oi.  INSTRUCTION     INI  IL  IT  AIRE 

Alors  on  garnira  d'infanterie  le  grand  retran- 
chement. Après  cette  disposition,  on  fera 
passer  l'infanterie  la  première  ;  la  cavalerie, 
formant  l'arrière-garde ,  se  retirera  en  échi-- 
quier  par  le  retranchement. 

Ouand  tout  sera  passé  ,  on  bordera  les 
deux  petites  têtes  de  pont  avec  de  l'infan- 
terie 5  et  celle  qui  est  dans  le  retranchement, 
le  quittera  pour  se  retirer. 

Si  l'envie  prend  à  l'ennemi  de  la  pour- 
suivre,  il  sera  exposé  au  feu  des  deux  têtes 
de  pont,  et  des  troupes  placées  de  l'autre 
côté  de  la  rivière. 

L'infanterie  qui  étoit  postée  dans  le  re- 
tranchement ayant  passé  la  rivière  ,  on  fera 
rompre  le  pont;  et  les  troupes  placées  dans 
les  têtes  de  pont  la  traverseront  sur  des  ba- 
teaux, sous  la  protection  des  troupes  qui 
ont  été  placées  à  l'autre  bord,  et  qui  s'en 
approcheront  pour  mieux  les  soutenir. 

Lorsque  les  pontons  auront  été  chargés 
sur  les  chariots  ,  les  dernières  troupes  se 
mettront  en  marche. 

On  peut  aussi  faire  des  fougasses  aux  an- 
gles des  retranchemens.  Les  derniers  grena- 
diers ,  dans  le  moment  qu'ils  passeront  I4 
rivière  ,  y  mettront  le  feu. 

ARTICLE 


DU    ROI    DE     PRUSSE.  3o5 

ARTICLE    X  V  L 

Quelles  précautions  on  prendra  dans  une  R^' 
traite  contre  les  housards  et  les pandours. 


L 


lES  housards  et  les  pandours  ne  sont  re- 
doutables qu'à  ceux  qui  ne  les  connoissent 
pas.  Ils  ne  sont  braves  que  quand  l'espoir 
du  butin  les  anime  ,  ou  lorsqu'ils  peuvent 
nuire  sans  s'exposer.  Ils  exercent  la  première 
espèce  de  bravoure  contre  les  convois  ,  et 
les  équipages  ;  et  l'autre  contre  les  corps, 
qui  sont  forcés  de  se  retirer,  qu'ils  viennent 
alors  harceler  dans  leur,  retraite. 

Nos  troupes  n'ont  aucun  affront  à  craindre 

*eux  ;    mais   comme    leur  manière  d'escar- 

moucher  retarde  une  marche ,   et  qu'ils  ne 

laissent  pas  de  tuer  quelques  hommes  ,   qu'on 

perd    fort    mal   à   propos  ,    j'indiquerai   la 

manière   que  je   crois  la  meilleure  pour  se 

f  tirer  d'affaire  avec  eux. 

Quand  on  fait  sa  retraite  par  des  plaines, 
)n  chasse  les  housards  par  quelques  volées 
[de  canon  ;  et  les  pandours  par  des  housards 
€t  des  dragons ,  qu'ils  craignent  beaucoup. 
As  retraites  les  plus  difficiles ,  où  les  pan- 
idours  peuvent  faire  le  plus  grand  dommage^ 
lont  celles  où  il  faut  passer  des  bois  5  des  dé- 
Oeuv^deFr.IL   T.  IIL  V 


3o6        INSTRUCTION     MILITAIRE 

filés  et  des  montagnes.  On  ne  peut  presque 
éviter  alors  de  perdre  du  monde. 

Dans  ce  cas  il  faut  que  votre  avant-garde 
occupe  les  hauteurs  ,  faisant  face  à  Tennemi. 
Vous  détacherez  en  même  temps  des  troupes 
sur  les  flancs  de  la  marche ,  qui  en  côtoyant 
l'armée  5  se  tiendront  toujours  sur  les  hau- 
teurs, ou  dans  le  bois.  Vous  aurez  quelques 
escadrons  à  portée  ,  pour  vous  en  servir 
quand  le  terrain  le  permettra. 

îi  ne  faut  jamais  faire  de  haltes  dans  ces 
sortes  d'occasions,  mais  poursuivre  toujours 
sa  marche;  car  de  s'arrêter,  est  ce  qui  s'ap- 
pelle sacrifier  du.  monde  mal  à  propos. 

Les  pandours  se  jettent  à  terre  et  tirent  ; 
on  ne  voit  pas  d'où  partent  les  coups;  et 
quand  la  marche  de  l'armée  oblige  l'arrière- 
garde  et  les  pelotons  détachés  de  la  suivre, 
et  de  quitter  les  hauteurs ,  alors  ils  s'en 
emparent  ,  et  étant  à  couvert ,  ils  fusillent 
ceux  qui  se  retirent.  Ni  le  feu  de  mousque- 
terie  ,  ni  le  Canon  chargé  à  cartouches  ,  ne 
peut  leur  faire  grand  mal,  étant  éparpillés, 
et  cachés  derrière  les  hauteurs  ou  les  arbres. 
-  J'ai  fait  deux  retraites  semblables  l'année 
1745  ;  l'une  par  la  vallée  de  Liebenthal ,  en 
marchant  à  Staudenitz  ;  et  l'autre  de  Trau- 
tenau  à  Schazlar,   Malgré  toutes  les  précau- 


DU     ROI     DE     PRUSSE,  So^ 

lions  imaginables  ,  nous  perdîmes  à  la  pre- 
mière soixante  hommes  tués  ou  blessés  ,  e^ 
plus   de  deux  cents  à  la  seconde. 

Quand  on  se  retire  par  des  chemins  diffi- 
ciles ,  il  faut  faire  de  petites  marches,  pour 
pouvoir  prendre  des  précautions  plus  promp- 
tes et  plus  sages.  La  plus  grande  marche  ne 
doit  être  que  de  deux  lieues  ,  ou  d'un  mille 
d'Allemagne  j  et  comme  alors  on  n'est  pas 
pressé  5  on  peut  quelquefois  forcer  les  pan- 
dours  5  particulièrement  quand  ils  ont  eu 
l'imprudence  de  se  fourrer  dans  de  petits 
bois  qu'on  peut  tourner. 

ARTICLE   XVn. 

JJe  quelle  manière  les  Troupes  légères  prus- 
siennes combattront  contre  les  housards  et 
les  pandours. 


N 


OTRE  manière  de  forcer  un  poste  quele* 
troupes  légères  des  ennemis  occupent ,  est 
de  le  brusquer  ,  parce  que  leur  façon  de 
combattre  étant  de  se  débander,  elles  ne 
peuvent  tenir  contre  des  troupes  régulières. 
Il  ne  faut  pas  les  marchander.  On  ne  fait  que 
détacher  quelques  troupes  pour  couvrir  les 
flancs  du  corps  qui  marche  à  elles ,   et  pourvu 

V  5 


3oS       INiSTRUCTION     MILITAIRE 

qu'on  les  attaque  brusquement ,    on  les  en 
chasse. 

Nos  dragons  et  housards  les  attaquent  ser- 
rés et  le  sabre  à  la  main.  Ils  ne  peuvent  sou- 
tenir ces  sortes  d'attaques  f  aussi  les  a-t-on 
toujours  battus  ,  sans  se  soucier  du  nombre^ 
quelque  supérieur  qu'il  fût. 

ARTICLE    XVIIL 

Par  quels  Mouvemens  on  peut  forcer  fenneini 
d'en  faire  aussi. 


s 


I  l'on  croit  qu'il  suffise  de  faire  des  mouve- 
mens  avec  une  armée  pour  obliger  l'ennemi 
d'en  faire  aussi  ^  on  se  trompe  beaucoup. 
Ce  n'est  pas  le  mouvement  seul  qui  l'y  for- 
cera, mais  la  manière  dont  il  sera  fait.  Des 
mouvemens  spécieux  ne  feront  pas  prendre 
le  change  à  un  ennemi  savant;  il  faut  prendre 
des  positions  solides,  qui  l'engagent  à  faire 
des  réflexions  ,  et  le  réduisent  à  la  nécessité 
de  décamper. 

C'est  pourquoi  il  faut  connoître  le  pays  , 
le  général  avec  lequel  on  a  à  faire  ,  les  places 
où  il  a  ses  magasins  ,  les  villes  qui  lui  sont 
les  plus  commodes  5  et  celles  d'où  il  fait 
venir  ses  fouyrages.    Il  faut  bien  combiner 


13U    ROI     DE     PRUSSE.  Sog 

tontes  ces  choses ,  former  un  projet ,  et  le 
bien  digérer  après. 

Celui  des  deux  généraux  qui  aura  le  plus 
de  ressources  dans  l'imagination  ,  et  qui 
tentera  le  plus  souvent  sur  son  ennemi  , 
remportera  à  la  longue  des  avantages  sur  le 
rival  de  sa  gloire. 

Celui  qui  ,  à  l'entrée  d'une  campagne  , 
assemblera  le  premier  ses  troupes  y  et  mar- 
chera en  avant  pour  attaquer  une  ville ,  ou 
pour  occuper  un  poste,  obligera  toujours 
l'autre  de  se  régler  sur  ses  mouvemens ,  et 
de  se  tenir  sur  la  défensive. 

Si  vous  voulez  pendant  la  campagne  forcer 
votre  ennemi  de  décamper ,  il  en  faut  avoir 
des  raisons  suffisantes ,  soit  que  vous  vous 
proposiez  de  prendre  une  ville  à  portée  de 
laquelle  il  est  campé  ,  soit  que  vous  vouliez 
le  rejeter  dans  un  pays  stérile  où  il  ne  pourra 
vivre  qu'avec  peine  ,  soit  enfin  que  vous 
vous  flattiez  d'engager  une  affaire  qui  pourra 
vous  donner  des  avantages  considérables.  Si 
vous  avez  de  semblables  raisons ,  vous  tra- 
vaillerez à  en  former  le  projet  ;  mai»  en  le 
faisant,  vous  examinerez  avec  attention  si 
les  marches  que  vous  ferez  ,  et  les  camps  que 
vous  ocouperez ,  ne  vous  mettront  pas  dans 
un  plus  grand  embarras  que  celui  où  il  sera 

V  3 


3lO        INSTRUCTION     MILITAIRE 

lui-même  -,  comme  ,  par  exemple  ,  en  vous 
éloignant  d'une  place  mal  fortifiée  où  vous 
avez  votre  dépôt,  et  q,ue  les  troupes  légères 
peuvent  emporter  d'emblée  en  votre  absence  f 
ou  en  prenant  une  position  dans  laquelle 
vous  pourriez  être  coupé  de  votre  pays  , 
et  de  vos  places  ;  ou  bien  en  venant  occu- 
per un  pays  que  vous  serez  obligé  d'aban- 
donner bientôt  après  ,   faute  de  subsistances. 

Après  avoir  réfléchi  mûrement  sur  tous 
ces  objets,  et  calculé  la  possibilité  des  en- 
treprises que  l'ennerrii  pourroit  faire  ,  vous 
formerez  le  projet  ,  soit  de  venir  vous  cam- 
per sur  un  de  ses  flancs  ,  soit  de  vous  ap- 
procher de  la  province  d'où  il  tire  ses  sub- 
sistances 5  soit  de  le  couper  de  sa  capitale  , 
soit  de  menacer  ses  dépôts  ,  soit  enfin  de 
prendre  des  positions  par  lesquelles  vous  lui 
retrancherez  les  vivres. 

Pour  en  donner  un  exemple  qui  est  connu 
de  la  plus  grande  partie  de  mes  officiers, 
je  formerai  le  plan  sur  lequel  nous  aurions 
dû  espérer  d'obli2;er  le  prince  Charles  de 
Lorraine  à  abandonner  Koenigingraetz  et 
Pardubitz   en  1745. 

En  partant  du  camp  de  Dubletz ,  nous 
aurions  dû  prendre  à  gauche  ,  côtoyer  le 
comté  de  Glatz  et  marcher  sur  Hohenmauth* 


DU     HOI     DE     PRUSSE.  3lt 

Par  cette  manoeuvre  n^is  aurions  forcé  les 
Autrichiens  ,  qui  avoient  leur  magasin  à 
Teutschbrod,  et  qui  tiroient  la  plus  grande 
partie  de  leurs  vivres  de  la  Moravie  ,  de 
marcher  à  Landscron  ,  et  de  nous  abandon- 
ner Koenigingraetz  et  Pardubitz.  Les  Saxons, 
coupés  alors  de  leur  pays  ,  auroient  été 
contraints  de  se  séparer  des  Autrichiens  ^ 
pour  couvrir  leur  pays. 

Mais  ce  qui  m'empêcha  alors  de  faire  ce 
mouvement ,  fut  qu'en  gagnant  même  Koe- 
nigingraetz je  n'aurois  rien  gagné ,  puisque 
j'aurois  été  obligé  de  faire  des  détachemens, 
pour  renforcer  le  Prince  d'Anhalt ,  si  les 
Saxons  étoient  retournés  chez  eux.  Outre 
cela  les  magasins  de  Glatz  n'étoient  pas  suf- 
fisans  pour  me  faire  subsister  toute  la  cam- 
pagne. 

Les  diversions  que  l'on  fait  en  détachant 
des  troupes ,  obligent  encore  l'ennemi  de 
décamper.  Généralement  toutes  les  entre- 
prises auxc[uelles  l'ennemi  n'a  pas  été  pré- 
paré 5  le  dérangent,  et  le  forcent  à  quitter 
sa  position.  ^ 

De  cette  espèce  sont  les  passages  des  mon- 
tagnes que  l'ennemi  croit  impraticables  ,  et 
que  l'on  peut  presque  toutes  passer  :  et  aussi 

V    4: 


3l2  INSTRUCTION     MILITAIRE 

les  passages  des  rivières  qui  se  font  sans  que 
l'ennemi  s'en  soit  aperçu. 

On  n'a  qu'à  lire  la  campagne  du  Prince 
Eugène  de  l'année  1701.  On  sait  assez  dans 
quel  désordre  se  trouva  l'armée  françoise , 
quand  le  Prince  Charles  de  Lorraine  la  sur- 
prit l'an  1744  en  passant  le  Rhin. 

Je  finirai  en  disant  que  l'exécution  de  ces 
sortes  d'entreprises  doittoujours  répondre  au 
projet  5  et  que  tant  qu'un  général  fera  des 
dispositions  sages  et  fondées  sur  des  maxi- 
mes solides  ,  il  forcera  toujours  son  ennemi 
de  se  tenir  sur  la  défensive ,  et  de  se  régler 
sur  lui. 

ARTICLE    XIX. 

Des  Passages  des  Rivières. 


L 


«A  force  est  inutile  lorsque  l'ennemi  sera 
de  l'autre  coté  d'une  rivière  que  vous  aurez 
intention  de  passer;  il  faut  avoir  recours  à 
la  ruse.  On  n'a  qu'à  imiter  le  passage  du 
Rhin  de  César;  celui  du  Pô  du  Prince  Eugène; 
ou  celui  du«  Rhin  du  Prince  Charles  de  Lor- 
raine ,  s'il  s'agit  de  passer  une  grosse  rivière. 

Ces  généraux  firent  des  détachemens.  Pour 
en  imposer  à  l'ennemi ,   et  pour  lui  cacher 


DU    ROI    DE    PRUSSE.  3l3 

Tendroit  qu'ils  avoient  choisi  pour  leur  pas- 
sage. Ils  firent  des  préparatifs  pour  la  cons- 
truction des  ponts  dans  des  lieux  où  ils 
n'avoient  pas  intention  de  passer;  en  atten- 
dant que  le  gros  de  leur  armée  fit  une  marche 
de  nuit ,  pour  s'éloigner  de  l'ennemi ,  et 
gagner  le  temps  de  passer  la  rivière,  avant 
que  les  troupes  destinés  à  défendre  le  pas- 
sage eussent  pu  se  mettre  en  devoir  de  les 
en  empêcher. 

On  choisit  ordinairement  pour  le  passage 
des  rivières  les  endroits  où  il  y  a  de  petites 
îles,  ce  qui  en  facilite  l'opération.  On  aime 
aussi  à  rencontrer  de  l'autre  côté  de  la  rivière 
des  bois  ,  ou  d'autres  obstacles  ,  qui  em- 
pêchent Fennemi  de  vous  attaquer  avant  que 
vous  ayez  débouché. 

Il  faut  une  attention  très -particulière  et 
prendre  les  mesures  les  plus  justes  dans  ce» 
sortes  d'entreprises.  Il  est  nécessaire  que  les 
bateaux  ou  les  pontons ,  et  tout  autre  appa- 
reil ,  soient  au  rendez-vous  à  l'heure  mar- 
quée ,  et  que  chaque  pontonnier  ou  batelier 
soit  instruit  de  sa  besogne,   pour  éviter  le 

1' 

on  fait  passer  des  troupes  ,  pour  s'établir  de 
l'autre  côté  de  la  rivière. 

V  5 


désordre  ,    qui    se   met  ordinairement  dans 
les^xpéditions  de  nuit.  Tout  étant  arrangé. 


Sl4      INSTRUCTION     MILITAIHE 

Dans  tous  les  passages  des  rivières  il  faut 
toujours  avoir  attention  à  faire  retrancher 
les  deux  têtes  de  pont,  et  à  les  bien  garnir 
de  troupes.  On  fortifie  encore  les  îles  qui 
sont  dans  le  voisinage  ,  pour  soutenir  ces 
retranchemens ,  afin  que  dans  le  tems  que 
vous  faites  ces  opérations, l'ennemi  ne  vienne 
pas  prendre  ou  détruire  vos  ponts. 

Si  les  rivières  sont  étroites  ,  on  choisit 
pour  leur  passage  les  endroits  où  elles  font 
des  coudes  ,  et  où  le  bord  étant  plus  élevé 
domine  sur  celui  qui  lui  est  opposé.  On  y 
place  autant  de  canons  que  le  terrain  le  peut 
permettre  ,  et  on  le  garnit  de  troupes.  Sous 
cette  protection  on  construit  ses  ponts  ,  et 
comme  le  terrain  se  rétrécit  par  le  coude 
que  fait  la  rivière,  il  ne  faudra  avancer  que 
fort  peu ,  et  insensiblement  gagner  chemin 
à  mesure  que  les  troupes  passeront. 

S'il  y  a  des  gués ,  on  y  fait  des  rampes 
pour  que  la  cavalerie  y  puisse  passer. 

ARTICLE    XX. 

Comment  il  faut  défendre  le  Passage  des 
Rivières.  i^ 

JEN  n'est  plus  difficile,  pour  ne  pas  dire 
impossible  ,  que  de  défendre  le  passage  d'une 


X)  t7     KOr    DE     PRUSSE.  3l3 

rivière  ;  surtout  lorsque  le  front  d'attaque 
est  d'une  trop  grande  étendue.  Je  ne  me 
chargerois  jamais  d'une  telle  commission  ^ 
si  le  terrain  à  défendre  avoit  plus  de  huit 
milles  d'Allemagne  *)  de  front,  et  s'il  n'y 
avoit  pas  dans  cette  distance  une  ou  deux 
redoutes  établies  sur  le  bord  de  la  rivière. 
Il  faudroit  encore  qu'il  n'y  eût  aucun  endroit 
où  l'on  pût  passer  à  gué. 

Mais  supposé  que  toutes  les  choses  soient 
telles  que  je  viens  de  dire  ,  il  faudra  toujours 
du  temps  pour  faire  les  préparatifs  néces- 
saires contre  les  entreprises  de  l'ennemi.  La 
disposition  qu'on  auroit  à  faire  alors  ,  seroit 
à  peu  prés  celle-ci. 

On  fera  ramas ser  tous  les  bateaux  et  toutes 
les  barques  qui  se  trouveront  sur  la  ri- 
vière 5  et  on  les  fera  mener  aux  deux  re- 
doutes ,  pour  empêcher  que  l'ennemi  ne 
puisse  s'en  servir. 

Vous  reconnoîtrez  les  deux  bords  de  la 
rivière  ,  pour  marquer  les  endroits  à  la  faveur 
desquels  on  pourroit  la  passer  ,  et  vous  les 
ferez  démolir. 


0  L'original  dit  exprès  milles  {l'Allemagne  ;  on  l'a  suivi 
dans  la  traduction ,  quoique  le  mot  de  lieues  paroisse 
plus  applicable  ici  par  des  raisons  ci-dessous  marquées,. 


3l6        INSTRUCTION   MILITAIRE 

Vous  noterez  le  terrain  qui  pourroit  pro- 
téger le  passage  de  l'ennemi  ,  et  formerez 
des  projets  d'attaque  sur  la  situation  de  cha- 
que terrain. 

Vous  ferez  ouvrir  des  chemins  larges  pour 
plusieurs  colonnes ,  sur  tout  le  front  de  votre 
défense  le  long  de  la  rivière  ,  pour  pouvoir 
marcher  à  l'ennemi  commodément  et  sans 
embarras. 

Après  avoir  pris  toutes  ces  précautions ,' 
vous  ferez  camper  l'armée  au  centre  de  votre 
ligne  de  défense ,  de  sorte  que  vous  n'ayez 
que  quatre  milles  à  marcher  ,  pour  aller  à 
l'une  ou  l'autre  extrémité. 

Vous  ferez  seize  petits  détachemens  com- 
mandés par  des  officiers  de  housards  ou  de 
dragons  les  plus  actifs  et  les  plus  habiles  5 
dont  huit ,  aux  ordres  d'un  général,  auront 
le  front  d'attaque  de  la  droite,  et  huit,  aux 
ordres  d'un  autre  général,  auront  celui  de 
la  gauche. 

Ces  détachemens  seront  destinés  pour 
donner  avis  des  mouvemens  de  l'ennemi , 
et  de  l'endroit  où  il  tentera  le  passage. 

Pendant  le  jour  ils  placeront  des  gardes 
pour  découvrir  tout  ce  qui  se  passera,  et 
dans  la  nuit  ils  feront  d'un  quart  d'heure  à 
l'autre  des  patrouilles  près  de  la  rivière ,  et 


DU    ROI   DE    PRUSSE.  SlJ 

aie  se  retireront  que  que  quand  ils  auront 
clairement  vu  '*'•')  que  l'ennemi  ait  fait  un  pont, 
et  que  la  tête  ait  passé. 

Lesdits  généraux  et  les  commandans  des 
redoutes  enverront  quatre  fois  par  jour  leur 
rapport  au  chef  de  l'armée.  Il  faut  qu'il  y 
ait  des  relais  établis  entr'eux  et  l'armée , 
pour  que  les  rapports  arrivent  promptement, 
et  qu'on  soit  tout  de  suite  averti  lorsque 
l'ennemi  passera.  Comme  il  est  du  devoir 
du  général  de  s*y  porter  à  l'instant  même,  il 
aura  déjà  renvoyé  ses 'équipages  ,  pour  être 
prêt  à  tout  événement. 

Ces  différentes  dispositions  étant  faites 
d'avance  sur  chaque  terrain  ,   il  distribuera 

*)  Si  l'on  calcule  le  temps  qu'il  faut  pour  porter  au  général 
en  chef  la  nouvelle  du  passage  qu'on  suppose  qu'il  se 
fait  à  une  des  extrémités  de  l'étendue  du  front,  et  le 
temps  qu'il  faut  pour  y  faire  marcher  l'armée  j  on  verra 
par  cette  supputation  que  l'eiinemi  aura  assez  de  temps 
pour  passer  avec  toutes  ses  troupes,  avant  que  la  moitié 
de  l'armée,  qui  a  à  faire  une  marche  de  quatre  milles, 
en  partant  de  son  centre  ,  soit  arrivée  et  puisse  se  mettre 
en  devoir  de  lui  disputer  le  passage»  Car  quatre  milles 
sont  huit  lieues  de  chemin ,  et  toutes  les  troupes  du 
monde,  quelque  ingambes  et  lestes  qu'elles  soient,  ne 
pourront  les  faire  en  moins  de  temps;  particulièrement 
dans  la  nuit ,  comme  il  est  question  ici.  Pour  rendre 
cette  manoeuvre  possible,  il  faudroit  qu'il  n'y  eût  que 
huit  lieues  de  front  pour  toute  l'armée ,  au  lieu  des  huit 
nulles  d'Allemagne, 

t 


3l8        INSTRUCTION     MILITAIRE 

à  ses  généraux  celles  qui  regarderont  le& 
points  d'attaque.  Il  marchera  avec  toute  la 
célérité  possible  -,  l'infanterie  ayant  la  tête 
des  colonnes ,  parce  qu'il  faut  supposer  que 
rennemi  se  soit  retranché.  A  son  arrivée /il 
l'attaquera  vivement  sans  balancer.  C'e^t  de 
cette  manière  qu'il  pourra  se  promettre  le 
succès  le  plus  brillant. 

Les  passages  des  petites  rivières  sont  plus 
difficiles  à  s  défendre;  il  faut  rendre  les  gués 
impraticables  par  des  arbres  qu'on  y  jette. 
Mais  si  la  rive  du  Coté  de  l'ennemi  com- 
mande celle  où  vous  êtes  y  il  est  inutile  de 
faire  résistance. 

ARTICLE     XXL 

•  Des  Surprises  des    Villes, 

OUR  surprendre  une  ville  ,  il  faut  qu'elle 
soit  mal  gardée  et  peu  fortifiée  ;  encore  ne 
pourroit-on  la  surprendre  qu'en  hiver  et  pen- 
dant la  gelée  ,  si  elle  a  des  fossés  remplis 
d'eau. 

On  surprend  les  villes  avec  toute  une  ar- 
mée 5  comme  il  arriva  à  Prague  l'an  1741  ; 
ou  on  les  surprend  après  en  avoir  endormi 
la  garnison  par  un  blocus  qui  traîne  en  Ion- 


DU    ROI    DE     PRUSSE."  ^li) 

gueur  5  comme  le  Prince  Léopold  d'Anhak 
fit  à  Glogau.  On  les  surprend  encore  par 
des  détachemens  ,  comme  le  Prince  Eugène 
le  tenta  à  Crémone  j  ou  comme  ont  réussi 
les  Autrichiens  à  Cosel. 

La  régie  principale  ,  en  faisant  des  dis- 
positions pour  des  surprises,  est  de  bien 
connoître  les  fortifications  et  les  intérieurs 
de  la  place  ,  pour  diriger  son  attaque  sur  la 
situation  locale. 

La  surprise  de  Glogau  est  un  chef-d'oeuvre, 
.que  tous  ceux  qui  tenteront  des  surprises 
doivent  imiter.  Celle  de  Prague  ne  fut  pas 
si  extraordinaire  ,  puisque  la  garnison  ayant 
à  défendre  une  ville  d'une  vaste  étendue  ^ 
il  n'étoit  pas  étonnant  qu'on  l'emportât  par 
les  différentes  attaques  qu'on  y  fit.  Cosel  et 
Crémone  furent  surpris  par  trahison.  La 
première  le  fut  par  un  officier  de  la  garni- 
son 5  qui  ayant  déserté ,  donna  avis  aux 
Autrichiens  que  l'évacuation  du  fossé  n'étoit 
pas  achevée.  Ils  le  passèrent,  et  la  place  fut 
emportée. 

Si  on  veut  prendre  de  petites  places ,  on 
fait  petarder  les  portes.  On  envoie  en  même 
temps  des  détachemens  à  toutes  les  autres-, 
pour  empêcher  que  la  garnisin  ne  se  sauve.. 


320      INSTRUCTION     MILITAIRE 

Si  on  veut  y  employer  du  canon ,  il  faut  le 
placer  de  sorte  que  les  canonniers  ne  soient 
exposés  à  la  mousqueterie  ;  autrement  on 
risque  de  perdre  le  canon. 

ACTICLE    XXI I. 

Des  Combats  et  des  Batailles» 


I 


L  est  très-difficile  de  surprendre  les  Autri- 
chiens dans  leur  camp  ,  à  cause  du  nombre 
des  troupes  légères  dont  ils  sont  entourés. 

Si  deux  armées  se  tiennent  dans  le  voisi- 
nage l'une  de  l'autre  ,  l'affaire  sera  bientôt 
décidée  entr'elles ,  ou  il  faudroit  que  l'une 
des  deux  occupât  un  poste  inattaquable , 
qui  la  garantît  des  surprises  ;  de  façon  que 
ces  événemens  n'arrivent  que  très-rarement 
entre  des  armées  ;  entre  des  détachemens  y 
c'est  une  chose  très-ordinaire. 

Pour  surprendre  l'ennemi  dans  son  camp,"" 
il  faut  qu'il  ne  s'attende  jamais  à  pouvoir  être 
surpris  ,  et  qu'il  ait  une  confiance  entière^ 
ou  dans  la  supériorité  de  ses  troupes,  dans 
la  situation  avantageuse  de  son  poste  ,  ou 
dans  les  rapports  de  ses  émissaires,  ou  enfin 
dans  la  vigilance  de  ses  troupes  légères. 

Avant 


DU     ROI    DE    PRUSSE.  gQl 

Avant  que  de  former  aucun  projet  ^  il 
faut  commencer  par  bien  connoître  le  pays, 
et  la  position  de  l'ennemi. 

On  examinera  les  chemins  qui  mènent  au 
camp  5  et  on  formera  là-dessus  sa  disposition 
générale  ,  en  se  réglant  dans  tous  les  point* 
sur  la  connoissance  détaillée  de  toutes  choses. 

Vous  destinerez  les  chasseurs  les  plus  in- 
telligens  ,  et  les  plus  instruits  des  chemins, 
pour  conduire  les  colonnes. 

Ayez  grande  attention  à  cacher  votre  des- 
sein. Le  secret  est  l'ame  de  toutes  ces  en- 
treprises. 

Les  troupes  légères  précéderont  la  marche,^ 
sous  plusieurs  prétextes  ,  mais  en  effet  pour 
empêcher  qu'un  maudit  déserteur  n'aille 
vous  trahir.  Ces  housards  empêcheront  aussi 
que  les  patrouilles  ennemies  ne  s'approchent 
trop  près  et  ne  découvrent  les  mouvemeng 
que  vous  faites. 

Il  faut  que  vous   donniez   aux   généraux 

•qiû  sont   sous  vos  ordres  ,    une  instruction 

sur  tous  les  événemens  qui  pourront  arriver, 

afin  que  chacun  d'eux  sache  ce  qu'il  aura  a 

/aire  alors. 

Si  le  camp  de  l'ennemi  est  assis  dans  une 
plaine  ,    on  pourra  former  une  avant-garde 
de    dragons  ,    qui  joints    par    des  hou&ards 
Oeuv.deFr.IL  T.ÎIL  X 


3aç}      INSTRUCTION     MILITAIRE 

entreront  à  toute  bride  dans  le  camp  ennemi, 
pour  y  mettre  tout  en  désordre ,  et  faire 
main  basse  sur  tout  ce  c[ui  se  présentera  à 
eux. 

Ces  dragons  doivent  être  soutenus  de  toute 
l'armée  ;  l'infanterie  en  ayant  la  tête  ,  étant 
pirticulièrement  destinée  à  attaquer  les  ailes 
de  la  cavalerie  ennemie. 

L'attaque  de  l'avant-garde  commencera 
une  demi  heure  avant  la  pointe  du  jour  ; 
mais  il  faut  que  l'armée  n'en  soit  éloignée 
que  de  huit  cents  pas. 

Pendant  la  marche  on  gardera  un  profond 
silence  ;  et  on  défendra  au  soldat  de  fumer 
du  tabac. 

Lorsque  l'attaque  commencera  et  que  le 
jourparoîtra,  l'infanterie,  formée  sur  quatre 
:ou  six  colonnes  ,  marchera  tout  droit  au 
camp  5  pour  soutenir  son  avant-garde. 

On  ne  tirera  pas  avant  la  pointe  dujour, 

or  on  risqueroit  de  tuer  ses  propres  gens  j 

mais  aussitôt  qu'il  fera  jour  ,  il  faudra  tirer 

sur    les    endroits    où   l'avant-garde    n'a   pas 

percé  ;    particulièrement  sur  les   ailes  de  la 

cavalerie  ,  pour  obliger  les  cavaliers  ,  n'ayant 

pas   le    temps    de   seller  ni  de  brider  leurs 

chevaux  ,    de    s'en    aller  .    et   de  les   abaa-i 

donner, 


DUROIDEPRUSSE.  323 

On  poursuivra  l'ennemi  jusqu'au  delà  du 
camp  ,  et  on  lâchera  toute  la  cavalerie  après 
lui ,  pour  profiter  du  désordre  et  de-la  con- 
fusion où  il  sera. 

Si  l'ennemi  avoit  abandonné  ses  armes , 
il  faudroit  laisser  un  gros  détachement  pour 
la  garde  du  camp  ,  et  sans  s'amuser  à  piller, 
poursuivre  l'ennemi  avec  toute  la  chaleur 
possible;  d'autant  plus  qu'une  si  belle  occa- 
sion de  détruire  entièrement  une  armée ,  ne 
se  présentera  pas  si  tôt;  et  qu'on  sera  maître 
pendant  toute  la  campagne  de  faire  tout  ce 
qu'on  voudra. 

La  fortune  m'en  avoit  destiné  une  pareille 
avant  la  bataille  de  Molvvitz.  Car  nous  nous 
approchâmes  de  l'armée  du  Maréchal  de 
Neuperg ,  sans  rencontrer  personne ,  ses 
trouoes  étant  cantonnées  dans  trois  villages. 
Mais  je  n'avois  pas  dans  ce  temps-là  assez 
de  connoissances  pour  savoir  en  profiter. 

Ce  que  j'aurois  dû  faire  alors,  étoit  d'em- 
brasser le  village  de  Molwitzpar  deux  colon- 
nes 5  et  de  l'attaquer  après  l'avoir  enveloppé. 
En  même  temps  j'aurois  dû  détacher  des 
dragons  aux  deux  autres  villao;es  où  étoit  la 
cavalerie  autrichienne  ,  pour  la  mettre  en 
désordre.  L'infanterie  qui  les  eût  suivis , 
iiuroit  empêché  c<:tte  cavalerie  de  monter  à 


3q4      instruction  militaire 

cheval.  Je  suis  très-persuadé  que  leur  armée 
auroit  été  entièrement  défaite. 

J'ai  montré  ci-dessus  toutes  les  précau- 
tions que  nous  prenons  à  ce  sujet  dans  notre 
camp  ,  et  de  quelle  manière  nous  le  faisons 
garder  :  mais  en  supposant ,  que  malgré  tou- 
tes les  précautions  l'ennemi  puisse  s'appro- 
cher de  l'armée,  je  donnerois  le  conseil  de 
mettre  en  toute  diligence  les  troupes  en  ba- 
taille sur  le  terrain  qui  leur  sera  marqué  , 
d'ordonner  à  la  cavalerie  de  tenir  ferme  à 
ses  postes  ,  et  de  faire  son  feu  de  peloton 
jusqu'à  l'arrivée  du  jour,  Alors  les  généraux 
examineront  s'il  faut  avancer  ,  si  la  cavalerie 
a  été  victorieuse  ,  si  elle  a  été  repoussée  , 
et   ce  qu'il  y  aura  à  faire. 

En  de  pareilles  occasions  il  faut  que  cha- 
que général  sache  prendre  son  parti  ,  et 
agir  par  lui-même  ,  sans  attendre  pour  cela 
les  ordres  du  crénéral  en  chef. 

o 

Pour  moi  je  n'attaquerai  jamais  dans  la 
nuit  5  parce  que  l'obscurité  cause  bien  des 
désordres  ,  et  que  la  plupart  des  soldats  ne 
font  leur  devoir  que  sous  les  yeux  de  leurs 
officiers  5  et  quand  ils  ont  à  craindre  la  pu- 
nition. 

Charles  Xîï  attaqua  l'année  1 7 15  le  Prince 
d'Anhait  dans  la  nuit  ,  lorsqu'il  ne  venoi^ 


DU     1^01     DE     PRUSSE.  3q5 

que  de  débarquer  dans  l'île  de  Rugeh.  Le 
Roi  de  Suède  avoit  raison  de  le  faire ,  parce 
qu'il  vouloit  cacher  le  petit  nombre  de  ses 
troupes  5  dont  on  se  seroit  aperçu  s'il  avoit 
fait  jour.  Il  n'avoit  que  quatre  mille  hommes, 
avec  lesquels  il  en  vint  attaquer  vingt  mille. 
Il  fut  battu. 

Un  axiome  de  la  guerre  est  d'assurer  ses 
derrières  et  ses  flancs  ,  et  de  tourner  ceux 
de  l'ennemi  ;  ce  qui  se  fait,  de  différentes 
manières  ,  qui  partent  toutes  d'un  même 
principe. 

Quand  vous  serez  obligé  d'attaquer  un 
ennemi  retranché  ,  il  faut  le  faire  tout  de 
suite  ,  sans  lui  donner  le  temps  djachever 
ses  ouvrages.  Car  ce  qui  est  bon  le  premier 
jour,  ne  le  sera  plus  le  lendemain.  Mais 
avant  que  de  vous  mettre  en  devoir  de  l'at- 
taquer ,  vous  reconnoîtrez  par  vous-même 
la  position  de  l'ennemi.  Les  premières  dis- 
positions qne  vous  aurez  faites  de  votre  at- 
taque ,  vous  feront  voir  la  facilité  ou  la  dif- 
ficulté du  succès  de  votre  projet. 

La  plupart  des  retranchemens  sont  pris  , 
parce  qu'ils  ne  sont  pas  bien  appuyés.  Le 
retranchement  de  Turènne  fut  emporté  ,  de 
même  que  celui  de  '') où  le  Prince 

*)  Apparemment  celui  du  Schellenberg»  ■ 

X3 


ScG         INSTRUCTIOK    MILITAIRE 

d'Anhalt  trouva  assez  de  terrain  pour  le  faire 
tourner.  Le  retranchement  de  Malplaquet 
fut  tourné  par  le  bois  qui  étoit  à  la  gauche 
du  Maréchal  de  Villars.  Si  on  avoit  eu  cette 
idée  au  commencement  de  la  bataille  ,  les 
alliés  auroient  épargné  quinze  mille  hommes 
à  leur  armée. 

Si  le  retranchement  est  appuyé  à  une 
rivière  qui  soit  guéable  ,  il  faudra  le  faire 
attaquer  de  ce  côté-là.  Celui  de  Stralsund,  fait 
par  les  Suédois  ,  fut  emporté  ,  parce  qu'on 
l'attaqua  du  côté  de  la  mer  ,  où  le  étoit 
guéable. 

Si    les    retranchemens    de    l'ennemi  sont 
d'une  trop  grande  étendue  ,   et  que  les  trou- 
pes ,  pour  les  garnir  ,  soient  obligées  d'em- 
brasser trop   de   terrain ,    on  fera  plusieurs 
attaques  ,  et  on  s'en  rendra  sûrement  maître, 
pourvu   qu'on  ait  soin  de  cacher  ses  dispo- 
sitions à  l'ennemi  ,  afin  qu'il  ne  puisse  s'en 
apercevoir,     et    vous    opposer    des    forces 
suffisantes. 
PI»  VK      ^^  P^*  ^^I  vous  expliquera  les  dispositions 
suivantes   de  l'attaque    d'un  retranchement. 
Je  formerai  une  ligne  de  trente  bataillons  , 
dont  j'appuierai  l'aile  gauche  à  la  rivière  N.  N, 
Douze   bataillons  formeront  l'attaque   de   la 
gauche  où  je  veux  percer ,  et  huit  autres  celle 


t)U    ROI    DE     rRUSSS-.  5Qf 

Oe  la  droite.  Les  troupes  destinées  pour  Tat-» 
taque  seront  placées  en  échiquier  avec  des- 
intervalles.  Le  reste  de  l'infanterie  se  mettra 
en  troisième  ligne ,  et  derrière  elle  sera  la 
cavalerie ,  à  la  distance  de  quatre  cents  pas. 
Par  cette  disposition  mon  infanterie  tiendra 
l'ennemi  en  échec  ,  et  elle  sera  à  portée  de 
profiter  du  moindre  faux  mouvement  qull 
pourroit  faire. 

Il  faut  avoir  attention  de  faire  suivre  cha- 
cune de  ces  attaques  par  un  nombre  de  tra- 
vailleurs avec  des  pelles  ,  des  pioches  ,  et  des 
fascines  ,  pour  combler  le  fossé  ,  et  faire  des 
passages  pour  la  cavalerie ,  lorsqu'on  aura, 
forcé  le  retranchement. 

L'infanterie  qui  formera  l'attaque ,  ne  com- 
mencera à  tirer  que  quand  elle  aura  emporté 
le  retranchement ,  et  qu'elle  se  sera  mise  en 
bataille  sur  le  parapet. 

La  cavalerie  y  entrera  par  les  ouvertures 
faites  par  les  travailleurs ,  et  se  rangera  en 
bataille ,  pour  attaquer  l'ennemi  quand  elle 
sera  en  force.  Si  elle  est  repoussée  ,  elle  ira 
se  rallier  à  la  faveur  du  feu  de  l'infanterie  ^ 
jusqu'à  ce  que  toute  l'armée  ait  pénétré ,  et 
que  l'ennemi  soit  entièrement  mis  en  déroute. 

Je  répéterai  ici  ce  que  j'ai  dit  dans  un  des 
articles  précédent ,  que  je  ne  ferois  jamais 

X  4> 


3q5     instruction   militaire 

1 

retrancher  mon  armée ,  si  ce  n'est  dans  le 
temps  que  j'aurois  intention  d'entreprendre 
un  siège.  Etje  ne  sais  si  on  ne  feroit  pas 
mieux  d'aller  au  devant  de  l'armée  qui  vient 
secourir  la  place,  ^ 

Mais  supposons  pour  un  moment  qu'on 
veuille  se  retrancher.  Dans  ce  cas  je  propo- 
serai la  manière  la  plus  avantageuse  pour  le 
faire. 

On  se  ménagera  deux  ou  trois  grosses  ré- 
serves ,  pour  les  envoyer  pendant  l'attaque 
aux  endroits  où  l'ennemi  fait  les  plus  grands 
efforts. 
PU  VI»  On  bordera  le  parapet  de  bataillons  ,  et 
onplacerauneréserve  derrière  eux,  qui  puisse 
être  à  portée  de  donner  du  secours  où  l'on 
en  aura  besoin. 

La  cavalerie  sera  rangée  sur  une  ligne  der- 
rière ces  réserves. 

Le  retranchement  doit  être  bien  appuyé. 
S'il  vient  joindre  une  rivière  ,  il  faut  que  lé 
fossé  avance  assez  loin  dans  la  rivière  pour 
ne  pas  être  tourné. 

Si  ce  retranchement  vient  s'appuyer  à  un 
bois,  il  faut  qu'il  soit  fermé  à  cette  extré- 
mité par  une  redoute,  et  qu'on  fasse  dans  le 
bois  un  très -grand  abatis  d'arbres. 


DU     ROI     DE     PRUSSE.  3(29 

On  aura  attention  que  les  redans  soient 
bien  flanqués.  '    , 

Le  fossé  sera  très-large  et  profond  ,  et  on 
perfectionnera  tous  les  jours  de  plus  en  plus 
les  retranchemens ,  soit  en  renforçant  le  pa- 
rapet 5  soit  en  plaçant  des  palissades  à  l'en- 
trée des  barrières,  soit  en  creusant  des  puits, 
soit  encore  en  garnissant  tout  le  camp  de 
chevaux  de  frise. 

Le  plus  grand  avantage  que  vous  ayez  ,  esc 
dans  le  choix  ,  et  dans  certaines  règles  de 
la  fortification  qu'il  faut  observer  ,  pour  ob- 
liger l'ennemi  à  vous  attaquer  sur  un  petit 
front,  et  pour  le  mettre  dans  la  nécessité  de 
ne  vous  attaquer  que  dans  les  principaux 
points   de  votre  retranchement. 

Pour  vous  en  donner  une  idée  plus  pré-  PI»  VII, 
cise  ,  voyez  la  PI.  VIL  L'armée  ,  qui  se  trouve 
à  la  tête  de  votre  retranchement,  estrétrécie 
d'un  côté  par  la  rivière,  et  vous  présentez  à 
celui  qui  vient  vous  attaquer  un  front  qui 
le  déborde.  Il  ne  pourra  pas  attaquer  votre 
droite  ,  parce  que  les  batteries  placées  à  l'ex- 
trémité de  cette  aile  le  prendroient  en  flanc, 
pendant  cpie  la  redoute  du  centre  le  pren- 
droit  en  queue.  Il  ne  pourra  donc  former 
d'autre  attaque  que  celle  de  ladite  redoute 

X  3 


53o      INSTRUCTION    MILITAIRE 

du  centre ,  qu'il  sera  obligé    d'entamer    dii 
coté  de  l'abatis. 

Comme  vous  vous  attendrez  à  cette  atta-^ 
que  ,  vous  renforcerez  les  fortifications  de 
cette  redoute ,  et  n'ayant  qu'un  ouvrage  à 
jportifier  ,  vous  y  donnerez  d'autant  plus  d'at- 

La  PI.  VIIÎ  fait  voir  une  autre  espèce  de 
retrancbemens' ,  composée  de  redoutes  sail- 
lantes et  rentrantes  ,  qui  se  croisent  l'^e 
l'autre ,  et  se  joignent  par  des  retrancbemens. 

Par  cette  manière  de  fortifier ,  les  saillans 
forment  les  points  d'attaque  ,  et  n'y  en  ayant 
que  très-peu ,  on  pourra  les  perfectionner 
plus  vite  que  si  le  front  étoit  partout  égale- 
ment fortifié. 

Il  faut  que  le  feu  de  la  mousqueterie  se 
croise  dans  les  redoutes  saillantes;  par  cette 
raison  elles  ne  seront  qu'à  six  cents  pas  l'une 
de  l'autre. 

Notre  infanterie  défend  un  retranchement 
par  des  décbarges  de  bataillons  entiers.  Cha- 
que soldat  doit  être  pourvu  de  cent  cartou- 
ches. Mais  cela  n'empêchera  pas  de  placer 
entre  les  bataillons  5  et  dans  les  saillans  des 
redoutes,  autant  de  canon  que  l'on  pourra. 
•  Tant  que  l'ennemi  sera  éloigné  ,  on  tirera 
à  boulets-  mais  lorsqu'il  se  sera  avancé  à  la 


DU    ROI    DE    PRUSSE.  3Si 

distance  de  quatre  cents  pas ,  on  commen- 
cera à  tirer  à  cartouches. 

Si  l'ennemi,  malgré  la  force  de.  votre  «re- 
tranchement et  nonobstant  un  feu  opiniâtre, 
pénètre  en  quelque  endroit,  la  réserve  d'in- 
fanterie marchera  à  lui  pour  le  repousser;  et 
en  cas  que  cette  réserve  fût  obligée  de  plier, 
c'est  à  votre  cavalerie  à  faire  alors  les  der- 
niers  efforts  pour  le  rechasser. 

La  plupart  des  retranchemens  sont  empor- 
tés,  parce  qu'ils  n'ont  pas  été  construits  dans 
les  règles  ,  ou  que  ceux  qui  les  défendent 
sont  tournés ,  ou  que  la  peur  prend  aux 
troupes  qui  les  défendent  :  cela  vient  de  ce 
que  celui  qui  attaque  ,    peut  faire  ses  mou- 

Kvemens  avec  plus  de  liberté  et  plus  de  har- 
diesse. 

Au  commencement  les  exemples  ont  fait: 
voir  qu'un  retranchement  étant  forcé  ,  toute 
l'armée  est  découragée,  et  prend  la  fuite.  Je 
crois  que  nos  troupes  auroient  plus  de  fer- 
meté, et  qu'elles  repousseroient  l'ennemi: 
mais  à  quoi  serviroient  tous  ces  avantages, 
si  les  retranchemens  vous  empêchent  d'en 
profiter? 

Puisqu'il  y  a  tant  dinconvéniens  aux  re- 
tranchemens ,  il  s'ensuit  naturellement  que 
les  lignes  sont  encore  moins  utiles.  De  notre 


337  ÏNSTHUCTIO^Î-     MILITAIRE 

-temps  la  mode  nous  en  est  venue  du  Prince 
Louis  de  Bade  ,  qui  fit  faire  les  premières  du 
<:6zé  deBriel.  Les  F^rançois  en  ont  fait  aussi 
en  Flandres  dans  la  guerre  de   succession. 

Je  soutiens  qu'elles  ne  valent  rien  ,  puis- 
qu'elles embrassent  plus  de  terrain  qu'on  n'a 
de  troupes  pour  les  garder;  qu'on  peut  for- 
mer  plusieurs  attaques,  et  qu'on  est  persuadé 
de  les  forcer.  Par  cette  raison  elles  ne  couvrent 
pas  le  pays ,  et  ne  servent  qu'à  faire  perdre 
la  réputation  des  troupes  qui  les  gardent. 

Si  une  armée  prussienne  est  inférieure  à 
celle  de  l'ennemi  5  il  ne  faut  pas  pour  cela 
désespérer  de  le  vaincre;  la  disposition  du 
générai  suppléera  au  nombre. 

Une  armée  foible  choisira  toujours  un  pays 
coupé  et  montagneux,  où  le  terrain  soit  res- 
serré ,  de  sorte  que  le  nombre  supérieur  de 
l'ennemi  ,  lorsqu'il  ne  pourra  pas  dépasser 
vos  ailes  ,  lui  deviendra  inutile  ,  et  quelque- 
fois même  à  charge. 

Ajoutons  ici  que  dans  un  pays  fourré  et 
de  montagnes ,  on  pourra  mieux  appuyer  ses 
ailes  que  dans  une  plaine.  Nous  n'aurions 
jamais  gagné  la  bataille  de  Sorr  "),  si  le  ter- 

*)  Si  le  Prince  Charles  avoit  suivi  la  règle  que  Mr  de  Feu- 
quières  nous  donne  dans  ses  remarques  sur  la  bataille 
•le  Steinquerque ,  &  qu'il  fût  entré  avec  sa  première  ligne 


DU     ROI    DE     PRUSSE.  333 

rain  ne  nous  eût  été  favorable;  car  quoique 
le  nombre  de  nos  troupes  ne  passât  point  la 
moitié  de  celui  des  Autrichiens  ,  ils  ne  pou- 
voient  pas  déborder  nos  ailes  ,  de  sorte  que 
le  terrain  mit  une  espèce  d'égalité  entre  les 
deux  armées.  ^ 

Ma  première  règle  regarde  le  choix  du  ter- 
rain ,  et  la  seconde,  la  disposition  de  la  ba- 
taille même.  C'est  ici  où  l'on  peut  faire  une 
application  utile  de  mon  ordre  de  bataille 
oblique.  Car  on  refuse  une  aile  à  l'ennemi  , 
et  on  renforce  celle  qui  doit  faire  l'attaque. 
Par-là  vous  portez  toutes  vos  forces  sur  l'aile 
de  l'ennemi  5  que  vous  voulez  prendre  en 
flanc. 

Une  armée  de  100,000  hommes,  tournée 
par  ses  flancs,  prendra  bientôt  son  parti.  On  pi^  ix, 
n'a  qu'à  voir  la  Planche  IX.  Mon  aile  droite 
fait  ^tout  l'effort.  Un  corps  d'infanterie  se 
jettera  insensiblement  dans  le  bois,  pour  at- 
taquer la  cavalerie  ennemie  sur  ses  flancs  , 
et  pour  protéger  l'attaque  de  la  nôtre.  Quel- 
ques régimens  de  housards  auront  ordre  de 
prendre  l'ennemi  en  queue  ,*    en  attendant 

en  colonne  clans  le  camp  prussien  ,  ponr  séparer  les  trou- 
pes ,  en  attendant  que  sa  seconde  ligne  se  fût  mise  en  ba- 
taille pour  la  soutenir ,  l'avantage  du  terrain  n'auroit  pas 
sauvé  l'armée  prussienne  de  cette  surprise.  Elle  auroit  ct:é 
entièrement  défaite, 


334        INSTRUCTION     MILITAIRE 

l'armée  s'avancera.  Lorsque  la  cavalerie  en- 
nemie sera  mise  en  déroute ,  l'infanterie 
qui  est  dans  le  bois  ,  prendra  celle  de  l'en- 
nemi en  flanc ,  dans  le  temps  que  l'autre 
l'attaquera  de  front. 

Mon  aile  gauche  ne  s'avancera  pas  que 
l'aile  gauche  de  l'ennemi  ne  soit  entièrement 
défaite. 

Par  cette  disposition  vous  aurez  l'avantage^ 
i)  de  faire  tête  avec  un  petit  nombre  de  trou- 
pes à  un  corps  supérieur  ,  q)  d'attaquer  l'en- 
nemi d'un  côté  où  l'affaire  sera  décisive,  et 
3)  votre  aile  ayant  été  battue  ,  il  n'y  aura 
qu'une  partie  de  votre  armée  d'entamée,  les 
autres  trois  quarts  des  troupes  ,  qui  sont  en- 
core fraîches  j  serviront  pour  faire  votre  re- 
traite. 

Si  on  veut  attaquer  l'ennemi  dans  un  poste 
avantageux  3  il  en  faut  examiner  le  foible  et 
le  fort,  avant  que  de  faire  les  dispositions 
de  l'attaque.  On  se  déterminera  toujours  pour 
l'endroit  où  l'on  croit  trouver  le  moins  de 
résistance* 

,  Les  attaques  des  villages  coûtent  tant  de 
monde,  que  je  me  suis  fait  une  loi  de  les  évi- 
ter, tant   que  je  n'y   serai   pas   absolum^ent 
forcé  j  car  on  y  risque  l'élite  de  son  infan- 
^4erie. 


DU    ROI    DE     PRUSSE.  335 

^  Il  y  a  des  généraux  qui  disent  qu'on  ne 
sauroit  mieux  attaquer  un  poste  que  dans  son 
centre.  La  Planche  X  représentera  la  situation  PI»  ^* 
d'un  tel  poste,  où  je  suppose  que  l'ennemi 
ait  deux  grandes  villes  ,  et  deux  villages  sur 
fies  ailes.  Il  est  certain  que  les  ailes  seront 
perdues  lorsque  vous  forcerez  le  centre ,  et 
que  par  de  pareilles  attaques  on  pourra  rem- 
porter les  victoires  les  plus  complètes. 

J'en  donne  ici  le  plan  ,  et  j'ajoute,  que 
quand  vous  aurez  percé ,  vous  doublerez 
votre  attaque ,  pour  obliger  l'ennemi  de  se 
replier  par  sa  droite  et  par  sa  gauche. 

Dans  une  attaque  de  poste  il  n'y  arien  de 
fii  redoutable  que  les  batteries  chargées  à 
cartouches  ,  qui  font  un  terrible  carnage 
dans  les  bataillons.  A  Sorr  et  à  Kesselsdorft 
j'ai  vu  attaquer  des  batteries,  et  j'ai  fait  des  ré- 
flexions quim'ont  donné  une  idée  queje  com- 
muniquerai ici ,  en  supposant  une  batterie  de 
quinze  pièces  de  canon  ,  qu'on  voudroit  em- 
porter et  qu'on  ne  pourroit  pas  tourner. 

J'ai  remarqué  que  le  feu  du  canon,  et  dç 
l'infanterie  qui  soutient  la  batterie,  la  rend 
inabordable.  Nous  ne  nous  sommes  emparés 
des  batteries  de  l'ennemi  que  par  sa  faute  , 
notre  infanterie  qui  les  attaquoit  étant  à 
moitié  écrasée^    commençoit  à  plier  3    l'in-- 


336       INSTRUCTION     MILITAIRE 

fanterie  ennemie  la  voulant  poursuivre,  quitta 
son  poste.  Par  un  effet  de  ce  mouvement 
leur  canon  n'osa  plus  tirer  ,  et  nos  troupes, 
qui  talonnoient  l'ennemi,  arrivèrent  en  même 
temps  avec  lui  aux  batteries  5  et  s'en  rendi- 
rent maîtres. 

L'expérience  de  ces  deux  batailles  m'a 
fourni  l'idée  ,  qu'il  faudroit  suivre  en  pareil 
cas  l'exemple  de  ce  que  nos  troupes  ont  fait, 
en  formant  son  attaque  sur  deux  lignes  en 
échiquier ,  soutenue  en  troisième  ligne  par 
quelques  escadrons  de  dragons. 

On  donnera  l'ordre  à  la  pemière  ligne  de 
n'attaquer  que  foiblement ,  et  de  se  retirer 
par  les  intervalles  de  la  seconde,  afin  que 
l'ennemi,  trompé  par  cette  retraite  simulée, 
se  mette  à  les  poursuivre  ,  et  abandonne  son 
pôstel 

Ce  mouvement  sera  le  signal  de  marcher 
en  avant ,   et  d'attaquer  vigoureusement. 

PI.  XL      La  Planche  XI  montrera  la  disposition  de 
cette  manoeuvre. 

Mon  principe  est  de  ne  mettre  jamais  toute 
ma  confiance  dans  un  poste  seul,   s'il  n'est 
pas  physiquenient  prouvé   qu'il  soit  inatta- 
c^uable. 

Toute 


DU     ROI     DE     PRUSSE.  33^ 

Toute  la  force  de  nos  troupes  consiste  dans, 
l'attaque  ,  et  nous  ne  serions  pas  sages  si 
nous  y  renoncions  sans  raison. 

Mais  si  on  est  obligé  d'occuper  des  postes, 
on  observera  de  gagner  les  hauteurs  ,  et  de 
bien  appuyer  ses  ailes. 

Je  ferois  mettre  le  feu  à  tous  les  villages 
qui  se  trouveroient  à  la  tête  de  l'armée  et 
aux  ailes,  si  le  vent  ne  portoit paslafumée 
dans  notre  camp. 

S'il  y  avoit  quelques  bonnes  maisons   de 
maçonnerie  en  avant  du  front,  je  les  ferois 
rr    garder  par  de  l'infanterie  ,  pour  incommoder 
K  l'ennemi  pendant  la  bataille. 
^"       Il  faut  bien  se  garder  de  mettre  les  troupes 
dans  un  terrain  où  elles  ne  puissent  pas  agir. 
Par  cette  raison  notre  position  de  Grotkau  en 
l'année  1741  ne  valoitrien,  le  centre  et  l'aile 
gauche  étant  placée  derrière  des  marais  im- 
praticables.   Il  n'y  avoit    qu'une   partie    de 
l'aile    droite    qui   eût  un  terrain  libre  pour 
manoeuvrer. 

Villeroi  fut  battu  à  Ramillies  ,  s'étant 
posté  de  la  manière  que  je  viens  de  dire. 
Son  aile  gauche  lui  fut  absolument  inutile, 
et  l'ennemi  porta  toutes  ses  forces  contre 
l'aile  droite  des  François ,  qui  n'y  purenf 
résister. 

Oeuv4eFr.lL  T.  III  Y 


338       INSTRUCTION     MILïTAlKJS 

Je  permets  que  les  troupes  prussiennes 
occupent ,  aussi  bien  que  les  autres  ,  de* 
postes  avantageux  ,  et  s'en  servent  pour  un 
mouvement ,  et  pour  tirer  avantage  de  leur 
artillerie  :  mais  il  faut  qu'elles  quittent  tout 
d'un  coup  ce  poste ,  pour  marcher  fière- 
ment à  l'ennemi,  qui  au  lieu  d'attaquer, 
est  attaqué  lui-même  ,  et  voit  tout  son  pro- 
jet renversé.  Car  tous  les  mouvemens  que 
l'on  fait  en  présence  de  son  ennemi ,  sans 
qu'il  s'y  attende  ,  font  un  très-bon  efîet. 

Il  faut  compter  ces  sortes  de  batailles  au 
nombre  des  meilleures.  On  y  attaque  tou- 
jours par  l'endroit  le  plus  foible. 

Dans  ces  occasions  je  défendrois  à  mon 
infanterie  de  tirer  -,  car  cela  ne  fait  que  l'ar- 
rêter 5  et  ce  n'est  pas  le  nombre  des  ennemis 
tués  qui  vous  donne  la  ^ctoire .  mais  le  ter- 
xain  que  vous  avez  gagné. 

Le  moyen  le  plus  sûr  pour  remporter  la 
victoire ,  est  de  marcher  fièrement  et  en 
ordre  à  l'ennemi ,  et  de  gagner  toujours  du 
terrain. 

Un  usage  reçu  est  de  donner  quinze  pas  , 
d'intervalle    aux   escadrons  dans  un  terrain, 
difficile  et  coupé  ,   au  lieu  que  dansunpay^ 
uni  ils  $e  forment  suj,  une  ligne  pleine^ 


DU     ROI     DE     PRUSSE.  339 

L'infanterie  ne  gardera  pas  d'autres  inter- 
valles que  ceux  qu'il  faut  pour  le  canon.  II 
îi'y  a  que  dans  les  attaques  des  retranche- 
mens ,  dans  celles  des  batteries  ,  et  des  vil- 
lages ,  et  aussi  dans  les  arriére-gardes  de  re- 
\  traite ,  qu'on  place  la  cavalerie  et  l'infante- 
rie en  échiquier,  pour  renforcer  tout  d'un 
coup  la  première  ligne  ,  en  faisant  entrer  la 
seconde  dans  les  intervalles  de  la  première, 
pour  que  les  troupes  puissent  se  replier  sans 
désordre  ,  et  se  soutenir  les  unes  les  autres. 
Ce  qui  est  une  régie  qu'on  doit  toujours 
observer. 

L'occasion  se  présente  ici  de  vous  donner 
quelques  règles  principales  sur  ce  que  vous 
aurez  à  observer  quand  vous  mettrez  votre 
armée  en  bataille,  dans  quelque  terrain  que 
ce  puisse  être.  La  première  est  de  prendre 
des  points  de  vue  pour  les  ailes  ;  que  l'aile 
droite  ,  par  e^cemple  ,  s'aligne  au  clocher  FU  XI» 
de  N.  N. 

Il  faut  encore  que  le  général  ait  grande 
attention  à  ce  que  ses  troupes  ne  prennent 
pas  une  fausse  position. 

Il  n'est  pas  toujours  nécessaire  d'attendre 
que  toute  l'armée  soit  en  bataille  ,  pour 
commencer  l'attaque.  L'occasion  vous  pré- 
sente souvent  des  avantages  ,   que  vous  per- 

Y  2 


340        INSTRUCTION     MlLîTAIRE 

drez  mal  à  propos  en  retardant  d'en  pro- 
fiter. 

,  Cependant  il  faut  qu'une  bonne  partie  de 
l'armée  soit  en  bataille  ,  et  vous  aurez  par- 
ticulièrement pour  objet  la  première  ligne, 
sur  laquelle  vous  réglerez  l'ordre  de  bataille. 
Si  les  régimens  de  cette  lia;ne  ne  sont  pas 
tous  présens ,  ils  seront  remplacés  par  d'au- 
tres de  la  seconde. 

Vous  appuierez  toujours  vos  ailes,   ou  au 

moins  celles  qui  doivent  faire  les  plus  grands 
efforts.  * 

Les  ordres  de  bataille  en  rase  campagne 
doivent  être  partout  également  forts  :  car 
tous  les  mouvemens  de  l'ennemi  y  étant 
libres  ,  il  pourroit  bien  se  réserver  un  corps 
qu'il  emploieroit  à  vous  donner  de  la  be- 
sogne. 

En  cas  que  l'une  des  deux  ailes  ne  fiit 
pas  appuyée  ,  le  général  qui  commande  la 
seconde  ligne  ,  doit  envoyer  des  dragons 
pour  déborder  la  première  ligne  ,  sans  en 
attendre  l'ordre  ;  et  les  housards  tirés  de 
la  troisième  ligne  viendrent  déborder  les 
dragons. 

La  raison  en  est  que  si  l'ennemi  fait  un 
mouvement  pour  prendre  la  cavalerie  de 
la  première  ligne  en  flanc ,    vos  dragons  et 


î)U     ROI     DE     PRUSSE.  34  ï 

housards  feront  à  leur  tour  la  même  chose  à 
l'ennemi. 

On  verra  dans  la  Planche  XII  que  je  fais  PU  XII. 
placer  trois  bataillons  dans  l'intervalle  des 
deux  de  l'aile  gauche  de  mon  infanterie  ;  c'est 
pour  mieux  assurer  cette  aile.  Car  supposé 
que  votre  cavalerie  fût  battue,  ces  bataillons 
empêcheront  toujours  que  l'infanterie  ne 
soit  entamée ,  comme  nous  en  avons  eu 
l'exemple  à  Molwitz. 

Le  général  qui  commandera  la  seconde 
ligne  5  observera  une  distance  de  trois  cents 
pas  entre  elle  et  la  première  ,  et  s'il  s'aper-  ^ 
çoit  de  quelques  intervalles  dans  la  pre- 
mière ligne  ,  il  y  fera  entrer  des  bataillons 
de  la  seconde. 

Dans  la  plaine  ,  il  faut  qu'il  ait  toujours 
derrière  le  centre  des  bataillons  une  réserve 
de  cavalerie ,  qui  doit  être  commandée  par 
un  officier  de  tête  ,  puisqu'il  faut  qu'il  agisse 
par  lui-même  ,  soit  en  portant  du  secours  à 
l'aile  qu'il  verra  en  avoir  besoin  ,  soit  en 
prenant  en  flanc  l'ennemi  qui  poursuivra 
l'aile  mise  en  déroute  ,  pour  donner  par -là 
le  temps  à  la  cavalerie  de  se  rallier. 

La  cavalerie  attaquera  au  grand  galop ,  et 
engagera  l'affaire.  L'infanterie  marchera  à 
grands  pas  à  l'ennemi.  Les  commandans  des 

Y   3 


34^  INSTRUCTION^     MILITAIRE 

bataillons  auront  attention  de  percer  l'enne- 
mi ,  de  l'enfoncer ,  et  de  ne  faire  usage  de 
leur  feu  que  quand  il  aura  tourné  le  dos. 

Si  les  soldats  commençoient  à  tirer  sans 
ordre  ,  on  leur  feroit  remettre  leurs  armes 
sur  l'épaule  ,  et  ils  avanceroient  sans  s'ar- 
rêter. 

On  fera  des  décharges  par  bataillon  lors- 
que l'ennemi  commencera  à  plier.  Une 
bataille  engagée  de  cette  façon  sera  bientôt 
décidée. 

Dans  la  PL  XIII  est  un  nouvel  ordre  de 
bataille  ,  différent  des  autres  en  ce  qu'il  y 
a  des  corps  d'infanterie  aux  extrémités  des 
ailes  de  la  cavalerie.  Les  bataillons  sont 
destinés  à  soutenir  la  cavalerie  ,  et  à  fouetter 
au  commencement  de  l'affaire  avec  leurs 
canons ,  et  celui  des  ailes  de  l'infanterie  ,  la 
cavalerie  ennemie  ,  afin  que  la  nôtre  ait 
plus  beau  jeu  en  allant  l'attaquer.  Une  autre 
raison  est ,  que  si  votre  aile  a  été  battue  , 
l'ennemi  n'osera  la  poursuivre,  car  il  se 
mettroit  entre  deux  feux. 

Lorsque  votre  cavalerie ,  selon  toute  ap- 
parence 5  sera  victorieuse  ,  cette  infanterie 
s'approchera  de  celle  de  l'ennemi  ;  les  ba- 
taillons qui  sont  dans  les  intervalles ,  feront 


DU    ROI    DE     PRUSSI.  343 

un  quart  de  conversion  ,  et  se  mettront  sur 
vos  aiîes,  pour  de  là  prendre  l'infanterie 
ennemie  en  queue  et  en  flanc  :  de  sorte  que 
vous  en  aurez  meilleur  marché. 

L'aile  victorieuse    de  votre   cavalerie  ne 
laissera  pas  le  temps  à  celle  de  l'ennemi  de 
se  rallier,  mais  la  poursuivra  en  ordre,    et 
tâchera    de    la    couper    de    son    infanterie. 
Quand  le  désordre   y  sera  général ,  le  com- 
mandant de  la  cavalerie  lâchera  après    eux: 
les  housards  ,    qu'il  fera  soutenir  par  la  ca- 
valerie.   Il    détachera   en    même   temps  des 
dragons  du  côté  du  chemin  ^jue  les  fuyards 
de  l'infanterie  auront  pris  ,  pour  les  ramas- 
ser,   et  pour  faire  un  plus  grand  nombre  de 
prisonniers ,  en  leur  coupant  toute  retraite. 
La  différence  de  cet  ordre  de  bataille  aux 
autres  est  encore ,   que  les  escadrons  de  dra- 
gons sont  mêlés  dans  l'infanterie  de  la  secon- 
de   ligne  :    ce    que  je  fais  ,  parce  que  dans 
toutes  les  affaires  que  nous  avons  eues  avec 
les  Autrichiens  ,  j'ai  remarqué  que  le  feu  de 
la  mousqueterie  ayant  duré  un  quart  d'heure, 
leurs  bataillons  ont  commencé  à  tourner  au- 
tour de  leurs  drapeaux.  Notre  cavalerie  en- 
fonça à  la  bataille  de  Hohen  Friedberg  plu- 
sieurs de  ces  tourbillons  et   en  fit  beaucoup 
de  prisonniers.  Les  dragons  étant  à  portée^ 

Y  4 


544        INSTRUCTION    MILITAIRE 

VOUS  les  détacherez  tout  de  suite  sur  eux  ,    et 
ils  les  écraseront  sûrement. 

On  dira  que  je  défends  de  tirer,  et  que 
dans  toutes  ces  dispositions  je  n'ai  pour  ob- 
jet que  de  me  servir  de  mon  artillerie  :  je 
répondrai  à  cela  que  des  deux  choses  que 
je  suppose,  il  en  arrivera  une  ;  ou  que  mon 
infanterie  tirera  malgré  la  défense  ;  ou  qu'en 
obéissant  à  mes  ordres  ,  l'ennemi  commen- 
cera à  plier.  Dans  l'un  et  l'autre  cas ,  il  fau- 
dra détacher  la  cavalerie  contre  lui  ,  aussi- 
tôt qu'on  verra  que  la  confusion  se  mettra 
dans  ses  trou||^s  ,  qui  étant  attaquées  d'un 
côté  par  leurs  flancs  ,  pendant  qu'on  les 
charge  de  front ,  et  voyant  leur  seconde 
ligne  de  cavalerie  coupée  par  la  queue  ,  tomr 
beront  presque  toutes  en  votre  puissance. 

Ce  ne   sera   pas  alors  une  bataille  ,  mais 
une  destruction  totale  de  vos  ennemis,  sur-    ' 
tout  s'il  n'y  a  point  de  défilé  dans  le  voisi- 
nage ,  qui  puisse  protéger  leur  fuite. 

Je  finirai  cet  article  par  une  seule  réflexion, 
c'est  que  si  vous  marchez  en  colonne  à 
irne  bataille  ,  soit  par  la  droite  ,  ou  par  la 
gauche ,  il  faudra  que  les  bataillons  et  les 
divisions  se  suivent  de  près;  pour  que  vous 
puissiez  promptement  vous  mettre  en  bataille, 
lorsque  vous  commencerez  à  vous  déployer. 


Dtr     11  01    DE    CRUSSE.  34^ 

Mais  si  vous  marchez  de  front ,  les  batail- 
lons observeront  bien  leurs  distances ,  afin 
qu'ils  ne  se   serrent  ni  ne  s'ouvrent  trop. 

Je  fais  une  distinction  entre  le  gros  canon, 
et  les  pièces  de  campagne  qui  sont  attachées 
aux  bataillons.  Le  gros  canon  sera  placé 
sur  les  hauteurs  ,  et  les  petites  pièces  à  cin- 
quante pas  en  avant  du  front  des  bataillons. 
Il  faut  que  l'un  et  l'autre  visent  bien,  et  ti- 
rent de  même. 

Quand  on  se  sara  approché  à  cinq  cents 
pas  de  l'ennemi ,  les  petites  pièces  seront 
menées  par  des  hommes  ,  et  resteront,  pour 
continuer  à  tirer  sans  relâche  en  avançant. 

Si  l'ennemi  commence  à  s'enfuir,  le  gros 
canon  avancera,  pour  faire  encore  quelques 
décharges  ,   et  pour  lui  souhaiter  bon  voyage. 

A  chaque  pièce  en  première  ligne  ,  il  faut 
qu'il  y  ait  six  canonniers  et  trois  charpentiers 
des  régimens.  J'ai  oublié  de  dire  qu'à  trois 
cent  cinquante  pas  le  canon  commencera  à 
tirer  à  cartouches. 

Mais  à  quoi  servira  l'art  de  vaincre ,  si 
vous  ne  savez  pas  profiter  de  votre  avan- 
tage ?  Répandre  le  sang  de  ses  soldats  inuti- 
lement ,  c'ost  le  mener  inhumainement  à  la 
boucherie  ;  et  ne  pas  poursuivre  l'ennemi 
dans  de  certaines  occasions ,  pour  augmenter 

Y  5 


f?i      f 


^40        INSTRUCTION    MILîTAIRïf 

sa  peur  ,  ou  faire  plus  de  prisonniers,  c'est 
remettre  au  hasard  un  affaire  qui  vient  d'être 
décidée.  Cependant  le  défaut  des  subsistan- 
ces et  les  grandes  fatigues  peuvent  vous  em^ 
pêcher  de  poursuivre  les  vaincus. 

C'est  la  faute  du  général  en  chef  quand  il 
manque  .de  vivres.  Lorsqu'il  donne  une  ba- 
taille ,  il  a  un  dessein  ;  et  s'il  a  un  dessein, 
il  faut  qu'il  prépare  tout  ce  qui  est  néces- 
saire pour  l'exécution  ;  par  conséquent  on 
aura  soin  d'avoir  du  paia  ou  du  biscuit  pour 
huit  à  dix  jours.  Pour  les  fatigues,  si  elles 
n'ont  pas  été  trop  excessives  ,  il  faudra  dans 
des  jours  extraordinaires  faire  des  choses  ex- 
traordinaires. 

Après  une  victoire  remportée,  je  veux 
qu'on  fasse  un  détachement  des  régimens 
qui  ont  le  plus  souffert ,  puis  qu'on  ait  soin 
des  blessés  ,  et  qu'on  les  fasse  transporter 
aux  hôpitaux  qu'on  aura  déjà  établis.  On 
commence  par  soigner  ses  blessés,  sans 
oublier  ce  que  l'on  doit  à  l'ennemi. 

En  attendant ,  l'armée  poursuivrajusqu'au 
premier  défilé  l'ennemi ,  qui  dans  la  pre- 
miiére  consternation  ne  tiendra  pas,  pourvu 
qu'on  ne  lui  donne  pas  le  temps  de  respirer. 

Quand  vous  aurez  pourvu  à  toutes  choses , 
vous  ferez  marquer  le  camp  ;  mais  il  faut  que 


DU     ROI-  DE    P  11  tl  S  S  E.  3^7 

cela  se  fasse  dans  les  règles ,  sans  se  laisser 
endormir  par  la  sécurité. 

Si  la  victoire  a  été  complète  ,  on  pourra 
faire  des  détachemens  ,  soit  pour  couper  la 
retraite  à  l'ennemi ,  soit  pour  lui  enlever 
ses  magasins  ,  oupour  assiéger  trois  ou  quatre 
villes  à  la  fois. 

Je  ne  puis  donner  que  des  règles  géné- 
rales sur  cet  article  ;  il  faudra  se  régler  sur 
les  événemens.  Il  ne  faut  jamais  s'imaginer 
avoir  tout  fait ,  tant  qu'il  y  a  encore  quelque 
chosî  à  faire  ;  et  il  ne  faut  pas  croire  non 
plus  qu'un  ennemi  un  peu  habile  manque 
de  profiter  de  vos  fautes  ,  quoiqu'il  ait  été 
vaincu. 

Les  règles  qu'on  a  à  observer  dans  un  jour 
de  bataille,  sont  les  mêmes  pour  les  petits 
combats  entre  les  détachemens.    ^  ^ 

Si  les  détachemens  savent  se  ménao;er  un 
petit  secours  ,  qui  pendant  le  combat  vienne 
les  joindre  ,  l'affaire  se  terminera  ordinaire- 
ment en  leur  faveur  :  car  l'ennemi  voyant 
arriver  du  secours*,  le  croira  trois  fois  plus 
fort  qu'il  n'est ,   et  perdra  courage. 

Lorsque  notre  infanterie  n'a  à  faire  qu'à 
des  housards  ,  elle  se  met  quelquefois  sur 
deux  rangs  ,  pour  présenter  un  plus  grand 
front,  et  pour  faire  ses  décharges  plus  aisé- 


348      INSTRUCTION     MILITAI  il  B 

ment.  En  général  on  fait  bien  de  l'honneuF 
aux  housards  ,  quand  on  leur  présente  un 
corps  d'infanterie  sur  deux  rangs. 

Dans  une  bataille  perdue  le  plus  grand 
mal  n'est  pas  la  perje  des  hommes ,  mais  le 
découragement  des  troupes  qui  s'ensuit. 
Car  quatre  ou  cinq  mille  hommes  de  plus 
dans  une  armée  de  cinquante  mille  ,  ne  sont 
pas  une  assez  grande  différence  pour  pouvoir 
décourager. 

Un  général  qui  a  été  battu  ,  doit  tâcher 
<ie  revenir  des  fâcheuses  impressions  qui 
suivent  la  perte  d'une  bataille  ,  et  ranimer 
par  sa  bonne  contenance  l'officier  et  le  soldat. 
Il  ne  doit  pas  non  plus  augmenter  ni  dimi- 
nuer sa  perte. 

Je  prie  le  Ciel  que  les  Prussiens  ne  soient 
jamais  battus  ^  et  j'ose  dire  que  tant  qu'ils 
seront  bien  menés,  et  bien  disciplinés,  ils. 
n'auront  jamais  à  craindre  un  tel  revers. 

Mais  en  cas  qu'un  pareil  désastre  leur 
•arrivât ,  vous  observerez  les  régies  suivantes 
pour  réparer  l'affaire.  Quand  vous  verrez 
que  la  bataille  sera  perdue  sans  ressource  , 
et  que  vous  ne  pourrez  plus  vous  opposer 
aux  mouvemens  de  l'ennemi ,  ni  lui  résister 
plus  long-temps ,  vous  prendrez  la  seconde 
ligne  de  l'infanterie  3  et  s'il  y  a  un  défilé  è 


DU    ROI    DE     P11USSE<  549. 

portée,  vous  le  lui  ferez  garnir,  selon  la  dis- 
position que  j'en  ai  donnée  dans  l'article  des 
Retraites ,  et  en  y  envoyant  aussi  autant  de 
canon  que  vous  le  pourrez. 

S'il  n'y  a  point  de  défilé  dans  le  voisinage," 
votre  première  ligne  se  retirera  par  les  inter- 
valles de  la  seconde,  et  se  remettra  en  bataille 
à  trois  cents  pas  derrière   elle. 

Vous  ramasserez  tout  ce  qui  vous  restera 
de  votre  cavalerie  ,  et  si  vous  voulez ,  vous 
formerez  un  quarré ,  pour  protéger  votre 
retraite. 

Nous  trouvons  deux  quarrés  célèbres  dans 
l'histoire;  l'un  fait  par  le  Général  de  Schu- 
lembourg,  après  la  bataille  de  Frauenstadt , 
au  moyen  duquel  il  se  retira  au  delà  de  l'Oder, 
sans  que  Charles  XII  pût  le  forcer  ;  et  celui 
du  Prince  d'Anhalt,  lorsque  le  Général  de 
Stirum  perdit  la  première  bataille  de  Hœch- 
staett.  Ce  Prince  traversa  une  plaine  de  deux 
lieues  ,  sans  que  la  cavalerie  françoise  osât 
l'entamer. 

Je  finirai  par  dire  ,  que  si  l'on  a  été  battu, 
il  ne  faut  pas  pour  cela  se  retirer  à  quarante 
lieues ,  mais  s'arrêter  au  premier  poste  avan- 
tageux qu'on  trouvera  ,  et  y  faire  bonne 
,  contenance  ,  pour  remettre  l'armée,  et  pour 
calmer  les  esprits  de  ceux  qui  sont  encqre 
découragés. 


35q    instruction    militaire 

ARTICLE    XXIII. 

Par  quelle  raison  et  comment  il  faut  donner 

Bataille. 


L 


ES  batailles  décident  le  sort  d'un  Etat. 
Il  faut  absolument  dans  la  guerre  en  venir  à 
des  actions  décisives  ,  soit  pour  se  tirer  de 
l'embarras  de  la  guerre  5  soit  pour  y  mettre 
son  ennemi,  soit  encore  pour  tespiiner  une 
querelle  qui  peut-être  ne  finiroit  jamais.  Un 
homme  sage  ne  fera  aucun  rr^uvement  sans  '^ 
en  avoir  de  bonnes  raisons,  et  un  général 
d'armée  ne  donnera  jamais  bataille  ,  s'il  n'a 
pas  quelque  dessein  important.  Lorsqu'il  y 
sera  forcé  par  l'ennemi  ,  ce  sera  sûrement 
parce  qu'il  aura  fait  des  fautes  qui  l'obligent 
de  recevoir  la  loi  de  son  ennemi. 

On  verra  que  dans  cette  occasionje  ne  fais 
pas  mon  éloge.  Car  des  cinq  batailles  que 
mes  troupes  ont  livrées  à  l'ennemi,  il  n'y 
en  a  que  trois  que  j'eusse  préméditées  :  j'ai 
été  forcé  à  donner  les  autres.  A  celle  de 
Molwitz  les  Autrichiens  s'étoient  mis  entre 
mon  armée  et  Wohlau  ,  où  j'avois  mon  ar- 
tillerie et  mes  vivres.  A  celle  de  Sorr  les 
ennemis  me  coupoient  le  chemin  de  Trau- 
tenau,   de  sorte  que  sans  courir  risque   de 


DU   ROI  DE    PRUSSE.  35l 

perdre  entièrement  mon  armée  ,  je  ne  pou- 
vois  éviter  de  combattre.  Mais  qu'on  exa- 
mine la  différence  qu'il  y  a  entre  les  batailles 
forcées  ,  et  celles  qu'on  a  préméditées.  Quel 
succès  n'ont  pas  eu  celles  de  Hohen  Fried- 
berg  5  et  de  Kesselsdorff;  et  celle  de  Czaslau, 
qui  nous  procura  la  paix  ! 

En  donnant  les  règles  pour  les  batailles, 
je  ne  soutiendrai  pas  que  je  n'aye  manqué 
souvent  par  inadvertance  ;  mais  il  faut  que 
mies  officiers  profitent  de  mes  fautes ,  et 
qu'ils  sachent  que  je  m'appliquerai  à  m'en 
corriger. 

o 

Quelquefois  les  deux  armées  ont  envie 
de  se  battre;  alors  l'affaire  est  bientôt  vidée. 

Les  meilleures  batailles  sont  celles  qu'on 
force  l'ennemi  de  recevoir.  Car  c'est  une 
règle  constatée  ,  qu'il  faut  obliger  l'ennemi 
à  faire  ce  qu'il  n'avoit  pas  envie  de  faire;  et 
comme  votre  intérêt  est  diamétralement  op- 
posé au  sien  ,  il  vous  faut  vouloir  ce  quç 
l'ennemi  ne  veut  pas. 

Il  y  a  plusieurs  raisons  pour  lesquelles  oix 
donne  bataille  :  c'est ,  ou  pour  forcer  l'en^ 
nemi  à  lever  le  siège  d'une  place  qui  vouç 
seroit  convenable  ;  ou  dans  la  vue  de  le  chas- 
ser d'une  province  dont  il  s'est  emparé;  ou 
de  pénétrer  dans  son  pays;   gu  de  uire  un 


^35       INSTRUCTION    MILITAIRE 

siège  ;  ou  de  réprimer  son  opiniâtreté  ,  lors- 
qu'il refuse  de  faire  la  paixj  ou  enfin  pour 
le  châtier  d'une  faute. 

Vous   obligerez  encore  Tennemi  de  com- 

o 

battre  ,  quand  vous  viendrez  par  une  marche 
forcée  vous  mettre  sur  ses  derrières  ,  et  lui 
couper  ses  communications  ;  ou  quand  vou$ 
menacerez  une  ville  dont  la  conservation 
l'intéresse. 

Mais  vous  vous  garderez  bien,  en  faisant 
ces  sortes  de  manœuvres  ,  de  vous  mettre 
dans  le  même  inconvénient ,  ni  de  prendre 
une  position  par  laquelle  l'ennemi  puisse 
vous  couper  d'avec  vos  magasins. 

Les  affaires  où  l'on  risque  le  moins,  sont 
celles  qu'on  entreprend  contre  les  arrière- 
gardes.  Si  vous  avez  ce  dessein  ,  vous  vous 
camperez  fort  près  de  l'ennemi,-  et  lorsqu'il 
voudra  se  retirer  et  passer  des  défilés  en  votre 
présence,  vous  attaquerez  la  queue  de  son 
armée.  Dans  ces  affaires  on  gagne  beaucoup. 

C'est  encore  la  coutume  de  se  harceler, 
pour  empêcher  les  corps  ennemis  de  se  join- 
dre. Cette  raison  est  assez  valable  ;  mais  un 
ennemi  habile  aura  l'adresse  de  vous  échap- 
per par  une  marche  forcée  ,  ou  de  prendre 
un  poste  avantageux. 

Ouel^ 


BU    ROI    DE     PRUSSE.  35^ 

Quelquefois  on  n'a  point  intention  d'en- 
gager une  affaire  ,  mais  on  y  est  invité  pres- 
que par  les  fautes  de  l'ennemi,  dont  il  faut 
profiter  pour  le  punir. 

A  toutes  ces  maximes  je  joindrai  encore 
que  nos  guerres  doivent  être  courtes  et  vives, 
puisqu'il  n'est  pas  de  notre  intérêt  de  traîner 
l'affaire  ;  qu'une  longue  guerre  ralentit  in- 
sensiblement notre  admirable  discipline .  et 
ne  laisse  pas  de  dépeupler  notre  pays  ,  et 
d'épuiser   nos   ressources. 

Par  cette  raison  les  généraux  qui  comman- 
deront des  armées  prussiennes  ,  tâcheront  , 
quoique  heureux,  de  terminer  l'affaire promp- 
tement  et  avec  prudence.  Il  ne  faut  pas  qu'ils 
pensent  comme  le  Maréchal  de  Luxembourg, 
à  qui  son  fils  disoit  dans  une  des  giHerres  de 
I  Flandre  :  il  me  paroît  ,  mon  père,  que  nous 
pourrions  prendre  encore  une  ville.  A  quoi 
le  Maréchal  répondit:  Tais -toi,  petit  fou; 
veux- tu  que  nous  nous  en  retournions  chez 
nous  pour  y  planter  des  choux?  En  un  mot, 
en  matière  de  batailles  il  faut  suivre  la  maxime 
du  Sannérib  des  Hébreux  ,  qu'il  vaut  mieux 
qu'un  homme  périsse  que  tout   un  peuple. 

Pour  ce  qui  est  de  châtier  l'ennemi  de 
ses  fautes  ,  on  n'a  qu'à  lire  la  relation  de  la 
bataille  de  Senef ,    où  le  Prince  de  Condé 

Oeuv.deFr.ILT.IIL  Z 


334      INSTRUCTION     MILITAIRE 

entama  une  affaire  d'arrière-garde  contre  le 
Prince  d'Orange,  ou  le  Prince  de  Waldeck, 
qui  avoit  négligé  d'occuper  la  tête  d'un 
défilé  5  pour  faciliter  la  retraite  de  son  arrière-^ 
garde. 

Les  relations  de  la  bataille  de  ...  .  gagnée, 
par  le  Maréchal  de  Luxembourg  ,  et  de  celles 
de  Raucoux  fourniront  d'autres  exemples. 

ARTICLE    XXIV. 

Des  hafards ,    et    des   accident   imprévus  qui 
arrivent  à  la  guerre. 


ferois  un  article  bien  long ,  sije  voulois 
traiter  de  tous  les  accidens  qui  peuvent  ar- 
river à  *iin  général  dans  la  guerre.  Je  me 
retrancherai  à  dire  qu'il  y  faut  de  l'adresse 
et  du  bonheur. 

Le5  généraux  sont  plus  à  plaindre  qu'on 
ne  pense.  Tout  le  monde  les  condamne  sans 
les  entendre.  La  gazette  les  expose  aujuge- 
ment  du  plus  vil  public.  Entre  plusieurs 
milliers  de  personnes  ,  il  n'y  en  a  peut-être 
pas  une  qui  sache  conduire  le  moindre  déta- 
chement. 

Je  n'entreprendrai  pas  de  parler  en  faveur 
des  généraux  qui  ont  fait  ^des  fautes.  Je  sa- 


Dtr    ROI    DE    PRUSSE.      '  355 

criîie  mêine  ma  campagne  de  1744;  maïs 
j'ajoute  5  qu'avec  plusieurs  fautes  ,  j'ai  fait 
quelques  bonnes  expéditions  ,  comme  par 
exemple  le  siège  de  Prague  ,  la  retraite  et 
la  défense  de  Kolin  ;  et  encore  la  retraite 
en  Silésie.  Je  ne  les  toucherai  plus.  Je  dirai 
seulement  qu'il  y  a  des  événemens  malheu- 
reux, contre  lesquels  ni  la  prévoyance  hu- 
maine 5  ni  des  réflexions  solides  ne  font  rien. 
Comme  je  n'écris  que  pour  mes  généraux, 
je  n'alléguerai  ici  d'autres  exemples  que 
ceux  qui  me  sont  arrivés.  Lorsque  nous 
fûmes  à  Reichenbach  ,  j'avois  formé  le  des- 
sein de  gagner  la  rivière  de  la  Neisse  par 
une  marche  forcée  ,  et  de  me  mettre  entre 
la  ville  de  ce  nom,  et  l'armée  du  Général 
de  Neuperg,  pour  lui  couper  sa  communi- 
cation. Toutes  les  dispositions  furent  faites 
pour  cela  ,  mais  il  survint  une  grosse  pluie, 
qui  rendit  les  chemins  si  impraticables, 
que  notre  avant-garde  ,  qui  menoit  les  pon- 
tons avec  elle  ,  né  put  pas  avancer.  Pendant 
la  marche  de  l'armée  ,  il  fit  un  brouillard 
si  épais  5  que  les  troupes  qui  avoient  été 
de  garde, aux  villages  ,  s'égarèrent,  de  sorte 
qu'elles  «ne  purent  plus  retrouver  leurs  ré- 
gimens.  Tout  alla  si  mal ,  qu'au  lieu  d'ar- 
river le    matin  à  quatre  heures  ,  comme  je 

Z  Q 


356        INSTRUCTION    MILITAIRE 

l'avols  projeté,  on  n'arriva  qu'à  midi.  Il 
ne  fut  plus  alors  question  d'une  marche 
forcée,  l'ennemi  nous  prévint,  et  détruisit 
mon  projet. 

Si  les  maladies  se  mettent  dans  vos  troupes 
peîidant  vos  opérations,  elles  vous  mèneront 
à  la  défensive  ;  comme  il  nous  arriva  en 
Bohème  l'année  1741  ,  à  cause  de  la  mau- 
vaise nourriture  qu'on  avoit  fournie  aux 
troupes. 

A  la  bataille  de  Hohen  Friedberg  j'ordon- 
nai à  un  de  mes  aides  de  camp  d'aller  dire 
au  Margrave  Charles  de  se  mettre ,  comme 
le  plus  ancien  Général ,  à  la  tête  de  ma  se- 
conde ligne  ;  parce  que  le  Général  Kalck- 
stein  avoit  été  détaché  à  l'aile  droite  contre 
les  Saxons.  Cet  aide  de  camp  fit  un  qui- 
proquo ,  et  porta  ordre  au  Margrave  de  for- 
mer la  seconde  ligne  de  la  première.  Je  m'ap- 
perçus  heureusement  de  cette  méprise  ,  et 
j'eus  encore  le  temps  de  la  réparer. 

On  doit  par  conséquent  être  toujours  sur 
ses  gardes ,  et  songer  qu'une  commission 
mal  exécutée  peut  gâter  une  affaire.  Si  un 
général  vient  à  tomber  malade ,  ou  qu'il 
soit  tué  à  la  tête  d'un  détachement  d'impor- 
tance ,  plusieurs  de  vos  mesures  en  seront 
dérangées.    Car  il  faut  de  bonnes  têtes  et  de 


DU     ROI     DE     PRUSSE.  55] 

bons  généraux ,  qui  ayent  de  la  valeur  , 
pour  agir  ofîensivement.  Le  nombre  en  est 
petit  ;  je  n'en  ai  tout  au  plus  que  trois  ou 
quatre  dans  mon  armée. 

Si  malgré  toutes  vos  précautions  l'ennemi 
réussit  à  vous  enlever  quelque  convoi,  toutes 
vos  mesures  seront  encore  dérangées ,  vos 
projets  renversés  et  suspendus. 

Si  des  raisons  de  guerre  vous  obligent  de 
faire  avec  l'armée  des  mouvemens  en  arrière, 
vos  troupes  en  seront  décoaragées.  J'ai  été 
assez  heureux  pour  n'en  pas  faire  l'expé- 
rience avec  toute  mon  armée  ;  mais  j'ai  re- 
marqué ,  à  la  bataille  de  Molwitz  ,  combien 
il  faut  de  temps  pour  rassurer  un  corps  qui 
a  été  découragé.  Ma  cavalerie  étoit  alors  tel- 
lement déchue ,  qu'elle  se  croydit  menée  à 
la  boucherie  ;  j'en  fis  de  petits  détachemens 
pour  l'aguérir ,  et  la  faire  agir.  Ce  n'est  que 
depuis  la  bataille  de  Hohen  Friedberg  que 
commence  l'époque  où  elle  est  devenue  ce 
qu'elle  auroit  dû  être  ,  et  ce  qu'elle  est  à 
présent. 

L'ennemi  ayant  découvert  un  espion  d'im- 
portance que  vous  aurez  dans  son  camp , 
vous  perdrez  la  boussole  sur  laquelle  vous 
vous  étiez  orienté  ,  et  vous  n'apprendrez  de 
ses  mouvemens  que  ceux  que  vous  verrez. 

Z  3 


558         INSTBTTCTIdN     MILITAIRE 

La  négligence  des  officiers  détachés  pour 
reconnoître ,  peut  vous  mettre  dans  le  der- 
nier embarras.  Le  Maréchal  de  Neuperg  fut 
surpris  de  cette  manière,  l'officier  des  hou- 
sards  qu'on  avoit  envoyé  à  la  découverte, 
ayant  négligé  son  devoir.  Nous  fûmes  à  lut 
sans  qu'il  en  soupçonnât  la  moindre  chofe. 
Un  officier  du  régiment  de  Ziethen  ^')  fit  né- 
gligemment sa  patrouille  dans  la  nuit  où 
l'ennemi  construisit  ses  ponts  à  Selmitz,  et 
surprit  les  équipages. 

Vous  apprendrez  par  ce  que  je  viens  d® 
dire  ,  qu'il  ne  faut  jamais  confier  la  sûreté 
de  toute  une  armée  à  la  vigilance  d'un  simple 
officier.  Des  affaires  d'une  si  grande  consé- 
quence ne  doiventjamais  dépendre  d'un  seul 
homme  ,   ou  d'un  officier  subalterne.  Impri- 

*)  Il  se  peiTt  fort  bien  que  l'officier  de  Ziethen  n'ait  pas  fait 
exactement  son  devoir;  mais  il  étoit  bien  difficile  à  deux 
foibles  bataillons  de  difputer  à  une  armée  de  soixante-dix 
n^ille  hommes  le  pafiage  d'une  rivière  telle  que  l'Elbe  eft 
du  coté  de  TeinitZv  Les  quartiers  des  Prussiens  ,  par  le 
front  qu'ils  avoient  à  défendre,  n'étoient  pas  assez  resser- 
rés, pour  se  soutenir  promptement  et  en  force  contre 
une  arm.ée  aussi  nombreuse ,  qui  étoit  assemblée  dans  un 
seul  point ,  pour  y  pénétrer  ,  et  qui  avoit  encore  l'avan- 
tage^du  terrain»  Cet  exemple  fait  voir,  que  les  dispositions 
les  plus  sages  &  les  mieux  digérées  échoueront  contre  un 
projet  de  passage  de  rivière ,  si  le  front  qu'on  a  à  garder 
Gst  d'une  trop  grande  étendue  et  que  la  situation  avanta- 
geuse du  terrain  ne  supplée  pas  â  ce  défaut. 


ÔÛ    ROI    DE     PRUSSE.  359 

niez -VOUS  bien  dans  la  mémoire  ce  que  j'ai 
dit  à  ce  sujet  dans  Tarticie  de  la  défense  des 
rivières. 

Les  patrouilles  et  les  partis  détachés  pour 
reconnaître  ,  ne  doivent  être  regardés  que 
comme  une  précaution  superflue  ;  il  ne  faut 
jamais  s'y  fier,  mais  en  prendre  d'autres  plus 
solides  et  plus  sûres, 

La  trahison  dans  une  armée  est  le  plus  grand 
malheur  de  tous.  Le  Prince  Eugène  fut  en 
l'année  i  733  trahi  par  le  Général  St.  .  .,  que 
les  François  avoient  corrompu.  Je  perdis  Co- 
sel  par  la  trahison  d'un  ofîicier  de  la  garnison, 
qui  déserta  chez  l'ennemi ,  et  l'y  mena.  Il 
s'ensuit  enfin  de  tout  ceci  qu'il  ne  faut  jamais, 
même  au  milieu  du  bonheur,  se  fier  à  la  for- 
tune, ni  devenir  orgueilletix  dans  les  succès  5 
mais  songer  toujours  que  le  peu  que  vous 
aurez  d'esprit  et  de  prévoyance,  n'est  qu'un 
jeu  du  hasard,  et  d'accidens  imprévus;  par 
où  il  plaît  5  à  je  ne  sais  quel  destin,  d'abais- 
ser l'orgueil  des  hommes  pleins  de  pré- 
somption* 


Z4 


j6q     instruction   militaire 

ARTICLE    XXV. 

S'il  est  absolument  nécessaire  qu'un    Général 
d'armée  tienne  Conseil  de  guerre. 


L 


E  Prince  Eugène  avoit  coutume  de  dire 
qu'un  général  qui  avoit  envie  de  ne  rien  en- 
treprendre, n'avoit  qu'à  tenir  conseil  de 
guerre.  Cela  est  d'autant  plus  vrai ,  que  les 
voix  sont  ordinairement  pour  la  négative.  Le 
secret  même ,  qui  est  si  nécessaire  dans  la 
guerre ,  n'y  est  pas   observé. 

Un  général  à  qui  le  souverain  a  confié  ses 
troupes  5  doit  agir  par  lui  -  même  ,  et  la 
confiance  que  le  souverain  a  mise  dans  le 
mérite  de  ce  général,  l'autorise  à  faire  tout 
d'après  ses  lumières. 

Cependant  je  suis  persuadé  qu'un  géné- 
ral ,  à  qui  même  un  officier  subalterne 
donne  un  conseil,  en  doit  profiter,  puis- 
qu'un vrai  citoyen  doit  s'oublier  lui-m.ême  , 
et  ne  regarder  qu'au  bien  de  l'affaire ,  sans 
s'embarrasser  si  ce  qui  l'y  mène  provient  de 
lui ,  ou  d'un  autre ,  pourvu  qu'il  parvienne 
à  ses  fins. 


DU     ROI     DE     PRUSSE.  36t 

ARTICLE     XXVr. 
Des   manœuvres    dune    armée. 


o 


N  verra  par  les  maximes  que  j'ai  établies 
dans  cet  ouvrage ,  sur  quoi  roule  la  théorie 
des  évolutions  que  j'ai  introduites  j)armi  mes 
troupes.  L'objet  de  ces  manœuvres  est  de 
gagner  du  temps  dans  toute  occasion  ,  et  de 
décider  une  affaire  plus  promptement  qu'il 
n'a  été  d'usage  jusqu'à  présent;  &  enfin  de 
renverser  l'ennemi  par  les  furieux  chocs  de 
notre  cavalerie.  Par  cette  impétuosité,  le  pol- 
tron est  entraîné  de  façon  (ju'il  est  obligé  de 
faire  son  devoir ,  aussi  bien  que  le  brave 
homme.  Il  n'y  a  aucun  cavalier  qui  soit  inutile. 
Tout  dépend  de  la  vivacité  de  l'attaque. 

Je  me  flatte  donc  que  tous  les  généraux, 
convaincus  de  la  nécessité  et  de  l'avantage  de 

o 

la  difcipline  ,  tâcheront  d'entretenir  toujours 
la  nôtre,  et  de  la  perfectionner,  tant  en  temps 
de  guerre  qu'en  temps  de  paix. 

Je  n'oublierai  jamais  ce  que  Végèce  dans  un 
certain  enthousiasme  nous  dit  desRomains:  Et 
à  la  fin  la  discipline  romaine  triompha  des  corps 
mlleniands ,  de  la  force  des  Gaulois ,  de  la  ruse 

Z  5 


S6<2         INSTRUCTION     MIIITAIHÉ 

des  Allemands,  du  grand  nombre  des  Barbares,  et 
subjugua  tout  ï univers  connu.  Tant  la  prospé- 
ritéd'un  État  est  fondée  sur  la  discipline  de 
son  armée. 


ARTICLE     XXVII. 
T)es  Quartiers  d'hiver. 


X^< 


^ORSOUE  la  campagne  est  finie,  on  songe 
aux  quartiers  d'hiver.  On  en  fait  l'arrange- 
ment selon  les  circonstances  où  l'on  se  trouve. 

On  commence  par  faire  la  chaîne  des  trou- 
pes qui  couvriront  les  quartiers.  Les  chaînes 
se  formeront  de  trois  manières  :  ou  derrière 
une  rivière,  ou  à  la  faveur  des  postes  défen- 
dus par  des  montagnes ,  ou  sous  la  protection, 
de  quelques  villes  fortifiées. 

Dans  l'hiver  de  1741  à  1742  le  corps  de 
mes  troupes  qui  avoit  des  quartiers  d'hiver 
en  Bohème  ,  prit  les  siens  derrière  l'Elbe.  La 
chaîne  qui  les  couvroit  ,  commençoit  à 
Brandais ,  et  allant  par  Nienbourg  ,  Kolin  , 
Bodiebrod  et  Pardubitz  se  terminoit  à  Kœ- 
nigingraetz. 

J'ajouterai  ici  qu'il  ne  faut  jamais  se  fier 
aux  rivières ,  puisqu'on  peut  les  passer  par- 


BU     KOI     DE     PRUSSE."  363 

tout  lorsqu'elles  sont  gelées.  Vous  aurez  la 
précaution  démettre  des  housards  dans  tous 
les  endroits  de  la  chaîne ,  pour  être  attentifs 
à  tous  les  mouvemens  de  l'ennemi.  Ils  feront 
des  patrouilles  fréquentes  en  avant,  pour  sa- 
voir si  l'ennemi  est  tranquille ,  ou  s'il  fait 
assembler  des  troupes.  Il  faut  encore  que  de 
distance  en  distance ,  outre  la  chaîne  de  l'in- 
fanterie 5  il  y  ait  des  brigades  de  cavalerie 
et  d'infanterie  ,  pour  être  ^prêtes  à  donner 
du  secours  partout  où  l'on  en  aura  besoin. 
^  Dans  l'hiver  de  1744  ^  174^  nous  formâ- 
mes la  chaîne  de  nos  quartiers  tout  le  long 
des  montagnes  qui  séparent  la  Silésie  de  la 
Bohème  ,  et  nous  gardâmes  exactement  les 
frontières  de  nos  quartiers,  pour  être  en 
repos. 

Le  Lieutenant  Général  de  Truchsefs  avoit 
à  observer  le  front  de  la  Lusace  jusqu'au 
comté  de  Glatz ,  la  ville  de  Sagan,  et  les 
postes  de  Schmiedeberg  à  Friedland.  Ce  der- 
nier endroit  étoit  fortifié  par  des  redoutes.  Il 
y  eut  encore  quelques  autres  petits  postes  re- 
tranchés sur  les  chemins  de  Schazlar,  Liebau, 
et  Silberfeerg.  Le  Général  de  Truchsefs  s'étoic 
ménagé  une  réserve ,  pour  soutenir  le  premier 
de  ces  postes  qui  vicndroit  à  être  insulté  par 
l'ennemi.  Tous  les  détachemens  étoient  cou- 


36,].         INSTRUCTION     MILITAIRE 

verts  par  les  abatis  faits  dans  les  bois  ;  et  tous 
les  chemins  menant  en  Bohème  ,  avoient  été 
rendus  impraticables.  Chaque  poste  avoit  ses 
housards ,  pour  reconnoître. 

Le  Général  Lehwald  couvroit  le  comté  de 
Glatz  par  un  pareil  détachement,  et  avec  la 
même  précaution.  Ces  deux  Généraux  se 
prêtoient  la  main,  de  sorte  que  si  les  Autri- 
chiens avoient  marché  contre  le  Général  de 
Truchsefs,  le  Général  Lehwald  entroit  eu 
Bohème,  pour  prendre  l'ennemi  en  queue, 
et  réciproquement  l'autre. 

Les  villes  de  Troppau  et  de  JaegerndorfF 
étoient  nos  têtes  dans  la  haute  Silésie  ,  et  la 
communication  étoitparZiegenhals  etPatsch- 
kau  à  Glatz  ,   et  par  Neustadt  à  Neifse.      , 

J'avertirai  ici  qu'il  ne  faut  jamais  se  fier 
aux  montagnes  ,  mais  se  souvenir  toujours 
du  proverbe  qui  dit  :  que  partout  où  passe 
une  chèvre,   un  soldat  passera. 

Pour  ce  qui  concerne  les  chaînes  des  quar- 
tiers qui  sont  soutenus  par  des  forteresses  , 
je  vous  renverrai  aux  quartiers  d'hiver  du 
Maréchal  de  Saxe.  Ils  sont  les  meilleurs,  mais 
on  n'a  pas  la  liberté  du  choix  j  il  faut  faire 
sa  chaîne  selon  le  terrain  qu'on  occupe. 

J'établirai  ici  pour  maxime  ,  qu'il  ne  faut 
pas   s'opiniâtrer    dans    les    quartiers   d'hiver 


DIT     ROI    DE     PRUSSE.  565 

pour  une  seule  ville,  ou  pour  un  poste,  à 
moins  que  l'ennemi  ne  vous  gêne  trop  par-là. 
Car  vous  deve%  porter  toute  votre  attention 
à  avoir  des  quartiers  d'hiver  tranquilles. 

Pour  seconde  maxime  j'ajouterai  encore  , 
que  la  meilleure  méthode  est  de  distribuer 
les  régimens  par  brigade  dans  leurs  quartiers 
d'hiver;  afin  qu'ils  soient  toujours  sous  les 
yeux  des  généraux.  Notre  service  exige  aussi 
de  placer  ,  s'il  est  possible,  les  régimens  avec 
les  généraux  qui  en  sont  les  chefs.  Mais  il  y 
a  des  exceptions  à  cette  règle;  le  général  d'ar- 
mée jugera  si  cela  pourra  se  faire. 

Voici  présentement  les  règles  sur  l'entre- 
tien des  troupes  en  quartiers  d'hiver. 

Les  circonstances  voulant  absolument  qu'on 
prenne  les  quartiers  d'hiver  dans  son  pays, 
alors  il  faut  que  les  capitaines  et  les  officiers 
subalternes  ayent  une  gratification  propor- 
tionnée aux  douceurs  ordinaires  qu'ils  reçoi- 
vent dans  les  quartiers  d'hiver.  Le  soldat  aura 
le  pain  et  la  viande  gratis. 

Mais  les  quartiers  d'hiver  étant  dans  un 
pays  ennemi,  le  général  en  chef  des  troupes 
aura  i5,ooofl.,  les  généraux  de  la  cavalerie 
et  de  l'infanterie  auront  chacun  io,qoo  fl.; 
les  lieutenans  généraux  7,000,  et  les  majors 
généraux,  (maréchaux  de  camp)  5, 000;  les 


365        INSTRUCTION     Z^ÎILITAÎPvE 

capitaines  de  cavalerie  auront  chacun  q,ooo, 
ceux  de  l'infanterie  1800  fl.  et  les  subalternes 
100  ducats  ou  quatre  à  cinq  cents  florins.  Le 
soldat  aura  du  pain,  de  la  viande,  et  de  la 
bière  gratis,  que  fournira  le  pays  :  mais  point 
d'argent ,  parce  que  cela  favorife  la  dé- 
sertion. 

Le  général  en  chef  tiendra  la  main  pour  que 
cela  se  fasse  en  ordre,  et  ne  permettra  aucun 
pillage  ;  mais  il  ne  chicanera  pas  l'ofhcier  pour 
quelque  petit  profit  qu'il  pourroit  faire. 

Si  l'armée  est  en  quartiers  dans  le  pays  en- 
nemi,  c'est  au  général  d'armée  d'avoir  soin 
que  les  recrues  nécessaires  lui  soient  fournies. 
(Il  diflribuera  les  cercles  de  façon  que  trois 
régimens ,  par  exemple ,  seront  assignés  à 
l'un  ,  et  quatre  à  un  autre.  )  Chaque  cercle 
sera  subdivisé  aux  régimens,  comme  cela  se 
fait  dans  les  cantons  d'enrôlement. 

Si  les  Etats  du  pays  veulent  eux-mêmes 
fournir  les  recrues  ,  il  n'en  sera  que  mieux. 
Sinon,  on  y  emploiera  la  force.  Il  faut  qu'el- 
les arrivent  de  bonne  heure  ,  pour  que  l'of- 
ficier ait  le  temps  de  les  exercer  et  de  les 
mettre  en  état  de  faire  le  service  le  printemps 
prochain.  Mais  cela  n'empêchera  pas  les  ca- 
pitaines d'envoyer  en  recrue. 


BU    ROIDE     PRUSSE.  367 

Comme  le  général  en  chef  doit  se  mêler  de 
toute  cette  économie,  il  aura  attention  que 
les  chevaux  d'artillerie  et  de  vivres,  qui  sont 
un  tribut  du  pays,  soient  fournis  en  nature , 
^  ou  en  argent  comptant.  Il  ne  manquera  pas 
non  plus  d'avoir  soin  que  les  contributions 
soient  payées  très-exactement  au  trésor  de 
l'armée.  C'est  aussi  au  pays  ennemi  à  faire 
réparer  à  ses  dépens  tous  les  chariots  d'équi- 
page, et  tout  ce  qu'il  faut  pour  l'apparat  d'une 
armée. 

Le  général  portera  toute  son  attention  à  ce 
que  les  officiers  de  cavalerie  fassent  réparer 
les  selles  ,  les  brides,  les  étriers  ,  et  les  bot- 
tes ;  et  que  ceux  d'infanterie  se  pourvoient 
de  souliers  ,  de  bas  ,  de  chemises,  et  de  guê- 
tres pour  la  campagne  prochaine.  Il  faudra 
encore  faire  raccommoder  les  couvertures  des 
soldats,  et  leurs  tentes  5  il  faut  que  la  ca- 
valerie affile  ses  épées ,  que  l'infanterie  re- 
mette ses  armes  en  bon  état  ;  et  que  l'artil- 
lerie prépare  la  quantité  nécessaire  de  car- 
touches pour  l'infanterie.  v 

Il  reste  encore  au  général  à  avoir  soin  que 
les  troupes  qui  forment  la  chaîne ,  soient 
suffisamment  pourvues  de  poudre  et  de  bal- 
les, et  qu'il  n'y  ait  rien  qui  manque  dans 
toute  l'armée. 


36S       INSTRUCTION     MILITAIRE 

Si  le  temps  le  permet ,  le  général  ne  fera 
pas  mal  d'aller  visiter  quelques-uns  de  ces 
quartiers  ,  pour  examiner  l'établissement  des 
troupes,  et  pour  être  assuré  que  les  officier* 
les  exercent  et  font  ce  service  comme  tout 
auti'e  5  car  il  faut  faire  exercer  non- seule- 
ment les  recrues ,  mais  aussi  les  vieux  sol- 
dats, pour  les  entretenir  dans  l'habitude. 

A  l'entrée  de  la  campagne  on  changera  les 
quartiers  de  cantonnement,  et  on  les  distri- 
buera félon  l'ordre  de  bataille;  savoir  la  ca- 
valerie aux  ailes,  et  l'infanterie  au  centre.  Ces 
cantonnemens  ont  ordinairement  neuf  à  dix 
lieues,  (quatre  à  cinq  milles)  de  front,  sur 
quatre  (deux)  de  profondeur,  et  dans  le 
temps  que  vous  devrez  camper,  on  les  ré- 
trécira un  peu. 

Je  trouve  qu'il  est  très  -  convenable  de  dis- 
tribuer dans  les  cantonnemens  les  troupes 
aux  ordres  des  six  premiers  généraux.  Que 
l'un  ,  par  exemple ,  commande  toute  la  ca- 
valerie de  l'aile  droite ,  et  l'autre  celte  de  la 
gauche  en  première  ligne  ;  les  deux  autres 
commanderont  celle  de  la  seconde  :  de  cette 
façon  les  ordres  seront  plus  promptement 
expédiés  ,  et  les  troupes  se  mettront  plus 
facilement  en  colonnes  ,  pour  entrer  au 
camp. 

A  Toc- 


9 

DU  ROI  i)E  prussé:  369 

A  l'occasion  des  quartiers  d'hiver,  j'aver- 
tirai encore  de  vous  bien  garder  d'établir  vos 
troupes  dans  les  quartiers  d'hiver,  tant  que 
vous  n'aurez  pas  des  avis  certains  que  l'armée 
ennemie  est  entièrement  séparée.  Je  recom- 
mande à  ce  sujet  de  se  souvenir  toujours  de 
ce  qui  arriva  à  l'Electeur  Frédéric-Guillaume, 
quand  le  Maréchal  de  Turenne  le  surprit  dans 
ses  quartiers  en  Alsace. 


ARTICLE   XXVIÎI. 

Des  Campagnes  d'hiver  en  particulier. 


L 


E  S  campagnes  d'hiver  abyment  les  trou- 
pes, tant  par  les  maladies  qu'elles  y  causent, 
que  parce  qu'étant  obligées  d'être  toujours 
dans  im  mouvement,continuel ,  elles  ne  peu- 
vent être  ni  habillées ,  ni  recrutées.  Le  même 
inconvénient  se  trouve  pour  l'attirail  des 
munitions  de  guerre  et  de  bouche. 

Il  est  certain  que  la  meilleure  armée  du 
.monde  ne  soutiendra  pas  long-temps  de  sem- 
blables campagnes,  et  qu'il  faut  par  cette 
raison  éviter  les  guerres  d'hiver,  comme  cel- 
les qui  de  toutes  les  expéditions  sont  les  plus 
condamnables.  Mais  il  peut  arriver  tels  évé- 

Oeiiv.  de  Fr.  IL  T.  IlL  A  a 


# 

370      INSTKUCTÏOK    MILITAIRE 

nemens    qui    obligent  un  général   d'en  ve- 
nir là. 

Je  crois  avoir  fait  plus  de  campagnes  d'hi- 
ver qu'aucun  Général  de  ce  siècle  ;  je  ne 
ferai  pas  mal  de  dire  les  motifs  qui  m'y  ont 
déterminé. 

A  la  mort  de  l'Empereur  Charles  VI,  l'an- 
née 1740,  il  n'y  avoit  que  deux  régimens 
autrichiens  en  Silésie.  Ayant  résolu  de  faire 
valoir  des  droits  de  ma  maison  sur  ce  duché, 
je  fus  obligé  de  faire  la  guerre  en  hiver,  pour 
profiter  de  tout  ce  qui  me  pouvoit  être  avan- 
tageux, et  porter  le  théâtre  de  la  guerre  sur 
la  Neisse. 

Sij'avois  pris  le  parti  d'attendre  le  prin- 
temps ,  nous  aurions  établi  la  guerre  entre 
Crossen  et  Glogau,  et  nous  n'aurions  em- 
porté qu'après  trois  ou  quatre  campagnes 
difficiles  ce  que  nous  gagnâmes  par  une 
simple  marche.  Cette  raison  étoit  à  mon  avis 
assez  valable. 

Si  je  n'ai  pas  réussi  dans  la  campagne  d'hiver 
de  174-Q5  que  je  fis  pour  dégager  les  pays  de 
î'Électeur  de  Bavière  ,  c'étoit  que  les  Fran-« 


DU  noi  DE  Prusse:  371 

çois  y  agissoient  en  étourdis  et  les  Saxons  '^) 
en  traîtres. 

L'hiver  de  1745  à  1746  je  fis  ma  troisième 
campagne  d'hiver,  parce  que  les  Autrichiens 
ayant  envahi  la  Silésie  '^''') ,  je  fus  obligé  de 
les  en  chasser. 

Dès  le  dommencement  de  l'hiver  1745  à 
1746  les  Autrichiens  et  les  Saxons  voulu- 
rent faire  une  irruption  dans  mes  pays  héré- 
ditaires, pour  mettre  tout  à  feu  et  à  sang  5 
j'agis  alors  selon  mon  principe  et  je  les  pré- 
vins. Je  fis  au  milieu  de  l'hiver  la  gueiTe , 
dans  le  cœur  de  leur  pays. 

Si  de  pareilles  circonstances  venoîent  se 
présenter  encore ,  je  n'hésiterois  pas  de  pren- 
dre le  même  parti  ,  et  j'approuverois  la  con- 
duite de  mes  généraux  qui  suivroient  mon 
exemple.  Mais  sans  cela  je  blâmerai  toujours 
ceux  qui  inconsidérément  entreprendront  des 
guerres  d'hiver. 

Pour  ce  qui  regarde  le  détail  de  ces  cam- 

*)  Les  mémoires  authentiques  de  ce  temps -là  justifieront 
pleinement  la  conduite  des  Saxons,  Il  seroit  fort  inu- 
tile de  vouloir  la  disculper  ici*  C'est  la  fable  de  la 
Brebis  et  du  Loup» 

**  )  L'histoire  ne  fait  pas  mention  de  cette  invasion.  Elle 
nous  dit  seulement  que  le  Prince  Charles  fut  obligé  de 
quitter  les  bords  du  Rhin,  pour  sauver  la  Bohème^ 

A  a  q 


37  2       INSTRUCTION     MILITAIRS 

pagnes  d'hiver  ,  il  faudra  toujours  faire  mar-« 
cher  les  troupes  dans  des  cantonnemens  bien 
serrés ,  et  loger  dans  un  village  deux  à  trois 
régimens  de  cavalerie,  mêlés  même  d'in- 
fanterie, s'il  peut  les  recevoir.  On  fait  quel- 
quefois entrer  toute  l'infanterie  dans  une 
même  ville;  comme  le  Prince  d'Anhalt  fit  à 
Torgau  ,  Eulenbourg  ,  Meissen ,  '  et  deux 
ou  trois  autres  petites  villes  en  Saxe ,  dont 
je  ne  puis  plus  me  rappeler  les  noms  :  après 
quoi  il  vint  se  camper. 

Lorsqu'on  s'approchera  de  l'ennemi ,  on 
assignera  des  rendez- vous   aux  troupes  ,  et 
on  marchera  sur  plusieurs  colonnes   comme 
à  Tordinaire;   et  quand   on    en   viendra    au 
mouvement  décisif  pour  l'affaire  ,  c'est-a-dire 
à  enfoncer  les  quartiers  de  l'ennemi ,   ou   à 
marcher  à  lui ,  pour  le  combattre  ,    on  cam- 
pera  en  bataille  ,    les   troupes   restant  à  la 
belle    étoile.     Chaque  compagnie   allumera 
alors  un  grand  feu ,  pour  y  passer  la  nuit. 
Mais  comme  cqs  sortes  de  fatigues  sont  trop 
violentes ,  pour  qtie  l'homme  puisse  y  résis- 
ter à  la   longue ,  vous  emploierez  dans  ces 
entreprises  toute  la  célérité  possible.    Il  ne 
faut  point  envisager  le  danger  ,    et  ne   pas 
balancer  ,  mais  prendre  une  vive  réfolution, 
jst  la  soutenir  avec  fermeté^ 


DU    ROI     DE     PRUSSE.     '  373 

On  doit  se  garder  d'entreprendre  une  cam- 
pagne d'hiver  dans  un  pays  hérissé  de  places 
fortes.  Car  la  saison  ne  vous  permettra  pas 
cle  faire  le  siège  des  grandes  forteresses ,  que 
Tonne  peut  emporter  par  surprise;  qu'on  soit 
persuadé  d'avance  qu'un  tel  projet  échouera, 
puisqu'il  est  impossible  à  exécuter. 

Si  on  a  le  choix,  il  faudra  donner  aux  trou- 
pes pendant  l'hiver  autant  de  repos  que  faire 
se  pourra  ,  et  bien  employer  ce  tempffà  ré- 
tablir l'armée  ^  afin  qu'on  puisse  au  prin- 
temps suivant  prévenir  l'ennemi  à  l'ouver- 
ture de  la  campagne. 

Ce  sont  là  à  peu  près  les  principales  règles 
des  grandes  manœuvres  de  guerre  ,  dont  j'ai 
détaillé  les  maximes  autant  qu'il  m'a  été  pos- 
sible. Je  me  suis  particulièrement  appliqué  à 
rendre  les  choses  claires  et  intelligibles  ;  mais 
si  par  hasard  vous  doutiez  de  quelques  arti- 
cles, vous  me  feriez  plaisir  de  me  les  com- 
muniquer ,  afin  que  je  puisse  plus  ample- 
ment déduire  mes  raisons  ,  ou  me  confor- 
mer à  votre  sentiment ,  s'il  est  meilleur. 

Le  peu  d'expérience  que  j'ai  acquis  dans 
la  guerre  ,  m'a  appris  qu'on  ne  peut  pas  ap- 
profondir entièrement  cet  art,  et  qu'en  l'étu- 
diant avec  application  ,  on  y  découvrira  tou- 
jours quelque  chose  de  nouveau. 

A*  3 


374       INSTRUCTION    MILITAIRE 

Je  ne  croirai  pas  avoir  mal  employé  mon 
temps ,  si  cet  ouvrage  peut  exciter  dans  mes 
officiers  le  désir  de  méditer  sur  un  métier 
qui  leur  ouvrira  la  plus  brillante  carrière  , 
pour  acquérir  de  la  gloire ,  pour  tirer  leurs 
noms  de  l'oubli ,  et  pour  se  faire  par  leurs 
actions  une  réputation  immortelle. 


REFLEXIONS 

SUR 

LES    TALENS    MILITAIRES 

ET 
SUR    LE    CARACTÈRE 

DE 

G  H  A  Pv  L  E  S     XII 

ROI   DE    SUÈDE. 


j 


AI  voulu  pour  ma  propre  instruction  me 
faire  une  idée  précise  des  talens  militaires  et 
du  caractère  de  Charles  XII,  Roi  de  Suède^ 
je  ne  le  juge  ni  sur  des  tableaux  outrés  par 
ses  panégyristes ,  ni  sur  des  traits  défigurés 
par  ses  critiques.  Je  m'en  rapporte  à  des  té- 
moins oculaires  ,  et  à  des  faits  dont  tous  les^ 
livres  conviennent.  Défions-nous  de  tous  les 
détails  dont  les  histoires  sont  remplies:  parmi 
un  amas  de  mensonges  et  d'absurdités,  il  ne 
faut  s'attacher  qu'aux  grands  événemens,  qui 
sont  les  seuls  véritables. 

A  a  4 


"îî^f- 


37'0  RETLEXIONS 

De  ce  nombre  d'hommes  qui  se  sont  mê- 
lés de  gouverner  ou  de  bouleverser  le  monde, 
on  ne  fait  attention  qu'à  ceux  dont  le  génie  a 
été  le  plus  étendu  ,  dont  les  grandes  actions 
ont  été  une  suite  de  grands  projets,  et  qui 
se  sont  servis  des  événemens ,  ou  les  ont  fait 
naître ,  pour  changer  la  face  politique  de 
l'univers.  Tel  fut  César;  les  services  qu'il 
rendit  à  la  république  ,  ses  vices  ,  ses  vertus, 
ses  victoires  ,  tout  contribua  à  l'élever  sur  le 
trône  du  monde.  Tels  étoient  le  grand  Gus- 
tave, Turenne,  Eugène,  Marlborough ,  dans 
des  cercles  d'activité  plus  ou  moins  étendus; 
les  uns  assujettissoient  leurs  opérations  mi- 
litaires à  l'objet  qu'ils  s'étoient  proposé  de 
remplir  durant  le  cours  d'une  année  ,  les  au- 
tres enchaînoient  leurs  travaux  et  plusiems 
campagnes  au  dessein  général  de  la  guerre 
qu'ils  avoient  entreprise  ;  et  l'on  s'aperçoit 
du  but  qu'ils  se  proposoient,  en  suivant  les 
actions  ,  tantôt  circonspectes  ,  tantôt  brillan- 
tes qui  les  y  conduisirent.  Tel  étoit  Cromvel  : 
tel  étoit  le  Cardinal  de  Richelieu  qui  parvint 
par  sajpersévérance  à  rabaisser  les  grands  du 
royaiime  ,  les  protestans  qui  le  divisoient,  et 
la  maison  d'Autriche,  l'ennemie  implacable 
de  la  France. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'examiner  par  quel 


SUR      CHARLES      XII.         3/7 

droit  César  opprima  une  république  dont  il 
étoit  né  citoyen  ;  si  le  Cardinal  de  Richelieu 
ût  durant  son  administration  plus  de  mal  que 
de  bien  à  la  France,  ou  s'il  faut  blâmer  Mon- 
sieur de  Turenne  d'être  passé  chez  les  Efpa- 
gnols  :  il  ne  s'agit  à  présent  que  de  talens 
admirables  en  eux-mêmes,  et  non  pas  de 
l'usage  juste  ou  blâmable  qu'en  ont  fait  ceux 
qui  les  possédoient. 

Quoique  les  combinaisons  de  la  politique 
cédassent  souvent  aux  passions  violentes  qui 
subjuguoient  Charles  XII,  ce  prince  n'en  a 
pas  moins  été  un  des  hommes  extraordinai-- 
res  qui  ont  fait  le  plus  de  bruit  en  Europe.  Il 
a  ébloui  les  yeux  des  militaires  par  une  foule 
d'exploits  ,  les  uns  plus  brillans  que  les  au- 
tres. Il  a  essuyé  les  plus  cruels  revers  ,  il  a  été 
l'arbitre  du  nord ,  il  a  été  fugitif  et  prison- 
nier en  Turquie.  C^  illustre  guerrier  mérite 
d'être  examiné  de  prés,  et  il  est  utile  pour 
tous  ceux  qui  courent  la  carrière  des  armes , 
d'approfondir  les  causes  de  ses  succès  et  de 
ses  infortunes.  Je  n'ai  aucune  intention  de 
rabaisser  la  réputation  de  cet  illustre  guerrier; 
je  ne  veux  que  l'apprécier,  et  savoir  avec 
exactitude  dans  quelles  occations  on  peut 
l'imiter  sans  risque  ,  et  dans  quelles  autres 
on  doit   éviter  de  le  prendre  pour  modèle  -, 

Aa  5 


dans  quelque  science  que  ce  soit,  il  est  aussi 
ridicule  d'imaginer  un  homme  parfait ,  que 
de  vouloir  que  le  feu  étanche  la  soif,  ou 
que  l'eau  rassasie;  dire  à  un  héros  qu'il  a 
failli,  c'estle  faire  ressouvenir  qu'il  est  homme. 
Rois,  ministres,  généraux,  auteurs,  tous 
ceux  qui  par  leur  élévation' ou  leurs  talens  se 
donnent  en  spectacle  au  public,  s'assujet- 
tissent au  jugement  de  leurs  contemporains 
et  de  la  postérité.  Comme  les  bons  livres 
sont  les  seuls  critiqués ,  parce  que  les  mau- 
vais n'en  valent  pas  la  peine  ;  il  arrive  de 
même  qu'en  détournant  les  regards  d'une 
foule  comm^une  et  vulgaire  ,  on  les  attache 
sur  ceux  dont  les  talens  supérieurs  ont  en- 
trepris de  se  frayer  des  routes  nouvelles  ,  et 
on  les  examine  avec  soin. 

Charles  Xîl  est  excusable  à  bien  des  égards 
de  n'avoir  pas  réuni  en  kii  toutes  les  perfec- 
tions de  Fart  militaire.  Cette  science  si  diffi- 
cile n'est  point  infusée  par  la  Nature.  Quel- 
les que  soient  les  heureuses  dispositions  de 
la  naissance  ,  il  faut  une  profonde  étude ,  et 
une  longue  expérience  pour  les  perfection- 
ner; ou  il  faut  avoir  fait  fon,  apprentissage 
dans  l'école  q|;.  sous  les  yeu:^  d'un  grand  ca- 
pitaine j  ou  il  faut,  après  s'être  souvent  égaré, 
apprendre  les  régies  à  ses  propres  dépens.  Il 


SUR      CHAKLE5      XîL       3jt) 

est  permis  de  se  défier  de  la  capacité  d'un 
homme  qui  est  Roi  à  seize  ans.  Charles  XIî 
vit  pour  la  première  fois  l'ennemi,  lorsqu'il 
se  trouva  la  première  fois  à  la  tête  de  ses  trou- 
pes. Je  dois  observer  à  cette  occasion  que 
tous  ceux  qui  ont  commandé  des  armées  dans 
leur  première  jeunesse,  ont  cru  que  tout  l'art 
consistoit  à  être  téméraire  et  vaillant. 

Pyrrhus  ,  le  grand  Condé  et  notre  héros 
même  en  sont  des  exemples.  Depuis  que 
l'invention  de  la  poudre  a  changé  le  système 
de  s'entre-détruire  ,  l'art  de  la  guerre  a  pris 
toute  une  autre  forme:  la  force  du  corps  , 
qui  faisoit  le  mérite  principal  des  anciens 
héros  5  n'est  plus  comptée  pour  rien  5  à  pré- 
sent la  ruse  l'emporte  sur  la  violence  ,  et 
l'art  sur  la  valeur.  La  tête  du  général  a  plus 
d'influence  sur  le  succès  d'une  campagne , 
que  les  bras  de  ses  soldats.  La  sagesse  prépare 
les  voies  au  courage ,  l'audace  eft  réservée 
pour  l'exécution ,  et  il  faut  pour  être  ap- 
plaudi des  connoisseurs  plus  d'habileté  en- 
core que  de  fortune.  Maintenant  notre  jeu- 
nesse qui  se  voue  aux  armes,  peut  acquérir 
la  théorie  de  ce  pénible  métier  par  la  lecture 
de  quelques  livres  classiques  ,  et  par  les  ré- 
flexions d'anciens  militaires:  le  Roi  de  Suède 
manqua  de  ces  secours.    On  lui  avoit  fait 


38o  ïiefle:xions 


»» 


traduire  à  la  vérité  l'ingénieux  roman  de 
Quinte  Curce  pour  l'amuser  ,  et  pour  lui 
donner  du  goût  pour  le  latin,  qu'il  n'aimoit 
pas  :  ce  livre  a  pu  inspirer  à  notre  héros  le 
désir  d'imiter  Alexandre  ,  mais  il  n'a  pu  lui 
apprendre  les  règles  que  le  système  de  la 
guerre  moderne  fournit  pour  y  réussir. 

Charles  ne  dut  rien  à  l'art,  mais  tout 
à  la  Nature  j  son  esprit  n'étoit  pas  orné  , 
mais  hardi,  ferme,  susceptible  d'élévation, 
amoureux  de  la  gloire  ,  et  capable  de  lui 
tout  sacrifier:  ses  actions  gagnent  autant  à 
être  examinées  en  détail ,  que  la  plupart  de 
ses  projets  y  perdent.  Sa  constance  ,  qui  le 
rendit  supérieur  à  la  fortune  ,  sa  prodigieuse 
activité  et  sa  valeur  héE£)ïque  furent  sans 
doute  ses  vertus  éminentes.  Ce  prince  suivoit 
l'impulsion  puissante  de  la  Nature,  qui  le 
destinoit  à  devenir  un  héros ,  dès  que  la 
cupidité  de  ses  voisina  le  força  à  leur  faire  la 
guerre;  et  son  caractère,  méconnu  jusqu'alors, 
se  développa  tout  de  suite.  Il  est  temps  de 
le  suivre  dans  ses  différentes  expéditions  : 
je  borne  mes  réflexions  à  ses  neuf  premières 
campagnes ,  qui  fournissent  un  vaste  champ 
aux  remarques. 

Le  Pioi  de   Danemark  attaqua  le  Duc  de 
Holstein,  beau-frère  de  Charles  XII.  Notre 


s    U   p.      CHARLES      XII.        3Si, 

héros  5  au  lieu  d'envoyer  ses  forces  dans  cot 
duché  5  où  les  Suédois  auroient  achevé  ^ 
ruine  d'un  prince  qu'il  vouloit  défendre,  fait; 
passer  huit  mille  hommes  en  Poméranie; 
il  s'embarque  sur  sa  flotte  ,  descend  en  Zé- 
lande,  chasse  des  bords  de  la  mer  les  trou- 
pes qui  en  défendoient  l'approche ,  met  1© 
siège  devant  Copenhague ,  la  capitale  de  son 
ennemi,  et  en  moins  de  six  semaines  il  force 
le  Roi  de  Danemark  à  conclure  ime  paix 
avantageuse  au  Duc  de  Holstein.  Cela  est  ad- 
mirable, tant  pour  le  projet  que  pour  l'exé- 
cution. Par  ce  premier  coup  d'essai  Charles 
égala  Scipion,  qui  porta  la  guerre  à  Carthage 
pour  faire  rappeler  Annibal  d'Italie.  De  Zé- 
lande  je  suis  ce  jeune  héros  en  Livonie;  ses 
troupes  y  arrivent  avec  une  rapidité  éton- 
nante :  on  peut  appliquer  à  cette  expédition 
le  Veni^  Vldi^  Vicide  César.  Le  noble  enthou- 
siasme dont  le  Roi  étoit  animé ,  se  commu- 
nique à  ses  lecteurs;  on  peut  s'échauffer  par 
le  récit  des  exploits  qui  précédèrent  et  ac- 
compagnèrent cette  grande  victoire* 

La  conduite  de  Charles  étoit  sage  ,  elle 
étoit  hardie  et  non  téméraire;  il  falloit  se- 
courir Narva  que  le  Czar  assiégeoit  en  per- 
sonne; il  falloit  donc  attaquer  et  battre  les 
Russes.  Leur  armée  ,  quoique  nombreuse  ,' 


3S^  KÉFLEXîÔKS 

ii'étoit  qu'une  multitude  de  barbares  mal 
arm.és5  mal  disciplinés  et  manquant  de  bons 
gé.nér aux  pour  les  conduire;  les  Suédois  dé- 
voient donc  s'attendre  d'avoir  sur  les  Mosco- 
vites les  mêmes  avantages  que  les  Espagnols 
avoient  eus  sur  les  nations  sauvages  de  l'Amé- 
jique  :  aussi  les  succès  répondirent-ils  pleine- 
ment à  cette  attente ,  et  les  nations  virent 
avec  étonnement  huit  mille  Suédois  battre  et 
disperser  quatre-vingt  mille  Russes.  De  ce 
champ  de  triomphe  j'accompagne  notre  hé- 
ros aux  bords  de  la  Duna,  seule  occasion  où 
il  ait  employé  la  ruse  ,  et  où  il  s'en  soit  habi- 
lement servi. 

Les  Saxons  défendoient  l'autre  bord  du 
fleuve  ;  Charles  les  abuse  par  un  stratagème 
nouveau ,  dont  il  est  l'inventeur  ;  il  a  déjà 
franchi  le  fleuve  à  la  faveur  d'une  fumée  ar- 
tificielle 5  qui  cachoit  ses  mouvemens  ,  avant 
que  le  vieux  Steinau,  qui  commandoit  les 
Saxons,  s'en  soit  aperçu:  les  Suédois  sont 
aussitôt  rangés  en  ordre  de  bataille  que.  dé- 
barqués ;  après  quelques  chocs  de  cavalerie 
et  une  charge  légère  d'infanterie  ils  mettent 
en  fuite  les  Saxons  et  les  dispersent.  Quelle 
conduite  admirable  pour  ce  passage  de  ri- 
vière ,  quelle  présence  d'esprit  et  quelle  ac- 
tivité pour  donner  en  débarquant  aux  troupes 


SUR      CHARLES      XII.         383 

'iin  champ  propre  pour  agir,  et  quelle  va- 
leur pour  décider  le  combat  en  si  peu  de 
temps  !  Des  morceaux  aussi  parfaits  méritent 
les  éloges  des  contemporains  et  de  la  posté- 
rité: mais  ce  qui  doit  paroître  surprenant  à 
tout  le  monde  ,  c'est  que  ce  qu'on  trouve  de 
plus  achevé  parmi  les  exploits  de  Charles  XII, 
ce  soient  ses  premières  campagnes.  Peut-être 
que  la  Fortune  le  gâta  à  force  de  le  favoriser  f 
peut-être  qu'il  crut  que  l'art  étoit  inutile  à 
un  homme  auquel  rien  ne  résistoit ,  ou  peut- 
être  encore  que  sa  valeur,  quoiqu'admirable^ 
l'induisit  souvent  à  n'être  que  téméraire. 

Charles  avoit  jusqu'ici  tourné  ses  arme» 
contre  l'ennemi  auquel  il  lui  convenoit  d'op- 
poser ses  forces.  Depuis  la  bataille  de  la  Duna 
on  perd  de  vue  le  fil  qui  le  conduisit  :  ce 
n'est  plus  qu'une  foule  d'entreprises  sans 
liaison  et  sans  dessein  ,  parsemées  à  la  véri- 
té d'actions  brillantes  ,  mais  qui  ne  tendent 
pas  au  but  principal  que  le  Roi  devoit  se 
proposer  dans   cette  guerre. 

Le  Czar  étoit  sans  contredit  l'ennemi  le 
plus  puissant  et  le  plus  dangereux  qu'eût  la 
Suède  ;  il  semble  que  c'étoit  à  lui  que  notre 
héros  devoit  s'adresser  d'abord  après  la  dé- 
faite des  Saxons  :  les  débris  de  Narva  étoient 
<;ncQre  errans.  Pierre  I  avoit  ramassé  àla  hâte 


384  REFLEXIONS 

trente  ou  quarante  mille  Moscovites  ,  qui  ne 
valoient  pas  mieux  que  ces  quatre-vingt  mille 
barbares  auxquels  les  Suédois  avoient  fait 
mettre  bas  les  armes  ;  c'étolt  donc  le  Czar 
qu'il  falloit  presser  alors  avec  vigueur  ;  il 
falloit  le  pousser  hors  deFIngrie,  ne  lui  point 
laisser  le  temps  de  respirer,  et  profiter  de 
cette  occasion  pour  lui  imposer  les  lois  de  la 
paix.  Auguste,  nouvellement  élu,  contredit, 
et  mal  affermi  sur  le  trône,  s'il  avoit  été  privé 
des  secours  de  laRussie,  tomboit  de  lui-même, 
et  Charles  pouvoit  le  détrôner  à  son  aise  ,  (si 
toutefois  la  Suède  y  avoit  un  intérêt  essen- 
tiel; )  au  lieu  de  prendre  d'aussi  justes  m.e- 
sures  ,  le  Roi  parut  oublier  entièrement  le 
Czar  et  les  Moscovites  qui  agonisoient,  pour 
courir  après  je  ne  sais  quel  Seigneur  polo- 
iiois  5  engagé  dans  une  faction  contraire. 
Ces  petites  vengeances  lui  firent  négliger  de 
grands  intérêts.  Il  subjugua  bientôt  la Lithua- 
nie;  delà,  comme  un  torrent  orageux  qui 
se  déborde  ,  son  armée  fondit  en  Pologne  , 
et  inonda  tout  ce  royaume.  Le  Roi  étoit  tan- 
tôt à  Varsovie  ,  tantôt  à  Cracoyie  ,  à  Lublin, 
à  Léopol  :  les  Suédois  se  répandent  dans  la 
Prusse  polonoise  ;  ils  revolent  à  Varsovie, 
détrônent  le  Roi  Auguste  ,  le  poursuivent  en 
Saxe  5  où  ils  établissent  tranquillement  leurs 

quartiers. 


ï 


SUR      CHARLES      XII.         385 

quartiers.  Il  faut  remarquer  que  ces  campa- 
gnes, que  je  me  contente  de  rapporter  som- 
mairement, occupent  notre  héros  pendant 
l'espace  de  plusieurs  années. 

Je   m'arrêterai  un  moment  à  examiner   la 
conduite  que  ce  prince  tint  pour  conquérir 
la  Pologne  ,   et  j'observe  en  passant  que  par- 
mi les  batailles  qu'il  gagna  dans  ces  courses 
continuelles  ,   il  faut  donner  la  préférence  à 
celle  de  Clissow,   dont  il  dut  le  succès   au 
mouvement  habile  qu'il  fit  faire  à  ses  troupes 
pour  prendre  les  Saxons  en  flanc.  La  métho- 
de que  Charles  suivit  dans  la  guerre  qu'il  fit 
en  Pologne  ,   fut  certainement   défectueuse. 
On  sait  que  c'est  un  pays  sans  forteresses    et 
ouvert  de  tous  côtés  ,  ce  qui  rend  sa  conquête 
facile,  mais  sa  possession  momentanée.  Le 
Comte  de  Saxe  remarque  judicieusement  que 
les  pays  aisés  à  subjuguer    exigent  d'autant 
plus  de  soins  pour  s'y  affermir  :  quoique   la 
méthode  qu'il  propose  ,   soit  lente  en   appa- 
rence ,   elle  est  cependant  la  seule  qu'il  faille 
suivre  ,  si  l'on  veut  agir  avec  sûreté.  Le  Roi 
de  Suède,   tr^p  impétueux,  ne  fit  jamais  de 
profondes  réflexions  sur  la  nature  du  pays 
où  il  fais  oit  la  guerre  ,    ni  sur  le    tour  qu'il 
convenoit  de  donner  aux  opérations  militai- 
res.  S'il  avoit  commencé  par  s'établir  dans  la 
Qeuv.de  Fr.  IL  T.III.  B  b 


386  RÉFLEXIONS 

Prusse  polonoisse,  s'assurant  pas  à  pas  du 
cours  de  la  Vistule  et  du  Bog ,  en  fai- 
sant construire  dans  les  confluens  et  dans 
d'autres  endroits  convenables  des  places  de 
guerre  ,  qu'il  pouvoit  rendre  bonnes  par  des 
fortifications  de  campagne;  s'il  avoit  procédé 
de  même  le  long  de  tous  les  fleuves  qui  tra- 
versent la  Pologne  ,  il  s'assuroit  des  points 
d'appui  fixes  ,  et  maintenant  par -là  le  pays 
dont  il  s'étoit  déjà  emparé;  ces  établisse- 
mens  lui  auroient  facilité  le  moyen  de  tirer 
des  contributions  et  d'amasser  des  subsis- 
tances: cela  même  réduisoit  la  guerre  en  rè- 
gle 5  et  coupoit  cours  à  toutes  ces  incursion» 
des  Moscovites  et  des  Saxons.  Les  postes  bien 
fortifiés  obligeoient  ses  ennemis  ,  s'ils  vou- 
loient  faire  des  progrès ,  à  la  nécessité  d'en- 
treprendre des  sièges,  dans  des  contrées  éloi- 
gnées, où  le  transport  de  l'artillerie  devenoit 
d'autant  plus  difficile ,  que  les  chemins  y 
sont  mauvais  et  marécageux;  et  dans  le  cas 
de  quelques  re^vers ,  le  Roi  ayant  les  derriè- 
res assurés  ,  ne  pouvoit  jamais  voir  ses  af- 
faires désespérées  5  ces  places  lui  donnoient 
le  temps  de  réparer  ses  pertes  ,  d'arrêter  et 
d'amuser  un  ennemi  victorieux.  Par  les  me- 
sures différentes  que  Charles  prit  ,  il  ne  fut 
jamais  maître  en  Pologne  que  des   contrées 


SUR      CHARLES      X  î  I.         33/ 

que  ses  troupes  occupèrent;  ses  campagnes 
ne  furent  que  des  courses  continuelles;  au 
moindre  caprice  de  la  Fortune  sa  conquête 
étoit  sur  le  point  de  lui  échapper;  il  fut  obli- 
gé de  donner  nombre  de  combats  inutiles, 
et  il  ne  gagna  par  ses  exploits  les  plus  bril- 
lans  que  la  possession  précaire  d'une  pro- 
vince dont  il  avoit  chassé  ses  ennemis. 

Nous  approchons  insensiblement  des  temps 
où  la  Fortune  commença  à  se  déclarer  contre 
îiotre  héros.  Je  me  propose  de  redoubler  de 
circonspection  à  l'examen  des  événemens  qui 
lui  furent  contraires.  Ne  jugeons  point  des 
projets  des  hommes  par  l'issue  de  leurs  en- 
treprises. Gardons -nous  d'imputer  au  man- 
que de  prévoyance  des  malheurs  produits  par 
des  causes  secondes  ,  causes  que  le  peuple 
nomme  hasard^  et  qui  ayant  tant  d'influence 
dans  les  vicissitudes  humaines  trop  multipliées 
ou  trop  obscures  ,  échappent  aux  esprits  les 
plus  transcendans. 

Il  ne  faut  point  rendre  le  Roi  de  Suède 
responsable  de  tous  les  malheurs  qui  lui  sont 
arrivés  :  il  faut  plutôt  s'appliquer  à  distin- 
guer ceux  qu'un  enchaînement  de  fatalités 
lui  a  fait  essuyer ,  de  ceux  qu'il  a  pu  s'attirer 
par  ses  propres  fautes.  La  Fortune  ,  qui  ac- 
compagna sans  cesse  toutes  les  entreprises  de 

Bb  % 


38S  R  i  r  l'  E  X  I  o  N  s 

ce  prince  pendant  les  guerres  de  Pologne, 
l'empêcha  de  s'apercevoir  qu'il  s'étoit  sou- 
vent écarté  des  régies  de  l'art  5  et  comme  il 
n'étoit  point  puni  de  ses  fautes ,  il  ne  ressen- 
tit point  les  inconvéniens  dans  lesquels  il 
auroit  pu  tomber.  Ce  bonheur  continuel  lui 
donna  trop  de  sécurité,  et  il  ne  pensa  pas 
même  à  changer  de  mesures.  Il  paroît  qu'il 
manqua  entièrement  de  prévoyance  dans  les 
campagnes  qu'il  fit  dans  la  principauté  de 
Smolensko  et  dans  l'Ukraine.  Quand  même 
il  auroit  détrôné  le  Czar  à  Moscou,  il  n'en 
seroit  pas  plus  louable,  parce  que  ses  succès 
auroient  été  dus  au  hasard  et  non  à  sa  con- 
duite. On  a  comparé  une  armée  à  un  édifice 
auquel  le  ventre  sert  de  fondement ,  parce 
que  la  première  attention  d'un  général  doit 
être  de  nourrir  ses  troupes. 

Ce  qui  contribua  le  plus  au  malheur  du 
Koi  de  Suède ,  ce  fut  le  peu  d'attention  qu'il 
lit  à  faire  subsister  son  armée.  Comment  ap- 
plaudir à  un^général  auquel  il  faut  des  trou- 
pes qui  vivent  sans  se  nourrir,  qui  soient 
infatigables  et  immortelles  ? 

On  blâme  ce  prince  pour  s'être  confié  trop 
légèrement  aux  promesses  deMazeppa;  mais 
ce  Cosaque  ne  le  trompa  point ,  il  fut  lui- 
même  trahi  par  ui^  §jiç2iaînen;i«iat  des  èausej^ 


SUR      C    HA    R    L    E    S      XII.         ^Sg 

secondes,  qu'on  ne  pouvoir  pas  prévoir: 
d'ailleurs  les  âmes  de  la  trempe  de  Charles  XII 
ne  sont  jamais  soupçonneuses  et  ne  devien- 
nent défiantes  qu'après  avoir  souvent  éprou- 
vé la  méchanceté  Se  l'ingratitude  des  hommes. 
Mais  je  me  ramène  à  l'examxcn  du  projet  de 
campagne  de  ce  prince.  Si  j'ose  hasarder 
mes  conjectures  ,  moi  qui  ne  puis  pas  dire 
comme  le  Corrége  ,  son pittore  ancKio  ,  il  me 
semble  que  le  Roi  voulant  réparer  alors  la 
faute  qu'il  avoit  faite  de  négliger  le  Czar  si 
long-temps  ,  devoit  choisir  la  route  la  plus 
riisée  pour  pénétrer  en  Russie,  et  les  moyens 
les  plus  infaillibles  d'accabler  son  puissant  ad- 
versaire :  cette  route  certainement  n'étoit  ni 
celle  de  Smolensko  ni  celle  de  l'Ukraine  ;  dans 
l'une  et  dans  l'autre  route  on  avoit  à  traverser 
de  vastes  marais  ,  d'immenses  déserts  ,  de 
:  grands  fleuves  ;  après  quoi  il  falloit  cheminer 
par  un  pays  moitié  sauvage  ,  pour  arriver  à 
Moscou.  LeRoi se  privoit  par  cette  marche  de 
tous  les  secours  qu'il  pouvoit  tirer  de  la  Po- 
logne et  de  la  Suède.  Plus  il  s'enfonçoit  en 
Russie  5  plus  il  étoit  coupé  de  son  royaume. 
Il  falloit  plus  d'une  campagne  pour  achever 
cette  entreprise  5  d'où  pouvoit -il  prendre 
des  vivres?  par  quel  chemin  les  recrues  pou- 
voient-elles  le  joindre?  de  quelle  bourgad<5 

Bb  3 


3gO  HEFLEXIOKS 

cosaque  ou  inofcovite  pouvoit-il  faire  une 
place  de  guerre?  où  trouver  des  armes  de 
rechange ,  des  habilleniens  ,  et  cette  multi- 
tude  de  choses  aussi  communes  que  nécef- 
faires  qu'il  faut  renouveler  sans  cesse  pour 
l'entretien  d'une  armée  ?  Tant  de  difficultés* 
insurmontables  pouvoient  faire  prévoir  que 
dans  cette  expédition  les  Suédois  périroient 
de  fatigues  et  de  misères,  ou  que  la  victoire 
même  les  consumeroit. 

Si  les  succès  de  cette  guerre  ofïroient  une 
si  triste  perspective  ,  à  quoi  ne  pouvoit-on 
pas  s'attendre  en  cas  de  quelque  accident? 
Un  échec  facile  à  réparer  ailleurs  ,  devient 
une  catastrophe  décisive  pour  une  armée 
aventurée  dans  un  pays  sauvage  ,  sans  éta- 
blissement et  par  conséquent  sans  retraite. 
.  Au  lieu  d'affronter  tant  de  difficultés  et  de 
braver  tant  d'obstacles,  il  se  présentoitun  pro- 
jet plus  naturel,  qui  s'arrangeoit  comme  de  lui 
même  ,  c'étoit  de  traverser  la  Livonie  et  l'In- 
grie,  et  d'aller  droit  à  Pétersbourg.  La  flotte 
suédoise  et  des  vaisseaux  de  transport  pou- 
voient côtoyer  l'armée  le  long  de  la  Baltique 
et  lui  fournir  des  vivres;  les  recrues  et  les 
autres  besoins  de  l'armée  pouvoient  arriver 
par  mer  ou  par  la  Finlande  ;  le  Roi  couvroit 
ses  plus  belles  provinces ,  il  restoit  à  portée 


SUR      CHAULES      XII.        3ijl 

de  ses  frontières ,  ses  Succès  en  auroient  été 
plus  brillans  ,  ses  revers  ne  pouvoient  jamais 
le  réduire  dans  une  situation  désespérée.  S'il 
prenoit  Pétersbourg  ,  il  ruinoit  le  nouvel  éta- 
blissement du  Czar,  l'oeil  que  la  Russ^ie  a  sur 
l'Europe  ,  le  seul  lien  qui  lui  donne  de  la 
connexion  avec  la  partie  du  monde  que  nous 
habitons  ;  et  ce  grand  exploit  terminé ,  il 
ne  tenoit  qu'à  lui  de  pousser  plus  loin  ses 
avantages  ,  quoiqu'il  pût  faire  la  paix  ,  ce 
semble  5  sans  qu'il  fût  nécessaire  de  la  signer 
à  Mofcou. 

Je  vais  comparer  pour  mon  instruction  les 
règles  que  les  grands  maîtres  de  l'art  nous  ont 
laissées ,  avec  la  conduite  cjue  le  Roi  tint 
durant  ces  deux  campagnes.  Ces  règles  veu- 
lent que  les  armées  ne  soient  jamais  aventu- 
rées 5  surtout  que  les  généraux  évitent  de 
pousser  des  pointes.  Charles  s'enfonça  jusques 
dans  la  principauté  de  Smolensko,  sans  au- 
cune attention  pour  alTurer  la  communication 
avec  la  Pologne.  Nos  maîtres  enseignent  qu'il 
faut  établir  une  ligne  de  défenfe  ,  pour  met- 
tre ses  derrières  hors  d'insulte  ,  assurer  le  dé- 
pôt de  ses  vivres  et  les  couvrir  avec  l'armée. 
Les  Suédois  se  trouvoient  proche  de  Smo- 
lensko, n'ayant  que  pour  quinze  jours  de 
subsistances.  Leur  opération  consistoit  à  ta- 

B  b  4 


loRiier  les  Moscovites ,  à  battre  leur  arriére- 
garde  et  à  les  poursuivre  au  hasard ,  sans  sa- 
voir précisément  où  l'ennemi  qui  fuyoit  de- 
vant eux  les  conduisoit.  L'on  ne  voit  d'autre 
précaution  pour  la  subsistance  des  Suédois 
que  celle  que  le  Roi  prit  de  se  faire  suivre 
par  Loewenhaupt  ,  qui  étoit  chargé  de  la 
conduite  d'ini  çros  convoi.  Il  falloit  donc  ne 
pas  laisser  ce  convoi  si  loin  en  arriére  ,  puis- 
qu'on en  avoit  un  besoin  si  pressant;  il  fal- 
loit attendre  Loewenhaupt  avant  de  marcher 
en  Ukraine  ,  parce  que  plus  on  s'éloignoit 
de  lui  et  plus  on  l'exposoit.  Il  auroit  été 
plus  prudent  de  ramener  les  troupes  en  Li- 
thuanie  ;  la  marche  de  l'Ukraine  prépara  la 
ruine  de  l'armée  suédoise.  A  cette  conduite 
sans  méthode,  qui  suffisoit  seule  pour  per- 
dre les  affaires  ,  se  joignirent  des  infortunes 
dont  en  partie  le  hasard  pouvoit  être  la  cause. 
Le  Czar  attaqua  Loewenhaupt  à  trois  repri- 
ses et  intercepta  le  convoi  dont  il  avoit  la 
conduite.  Il  falloit  donc  que  le  Roi  de  Suéde 
-n'eût  aucune  nouvelle  des  desseins  ni  des 
mouvemens  des  Russes.  Si  ce  fut  par  négli- 
gence, il  eut  de  grands  reproches  à  se  faire  ; 
si  des  obstacles  invincibles  l'empêchoient  de 
se  procurer  des  informations  ,  il  faut  mettre 
ces  obstacles  sur  le  compte  des  fatalités  inévi" 


JSUll      CHARLES      XII.         3g1 

tables.  Lorsque  la  guerre  se  porte  dans  des 
pays  moitié  barbares  et  déserts ,  pour  s'y 
maintenir  il  faut  y  faire  des  établissemiens. 
Ce  sont  de  nouvelles  créations  ;  les  troupes 
sont  obligées  de  bâtir  des  fortifications,  de 
construire  des  chemins ,  d'établir  des  ponts 
et  des  digues  ,  et  d'élever  de^  redoutes  aux 
endroits  où  elles  sont  nécessaires.  Ces  ou- 
vrages,  qui  demandent  du  temps  et  de  la 
patience ,  cette  méthode  lente  ne  s'accor- 
doient  pas  avec  le  caractère  impétueux  et 
l'esprit  impatient  du  Roi.  On  remarque  qu'il 
est  admirable  dans  toutes  les  occasions  où  la 
valeur  et  la  promptitude  conviennent  ,  et 
qu'il  n'est  plus  le  même  dans  des  conjonc- 
tures qui  demandent  des  mesures  compas- 
sées et  des  desseins  que  le  temps  et  la  patience 
doivent  laisser  mûrir.  Tant  il  est  vrai  qu'il 
faut  que  le  guerrier  subjugue  ses  passions,  et 
tant  il  est  difficile  de  réunir  tous  les  talens 
d'un  grand  capitaine. 

Je  ne  fais  ici  mention,  ni  du  combat  d'Ho- 
lowczin,  ni  de  tant  d'autres  actions  qui  se 
passèrent  durant  ces  campagnes,  parce  qu'el- 
les furent  aussi  inutiles  pour  le  succès  de  la 
imerre  que  fiuiestes  pour  ceux  qui  en  de- 
vinrent les  victimes.  Notre  héros  auroit  pu 
ge  montrer  dans  plusieurs  occasions  meilleur 

Bb  3 


3g4:       REFLEXIONS 

économe  du  sang  humain.  Ce  n'est  pas  qu'il 
n'y  ait  des  situations  où  il  ne  faille  combat- 
tre. On  doit  s'engager  lorsque  l'on  a  moins 
à  risquer  qu'à  gagner;  lorsque  l'ennemi  se 
néglige ,  soit  dans  ses  campemens,  soit  dans 
ses  marches  ;  ou  lorsque  par  un  coup  décisif 
on  peut  le  forcer  d'accepter  la  paix. 

On  remarque  d'ailleurs  que  la  plupart  des 
«rénéraux  grands  batailleurs  ont  recours  à  cet 
expédient  5  faute    d'autres   ressources.  Loin 

de  leur  en  faire  un  mérite ,  on  l'envisage 
plutôt  comme  une  marque  de  la  stérilité  de 
leur  génie. 

Nous  voici  arrivés  à  la  malheureuse  cam- 
pagne de  Pultava.  Les  fautes  des  grands 
hommes  sont  de  puissantes  leçons  pour  ceux 
qui  ont  des  talens  plus  bornés.  Nous  avons 
peu  de  généraux  en  Europe  auxquels  les 
malheurs  de  Charles  XII  ne  doivent  appren- 
dre à  devenir  prudens  et  circonspects.  Feu 
le  Maréchal  Keith  5  qui  avoit  commandé  en 
Ukraine  étant  au  service  de  la  Russie ,  qui 
avoit  vu  et  examiné  Pultava,  m'a  dit  que  la 
ville  n'a  pour  toute  défense  qu'un  rempart 
de  terre  et  un  mauvais  fossé.  Il  étoit  persuadé 
que  les  Suédois  dés  leur  arrivée  pouvoient  la 
prendre    d'em^blée,    et  que    Charles   traîna 


SUR      CHARLES      XII.        3(^5 

exprès  le  siège  en  longueur ,  pour  y  attirer 
le  Czar  et  le  combattre. 

Il  est  vrai  qu'au  commencement  les  Sué- 
dois n'y  allèrent  pas  avec  cette  impétuosité 
et  cette  ardeur  qui  leur  étoit  ordinaire.  Il  faut 
encore  convenir  qu'ils  ne  livrèrent  d'assaut  à 
la  place  qu'après  que  Menzikof  yeutjeté  des 
secours  et  se  fut  campé  proche  de  la  ville  à 
l'autre  bord  de  la  Worskla.  Mais  le  Czar 
avoit  à  Pultava  un  magasin  considérable  ;  les 
Suédois,  qui  manquoient  de  tout,  ne  de- 
voient-ils  pas  s'emparer  au  plus  vite  de  ce 
magasin  ,  pour  en  priver  les  Russes ,  et  pour 
se  mettre  en  même  temps  dans  l'abondance? 
Charles  XII  avoit  sans  doute  les  raisons  les 
plus  fortes  de  presser  ce  siège  ;  il  auroit  dû 
se  rendre  maître  de  cette  bicoque  à  tout  prix 
avant  l'arrivée  des  secours.  En  décomptant 
les  Cosaques  vagabonds  de  Mazeppa,  à  charge 
au  combat,  il  ne  restoit  au  R.oi  que  dix-huit 
mille  Suédois.  Foible  comme  il  étoit,  quelle 
raison  pouvoit-il  avoir  avec  si  peu  de  trou- 
pes d'entreprendre  un  siège  et  de  se  battre 
en  même  temps  ?  A  l'approche  de  l'ennemi 
il  falloit ,  ou  abandonner  son  entreprise,  ou 
laisser  un  gros  corps  à  la  garde  de  la  tranchée. 
L'im  étoit  honteux,  l'autre  réduisoit  presque 
à  rien  le  nombre  de  ses  combattans  ;  ce  des- 


596  HEPLEISIOKS 

sein,  contraire  aux  intérêts  des  Suédois, 
donnoit  beau  jeu  au  Czar,  etparoît  indigné 
de  notre  héros.  On  n'oseroit  qu'à  peine  l'at- 
tribuer à  un  général  qui  n'avoit  jamais  fait 
la  guerre  avec  réflexion.  Ne  cherchons  pas 
finesse  où  il  n'y  en  a  point,  et  sans  charger 
le  Roi  de  Suéde  de  desseins  auxquels  il  ne 
pensapeut-être  jamais  5  souvenons-nous  qu'il 
avoit  été  souvent  mal  instruit  des  mouvemens 
de  ses  ennemis.  Il  paroît  donc  plus  raison- 
nable de  croire,  que  n'étant  informé  ni  de 
la  marche  de  Menzikof  ni  de  celle  du  Czar  , 
il  se  persuada  qu'il  n'étoit  point  pressé  et 
qu'il  pouvoitréduire  à  son  aise  Pultava.  Ajou- 
tons à  ceci  que  ce  prince  avoit  fait  toute  sa 
vie  la  guerre  de  campagne  ,  et  qu'il  étoit 
nouveau  dans  celle  des  sièges  ,  dont  il  n'avoit 
pu  acquérir  l'expérience.  Si  l'on  considère 
de  plus  que  les  Suédois  passèrent  trois  mois 
devant  Thorn ,  dont,  soit  dit  en  passant, 
les  ouvrages  ne  valent  guère  mieux  que  ceux 
de  Pultava ,  on  se  convaincra  de  leur  peu 
d'habileté  pour  les  sièges.  Eh  quoi!  si  Mons, 
si  Tournai,  si  des  places  fortifiées  par  les 
Coehorn  et  les  Vauban  arrêtent  à  peine  trois 
semaines  les  François  lorsqu'ils  les  attaquent, 
si  Thorn,  si  Pultava  tient  contre  les  Sué- 
dois quelques  mois  de  suite  ,  n'en  résulte-t-il 


SUK      CHARLES      XII.        3g7 

pas  que  ces  derniers  ignoroient  l'art  de  pren- 
dre des  forteresses  ?  Aucune  ville  ne  leur  ré- 
sistoit  quand  ils  pouvoient  la  prendre  l'épée 
à  la  main  ;  la  moindre  bicoque  les  arrêtoit 
lorsqu'il  falloit  ouvrir  la  tranchée  ;  et  si  ce 
n'en  est  pas  assez  de  toutes  ces  preuves, 
j'ajouterai  ,  que  du  caractère  impétueux  et 
violent  dont  étoit  Charles  Xïl ,  il  auroit  as- 
siégé et  pris  la  ville  de  Danzic  ,  pour  la  punir 
de  quelques  sujets  de  mécontentement  qu'elle 
lui  avoit  donnés:  cependant,  parce  qu'il 
jugea  cette  entreprise  au  dessus  de  ses  for- 
ces, il  ne  l'assiégea  pas,  et  se  contenta  d'une 
grosse  amende  qu'il  lui  fit  payer. 

Revenons  à  présent  à  notre  grand  objet: 
le  siège  de  Pultava,  une  fois  commencé,  et 
le  Czar  s'approchant  avec  son  armée  de  ses 
environs ,  Charles  étoit  encore  maître  de 
choisir  l'endroit  le  plus  convenable  pour 
combattre  son  rival  de  gloire  ;  il  pouvoit 
l'attendre  aux  bords  de  la  Worskla ,  lui  dis- 
puter le  passage  de  cette  rivière ,  ou  l'atta- 
quer immédiatement  après.  Les  circonstances 
où  se  trouvoient  les  Suédois  ,  demandoient 
une  prompte  résolution  :  ou  il  falloit  tomber 
tout  de  suite  sur  les  Russes  dès  leur  arrivée  , 
ou  il  falloit  renoncer  au  dessein  de  les  com- 
battre ;  ce  fut  une  faute  irréparable  de  biiser 


398  RÉTLEXIONS 

au  Czar  le  choix  du  poste  ,  et  de  lui  donner 
le  temps  de  se  bien  préparer;  il  avoit  déjà 
l'avantage  du  nombre,  c'étoit  beaucoup;  on 
lui  abandonna  celui  du  terrain  et  de  l'art, 
c'en  étoit  trop. 

Peu  de  jours  avant  l'arrivée  du  Czar  ,  le 
Roi  de  Suède  avoit  été  blessé  au  siège  dePul- 
tava;  ainsi  ces  reproches  ne  tombent  que  sur 
ses  généraux.  Il  semble  cependant  que  dés 
qu'il  eut  résolu  de  livrer  bataille ,  il  devoit 
abandonner  ses  tranchées  ,  pour  être  en  état 
de  faire  de  plus  grands  efforts  contre  ses 
ennemis  ,  certain  que  si  la  bataille  étoit 
gagnée  ,  Pultava  tomboit  de  soi-même  ,  et 
que  s'il  la  perdoit ,  il  falloit  également  lever 
le  siège.  Tant  de  fautes,  accumulées  de  la 
part  des  Suédois  ,  ne  présageoient  rien 
d'heureux  pour  le  combat  auquel  tout  le 
monde  se  préparoit.  Il  semble  que  la  Fortune 
arrangea  tout  d'avance  pour  préparer  le  mal- 
heur qui  devoit  arriver  aux  Suédois  ;  la  bles^ 
sure  du  Roi ,  qui  l'empêchoit  d'agir  comme 
à  son  ordinaire,  la  négligence  des  généraux 
suédois,  dont  la  disposition  vicieuse  mar- 
que qu'ils  n'avoient  point  reconnu  la  posi- 
tion des  Russes,  ou  qu'ils  s'en  étoient  fait 
Une  fausse  idée ,  étoient  des  préalables  qui 
amenoient  la  catastrophe.  Ce  n'étoit  pas  le 


§UR     CHARLES     XII.       Sgg 

cas  où  la  cavalerie  devoit  débuter  j  la  grosse 
besogne  de  cette  journée  devoit  rouler  sur 
l'infanterie  ,  et  sur  une  nombreuse  artillerie 
habilement  distribuée. 

Les  Russes  occupoient  un  terrain  avanta- 
geux, que  leurs  travaux  avoient  achevé  de 
perfectionner.  Dans  la  seule  partie  de  leur 
front  qui  fût  abordabl<e,  il  régnoit  une  pe- 
tite plaine ,    défendue  par  les  feux  croisés 
d'vme  triple  rangée  de  redoutes  ;  une  de  leurs 
ailes  étoit  couverte  par  un  abatis  d'arbres , 
derrière  lequel  s'élevoit  un  retranchement; 
l'autre  aile  avoit  devant  elle  un  marais  impra- 
ticable. Feu   le  Maréchal   Keith ,    qui   avoit 
examiné  cette  contrée  devenue    si  célèbre  , 
étoit  persuadé  que  quand  même  Charles  XIÏ 
auroit  eu  une  armée  de  cent  mille  hommes , 
il  n'auroit  pu  forcer  le  Czar  dans  ce  poste  ; 
parce  que   les    obstacles   multipliés   que  les 
assaillans  avoient  à  vaincre  successivement , 
leur    dévoient    coûter     un    monde     prodi- 
gieux, et  qu'à  la  fin  les  plus  braves  troupes 
sont  rebutées  quand  des  attaques  longues  et 
meurtrières  leur  opposent  sans  cesse  de  nou- 
velles difficultés.  J'ignore  la  raison  qu'avoient 
les  Suédois  ,  dans  la  situation  critique  où  ils 
se  trouvoient,   de  s'engager  dans  une  entre- 
prise aussi  hasardeuse  ;  s'ils    y   furent   con- 
traints par  nécessité,  ce  fut  à  eux  une  faute 


'400  11É?LEXI0N$ 

essentielle  de  s'être  mis  dans  le  cas  de  com- 
battre inalgré  eux,  et  avec  le  plus  grand 
désavantage.  Enfin  tout  ce  qu'on  devoit pré- 
voir arriva  ;  une  année  consumée  par  les 
fatigues  ,  par  la  misère  ,  et  par  ses  victoires 
mêmes  ,  fut  amenée  au  combat  :  le  Général 
Creutz  ,  qui  par  un  chemin  détourné  devoit 
tomber  pendant  l'action  sur  le  flanc  des  Rus- 
ses .  s'égara  dans  les  forêts  des  environs,  et 
ne  put  jamais  y  arriver.  Douze  mille  Suédois 
attaquèrent  donc  dans  ce  poste  terrible  et 
meurtrier  quatre-vingt  mille  Moscovites;  ce 
n'étoit  plus  une  horde  de  barbares  ,  pareille 
à  celle  que  Charles  avoit  dissipée  près  de 
Narva;  miais  c'étoient  des  soldats  bien  ar- 
més, bien  postés,  commandés  par  des  gé- 
néraux étrangers  et  habiles,  soutenus  par  de 
bons  retranchemens  et  protégés  par  le  feu 
d'une  artillerie  redoutable.  Les  Suédois  me- 
nèrent leur  cavalerie  à  la  charge  contre  ces 
batteries ,  et  le  canon  la  repoussa  malgré  sa 
valeur;  l'infanterie  fut  en  avançant  foudroyé© 
par  le  feu  qui  sortoit  de  ces  redoutes;  cela 
ne  l'empêcha  pas  d'emporter  les  deux  pre- 
mières ;  mais  les  Russes  ,  qui  l'attaquèrent 
en  même  temps  de  front,  en  flanc,  et  de 
tous  côtés ,  la  repoussèrent  à  différentes  re- 
prises ,    et  l'obligèrent  à   la  fin  à  céder  le 

terrain. 


I 


SUR      CHARLES      XII.         40I 

terrain.  La  confusion  se  mit  insensiblement 
parmi  les  Suédois  ;  la  blessure  du  Roi  l'em- 
pêcha de  remédier  à  ce  désordre  ,*  ses  meil- 
leurs généraux  avoient  été  pris  au  com- 
mencement de  l'action  ;  il  n'y  eut  donc 
personne  pour  rallier  assez  promptement 
ces  troupes,  et  dans  peu  la  déroute  devint 
générale.  La  négligence  que  l'on  avoit  eue 
de  ne  point  former  des  établissemens  pour 
assurer  les  derrières  de  l'armée  ,  fut  cause 
que  cette  troupe  n'ayant  point  de  retraite  , 
après  avoir  fui  jusqu'aux  bords  du  Boristhène, 
fut  obligée  de  se  rendre  à  la  discrétion  du 
vainqueur. 

Un  auteur  qui  a  beaucoup  d'esprit ,  mai» 
qui  a  fait  son  cours  militaire  dans  Homère 
et  dans  Virgile  ,  semble  accuser  le  Roi  de 
Suède  de  ce  qu'il  ne  se  mit  pas  à  la  tête  de 
ces  fuyards  que  Loewenhaupt  avoit  menés 
i  au  Boristhène  ;  il  en  attribue  la  cause  à  la 
fièvre  de  suppuration  dont  le  Roi  se  res- 
sentoit  alors,  et  qui,  à  ce  qu'il  prérend, 
mine  le  courage  :  mais  j'ose  lui  répondre 
qu'une  pareille  résolution  pouvoit  convenir 
au  temps  où  l'on  se  battoit  avec  des  armes 
blanches;  maintenant,  après  une  action, 
l'infanterie  manque  presque  toujours  de 
poudre  ;  les  munitions  des  Suédois  étoient 

Oeuv.  (I^  Fn  IL  T,  IIL  C  c 


402  ÏIÉFLEXIONS 

demeurées   au  bagage,  et   ce  bagage   avoir 
été  pris  par  l'ennemi  ;   si  donc  Charles  avoit 
eu  la  démence   de  s'opiniâtrer   à  la  tête  de 
ces  fuyards  ,   qui  manquoient    de    poudre  , 
et  de  vivres ,  (raisons,  soit  dit  par  parenthèse, 
pour  lesquelles  les  places  fortes  se  sont  ren- 
dues,) le  Czar  auroit  eu  bientôt  la  consola- 
tion de  voir  arriver  le  frère   Charles  qu'il  at- 
tendoit  avec  tant    d'impatience.  Le  Roi  ne 
put  donc  rien  faire  de  plus  sage  ,  même  en 
pleine  santé  ,    vu  l'état  désespéré  de  ses  af- 
faires 5   que  de    chercher  un  asile   chez    les 
Turcs.  Les   souverains    doivent    sans    doute 
mépriser   les    dangers ,    mais    leur  caractère 
les  oblige  en  même  temps   d'éviter  soigneu- 
sement   d'être    faits  prisonniers  ,    non  pour 
leur  personnel  5  mais  pour  les  conséquences 
funestes  qui  en  résulteroient  pour  leurs  Etats. 
Les  auteurs  françois  doivent  se  souvenir  du 
préjudice  que  porta  à  leur  nation  la  prison 
de  François  premier  ;    la  France  en  ressent 
encore  les  effets  ;  et  l'abus  de  rendre  les  char- 
ges vénales  ,   que  la  nécessité  de  trouver  des 
fonds  pour  payer   la  rançon  du  R.oi   intro- 
duisit  alors  5    est  un  monument  qui  la  fait 
ressouvenir   sans   cesse   de  cette  flétrissante 
époque. 

Notre  héros  fugitif  ^    dans  une  situatioi;! 


SUR       CHARLES       XII.         4o3 

qui  auroit  accablé  tout  autre  que  lui .  parut 
encore  admirable  en  imaginant  des  ressour- 
ces dans  un  semblable  malheur.  Pendant 
sa  marche  il  réfléchissoit  aux  moyens  d'ar- 
mer la  Porte  contre  la  Russie,  et  tiroit  du 
sein  même  de  son  infortune  des  expëdiens 
pour  la  réparer.  Je  m'afflige  de  voir  ce  hé- 
ros en  Turquie  s'avilir  jusqu'à  faire  le  cour- 
tisan du  grand  Seigneur  et  à  mendier  mille 
bourses.  Quel  caprice  ou  quelle  obstination 
inconcevable  de  s'opiniâtrer  à  demeurer  sur 
les  terres  d'un  souverain  qui  ne  vouloit  plus 
l'y  souffrir  !  Je  voudrois  qu'on  pût  efracer  de 
son  histoire  ce  combat  romanesque  de  Ben- 
der.  Que  de  temps  perdu  dans  le  fond  de 
la  Bessarabie  ,  à  se  repaître  d'espérances  chi- 
mériques ,  tandis  que  les  cris  de  la  Suéde  et 
les  sentimens  de  son  devoir  l'appeloiènt  à  la 
défense  de  ses  Etats  ,  abandonnés  en  quelque 
manière  par  son  .absence,  et  que  depuis 
quelque  temps  ses  ennemis  infestoient  de  tous 
les  cotés  !  Les  projets  qu'on  lui  attribue  depuis 
son  retour  en  Poméranie  ,  et  que  quelques 
personnes  mettent  sur  le  compte  de  Gœrtz, 
m'ontparu  si  vastes,  si  extraordinaires,  si  peu 
assortissans  à  la  situation  et  à  l'épuisement 
de  son  royaume,  qu'on  me  permettra  pour 
l'iimour  de  sa  gloire  delesp^^sser  sous  silence. 

C  C    2 


404  RÉFLEXIONS 

Cette  guerre  ,  si  féconde  en  succès  comme 
en  revers  ,  fut  commencée  par  les  ennemis 
de  la  Suède  ,  et  Charles  forcé  à  réprimer 
leurs  attentats  ,  se  trouva  dans  le  cas  d'une 
défense  légitime;  ses  voisins,  qui  ne  le  con- 
noissoient  pas  ,  l'attaquèrent,  parce  qu'ils 
miéprisèrent  sa  jeunesse.  Dès  qu'il  parut 
heureux  et  redoutable ,  l'Europe  l'envia , 
et  dès  que  la  fortune  l'abandonna,  les  puis- 
sances liguées  l'écrasèrent  pour  le  dépouil- 
ler. Si  notre  héros  avoit  eu  autant  de  modé- 
ration que  de  courage,  s'il  avoit  su  poser 
lui-même  des  bornes  à  ses  triomphes  ,  s'ac- 
commoder avec  le  Czar  ,  lorsque  les  occasions 
de  faire  la  paix  se  présentèrent  à  lui ,  il  aii- 
roit  étouffé  la  mauvaise  volonté  de  ses  en- 
vieux ,  qui,  dès  qu'il  cessa  de  leur  paroître 
un  objet  de  terreur,  voulurent  s'agrandir  des 
débris  de  sa  monarchie.  Mais  les  passions, 
de  ce  prince  n'étoient  pas  susceptibles  de 
modifications  ;  il  vouloit  tout  emporter  de 
hauteur  et  établir  sur  les  souverains  un  em- 
pire despotique;  il  croyoit  que  de  faire  la 
guerre  aux  rois ,  ou  de  les  détrôner  ,  c'étoit 
la  même  chose. 

Je  trouve  dans  les  livres  qui  parlent  de 
Charles  Xîî  des  éloges  ma2;nifiques  de  sa 
frugalité  et  de    sa    continence.    Cependant 


ï 


SUR      CHAULES      XII.         403 

Vingt  cuisiniers  françois  ,  mille  concubines 
à  sa  suite  ,  et  dix  troupes  de  comédiens  dans 
son  armée  ,  n'auroient  jamais  porté  à  son 
royaume  la  centième  partie  du  préjudice  que 
lui  causèrent  l'ardente  soif  delà  vengeance  et 
le  -désir  immodéré  de  la  gloire  qui  domi- 
noient  ce  prince. 

Les  offenses  faisoient  sur  son  esprit  des 
impressions  si  vives  ,  et  si  fortes  ,  que  les 
derniers  outrages  effaçoient  jusqu'aux  traces 
que  les  premiers  y  avoient  imprimées.  On 
voit  5  pour  ainsi  dire  ,  éclore  les  différentes 
passions  qui  agitoient  avec  tant  de  violence 
cette  ame  implacable ,  en  suivant  ce  prince 
à  la  tête  de  ses  armées  :  d'abord  il  presse  vi- 
vement le  Roi  de  Danemark ,  ensuite  c'est 
le  Roi  de  Pologne  qu'il  poursuit  à  outrance; 
bientôt  sa  haine  se  tourne  tout  entière  contre 
le  Czar  ;  enfin  son  ressentiment  n'a  d'objet 
que  le  Roi  d'Angleterre  George  premier ,  et 
il  s'oublie  jusqu'à  perdre  de  vue  l'ennemi 
permanent  de  son  royaume  ,  pour  courir 
après  le  fantôme  d'un  ennemi ,  qui  l'étoit 
occasionnellement  5  ou  pour  mieux  dire  par 
accident. 

En  rapprochant  les  différens  traits  qui  ca- 
ractérisèrent ce  monarque  singulier,  on  le 
trouvera  plus  vaillant  qu'habile  ,  plus  actif 

C  G    3 


406  RÉFLEXIONS 

que  prudent ,  plus  subordonné  à  ses  passions 
qu'attaché  à  ses  véritables  intérêts;  aussi  au- 
dacieux mais  moins  ruséqu'Annibal;  ressem- 
blant plutôt  à  Pyrrhus  qu'à  Alexandre  ;  aussi 
brillant  que  Condé  à  Rocroi,  à  Fribourg,  à 
Nordlingen^  en  aucun  temps  comparable  à 
Turenne  ,  ni  aussi  admirable  qu'il  le  parut 
aux  journées  de  Guienne  ,  des  Dunes,  près 
de  Dunkerque  ,  de  Coimar  et  surtout  durant 
ses  deux  dernières  campagnes. 

Quelqu'éclat  que  jettent  les  actions  de 
notre  illustre  héros ,  il  faut  l'imiter  avec  cir- 
conspection; plus  il  éblouit  5  plus  il  est 
propre  à  égarer  la  jeunesse  légère  et  fou- 
gifeuse  ,  à  laquelle  on  ne  sauroit  assez  incul- 
quer ,  que  la  valeur  n'est  rien  sans  la  sagesse, 
et  qu'à  la  longue  un  esprit  de  combinaison 
l'em.porte  sur  une  audace  témérairç. 

Il  faudroit ,  pour  former  un  parfait  capi- 
taine, qu'il  réunît  le  courage  ,  la  constance, 
l'activité  de  Charles  XÎI ,  le  coup  d'œil  et 
la  politique  de  Marlborough  ,  les  projets  , 
les  ressources ,  la  capacité  du  PrinceEugène, 
les  ruses  de  Luxembourg,  la  sagesse  ,  la  mé- 
thode 5  la  circonspection  de  Montécuculi , 
les  à  propos  de  Monsieur  de  Turenne.  Mais 
je  crains  que  ce  beau  phénix  ne  paroisse 
jamais. 


SITK      CHARLES      XII.         407 

L'on  prétend  qu'Alexandre  a  fait  Char- 
les XII.  Si  cela  est,  Charles  a  fait  le  Prince 
Edouard  5  s'il  arrive  par  hasard  à  celui-ci 
d'en  faire  un  autre  ,  ce  ne  sera  tout  au  plus 
qu'un  Don  Quichotte. 

Mais  ,  dira  -  t  -  on  5  de  quel  droit  vous 
érigez -vous  en  censeur  des  plus  illustres 
guerriers  ?  avez-vous  pris  pour  vous  -  même, 
grand  critique ,  les  leçons  que  vous  leur 
prodiguez  si  libéralement?  Hélas  non!  je 
n'ai  à  faire  ici  qu'une  réponse  :  nous  sommes 
frappés  des  fautes  à' autrui  ^  tandis  que  nos 
propres  défauts  nous  échappent. 


Ce  ^ 


Lmiiiinuim.imi«iMWMmjWjjWMmi 


DES 

ARCHES 

ARMÉES, 

ET 

DE  CE  QU'IL  FAUT  OBSERVER 

A  CET  ÉGARD. 


De  ce  qu  il  faut  observer  pour  les  Marches  d'une 

Armée. 


ous  voulez  savoir  quels  principes  il  faut 
suivre  pour  bien  régler  les  marches  des  ar- 
mées. Cette  matière  est  très  -  étendue,  et 
demande  par  conséquent  une  infinité  de  dé- 
tails, selon  le  but  qu'on  se  propose  en  mar- 
chant, selon  la  nature  du  pays  où  l'on  fait 
la  guerre  ,  selon  l'éloignement  ou  la  proxi- 
mité de  l'ennemi  ,  selon  la  saison  où  l'on 
fait  ses  opérations  :  il  y  a  marche  en  can- 
tonnemens,  il  y  a  marche  en  colonnes  ,  mar- 
ches de  nuit,  marches  de  jour;  mouvemens 


DES    MARCHES     DAKMEES.        409 

d'armée,  ou  mouvemens  de  corps  détachés. 
Chacun  de  ces  genres  demande  des  attentions 
différentes.  La  chose  essentielle  pour  bien 
régler  ces  marches  ,  c'est  d'avoir  une  con- 
noissance  aussi  étendue  et  aussi  exacte  que 
possible  du  pays  où  l'on  veut  agir,  parce 
que  l'homme  habile  ,  le  guerrier  entendu  , 
fait  ses  dispositions  selon  le  terrain  ;  il  faut 
qu'il  les  assujettisse  au  local;  car  jamais  le 
terrain  ne  se  pliera  à  des  dispositions  qui  ne 
lui  sont  pas  convenables.  Cette  connoissance 
'  est  donc  la  base  de  tout  ce  que  l'on  peut 
entreprendre  à  la  guerre  ;  sans  elle  le  hasard 
décide  de  tout.  Pour  traiter  cette  matière 
avec  quelque  ordre,  je  suivrai,  dans  cet 
Essai ,  le  train  ordinaire  des  marches  qui  se 
font  en  campagne. 

Après  la  déclaration  de  guerre  entre  les 
puissances  belligérantes ,  chacun  rassemble 
ses  troupes  pour  former  des  armées,  et  cette 
réunion  se  fait  par  marches  de  cantonne-" 
mens. 


C  c  5 


4ïÔ  DES      MAKCHES^ 

Des  marches  en  Cantonnement* 

lèî^e  Règle. 


N    ruine    les  troupes    qui    sortent  d'un 

lon^  repos ,   si  on  leur  fait  faire  d'abord  des 

marches  trop   fortes.  Elles   ne   doivent  faire 

-tout  au  plus  ,    les   premiers  jours ,   que  tim^ 

milles  d'Allemagne. 

IL  On  forme  des  colonnes  des  troupes  de 
différentes  provinces  ,  qui  marchent  en  large 
?.utant  que  possible  ,  pour  que  chaque  ba- 
taillon, ou  chaque  régiment,  puisse  avoir 
son  village  ,  ou  sa  petite  ville,  pour  per- 
noeter.  Il  faut  connoître  la  force  des  villages 
pour  faire  ,  selon  leurs  habitations ,  la  dis- 
tribution des  troupes.  Si  ces  marches  se  font 
au  printemps  ,  ou  avant  la  récolte ,  on  se 
sert  des  granges  pour  y  mettre  les  soldats  , 
et  alors  un  village  médiocre  peut  sans  diffi- 
culté contenir  un  bataillon.  Après  trois  jours 
de  marche  ,   il  faut  un  jour  de  repos. 

IIÏ.  Dès  que  l'on  entre  en  pays  ennemi, 
il  faut  que  le  général  forme  une  avant -garde 
qui  campe,  et  qu'il  pousse  en  avant,  pour 
qu'elle  précède  d'une  marche  l'armée  ,  pour 
lui  donner  des  nouvelles  de  tout,  et  pour 
qu'au  cas  que  l'ennemi  soit  rassemblé  ,   on 


DAUMEES.  41]k 

îiit  le  temps  de  réunir  ses  troupes  et  de  les 
former  en  corps  d'armée.  ♦ 

IV.  Si  l'on  est  éloigné  de  l'ennemi ,  1*011 
peut  continuer  de  cantonner,  mais  en  res- 
serrant les  troupes  de  plus  près  ,  en  les  can- 
tonnant par  lignes  et  en  ordre  de  bataille. 
A  crois  marches  de  l'ennemi  il  faut  camper 
dans  les  règles  ,  et  marcher  dans  l'ordre  ac- 
coutumé. 

Y.  On  risqneroit  trop  en  se  séparant  ;  l'en- 
nemi profiteroit  de  cette  négligence  ,  tom- 
berolt  sur  vos  troupes  ,  vous  enléveroit  des 
quartiers,  et  peut-être,  s'il  agissoit  avec 
vivacité  ,  il  pourroit  vous  battre  en  détail  , 
et  dès  le  commencement  de  la  campagne  vous 
obliger  à  prendre  honteusenent  la  fuite  ,  ce 
qui  perdroit  entièrement  vos  affaires. 

De  ce  qiion  doit  observer  dans  les  Marches 
quon  fait  en  avant, 

1ère   Rèale. 
o 

S  JE  général  doit  avoir  un  projet  arrêté  de 
ses  opérations  ;  il  aura  donc  désigné  un 
endroit  avantageux  où  il  veut  s'avancer  pour 
prendre  son  camp.  Il  faut  alors  qu'on  fasse 


# 


412  DESMARCHES 

reconnoître  tout  les  chemins  pour  régler  les 
colonnes  ;  mais  on  ne  fera  pas  plus  de  co- 
lonnes que  de  chemins  qui  aboutissent  au 
nouveau  camp  qae  l'on  veut  prendre  :  car 
ces  chemins  que  l'on  est  obligé  de  quitter  , 
pour  que  cette  colonne  aille  serrer  la  queue 
d'une  autre ,  ne  font  po'int  gagner  de  temps 
et  donnent  lieu  à  la  confusion. 

II.  On  observera  surtout  de  se  détourner 
des  villages  ,  pour  qu'aucune  colonne  n'y 
passe  5  à  moins  que  des  marais  n'empêchent 
absolument  de  prendre  d'autres  chemins  , 
ou  que  dans  ces  villages  il  ne  se  trouve  des 
ponts  qu'il  faiUe  nécessairement  passer.  Si 
c'est  un  pays  de  plaine  ,  l'armée  pourra  mar- 
cher sur  huit  colonnes  ,  deux  de  cavalerie 
aux  ailes  ,   et  six  d'infanterie  au  centre. 

III.  L'armée  doit  toujours  être  précédée 
»  d'une  bonne  avant-garde  ;  plus  forte  en  ca- 
valerie ,  si  c'est  un  terrain  uni  ;  plus  forte 
en  infanterie  ,  si  c'est  un  terrain  coupé.  Cette 
avant-garde  doit  précéder  l'armée  d'un  quart 
de  mille  ,  pour  l'avertir  de  tout ,  et  pour 
fouiller  et  nettoyer  le  terrain  par  où  elle 
doit  passer. 

ÏV.  Le  bagage  doit  être  à  la  suite  de  Tar- 
mée  5  distribué  en  parties  égales  derrière  les 
îsix  colonnes  d'infanterie  3  et  l'arrière -garde 


D*  A   R   M   Ê   E   s.  4l3 

doit  le  couvrir  en  suivant  les  colonnes  de 
cavalerie ,  et  en  laissant  un  corps  qui  suit 
les  équipages.  Ce  sont  là  les  régies  ordinai- 
res que  l'on  pratique  généralement  dans  les 
grands  niouvemens  des  armées. 

Des  campemens  vis- à- vis  de  F  ennemi^  où  l'on 
mardi e  par  sa  droite  ou  par  sa  gauche^ 


L 


ŒS  marches  qui  se  font  proche  de  l'en- 
nemi sont  les  plus  difficiles  ,  et  demandent 
le  plus  de  précaution  5  car  en  supposant 
qu'un  ennemi  actif  voulût  profiter  du  dé- 
campement, il  faut  tout  prévoir,  pour  n'être 
pas  battu  en  marche.  Nous  traiterons  pre- 
mièrement des  marches  qui  se  font  par  la 
droite  ou  par  la  gauche. 

1ère  Régie. 

On  doit ,  avant  de  les  entreprendre ,  en- 
voyer des  officiers  du  quartier  général  recon- 
noître  les  lieux  et  les  chemins  avec  de  peti- 
tes patrouilles,  ainsi  que  le  camp  qu'on  veut 
prendre  ,  le  nombre  des  colonnes  dont  on 
pourroit  faire  usage  ,  et  surtout  les  postes 
qu'on  pourra  occuper  en  marche,    supposé 


4Î4  I3E3       MARCHES 

que  Tennemi  vienne  attaquer  l'armée.  C'est 
sur  ces  notions  bien  exactement  détaillées 
que  la  disposition  doit  se  faire. 

IL  On  renverra  d'avance  en  arrière  le  gros 
bagage,  à  deux  milles  derrière  le  camp  qu'on 
voudra  prendre.  Ce  bagage  doit  marcher  sur 
autant  de  colonnes  que  le  terrain  en  pourra 
fournir.  Supposons  donc  qu'on  veuille  pren- 
dre une  position  vers  la  gauche  de  l'ennemi.' 

ÏÎI.  Dès-lors  on  doit  envoyer  la  veille  de 
la  marche,  dès  qu'il  fait  obscur,  pour  oc- 
cuper les  endroits  les  plus  considérables ,  les 
postes  que  1  on  pourroit  prendre  en  marche, 
en  cas  que  l'on  fût  attaqué  :  ces  corps  doivent 
s'y  former  selon  les  règles  ,  et  ne  les  aban- 
donner que  lorsque  l'armée  les  a  passés; 
ils  seront  donc  tous  mis  sur  la  droite  ,  entre 
l'ennemi  et  les  colonnes  dont  ils  font  l'arrière- 
garde  ,   si  tout  se  passe  tranquillement. 

IV.  Quelque  nombre  de  chemins  q^i'il  y 
ait,  l'armée  ne  marchera  que  sur  deux  li- 
gnes par  sa  gauche;  et  tout  ce  qu'on  pourra 
trouver  de  chemins  d'ailleurs  sur  la  gauche, 
seront  pour  le  menu  bagage  et  les  chevaux 
de  bât.  On  met  tous  ces  chevaux  de  côté  en 
pareille  occasion  ,  pour  se  dégager  de  cet 
embarras  ,    qui  pourrait    donner    lieu  à  la 


D'  A    R    M    É    E    s.  415 

confusion  ,   au  cas   que  l'armée  fût  obligea^ 
de  combattre. 

V.  Si  l'ennemi  veut  engager  une  affaire,  la 
première  ligne  va  d'abord  occuper  le  poste  où 
se  tiennent  les  détachemens  qui  la  couvrent, 
la  seconde  ligne  les  suit  :  tout  se  forme.  La 
cavalerie  se  trouve  sur  les  ailes  ,  où  l'on 
peut  la  laisser,  ou  selon  les  occurrence» 
en  former  une  troisième  ligne.  Les  corps 
détachés  forment  des  réserves  ,  ou  sont  pla^ 
ces  sur  les  flancs  de  l'armée,  ou  derrière  la 
seconde  ligne  ,  soit  vers  la  droite  soit  vers 
la  gauche  ,  à  l'endroit  où  l'on  juge  qu'on  en 
pourra  avoir  besoin.  Dès -lors  on  se  trouve 
dans  une  situation  à  ne  rien  cr.iindre  de 
l'ennemi ,  et  à  pouvoir  même  remporter  une 
victoire  sur  lui.  Si  rien  n'interrompt  la 
marche  ,  ces  corps  détachés  forment  ensuite 
l'arrière-garde  ,  les  troupes  entrent  dans  leur 
camp  5  et  l'on  y  fait  venir  le  gros  bagage 
avec  sûreté.  La  même  chose  doit  s'observer 
si  l'on  marche  par  sa  droite. 


4l6         '      DES      MARCHES 

D'une  Marche  en  arrière ,  en  présence  dô 
r  ennemi. 


s 


1ère  Règle. 


I  l'on  veut  se  retirer  de  devant  l'ennemi , 
voici  ce  qu'il  faut  observer  :  se  débarrasser 
d'avance  de  tout  le  gros  bagage  ,  que  l'on 
envoie  en  arriére  dans  le  camp  que  l'on  veut 
prendre:  il  faut  que  tout  cela  parte  de  bonne 
heure,  pour  dégager  le  chemin  des  colon- 
nes ,  afin  que  les  troupes  ne  trouvent  aucun 
empêchement  dans  leur  marche. 

II.  Si  l'on  craint  que  l'ennemi  ne  veuille 
engager  une  affaire  d'arrière-garde,  il  faut 
faire  autant  de  colonnes  que  possible  ,  pour 
que  l'armée  sorte  en  masse  de  son  camp  , 
et  que  par  sa  vitesse  elle  empêche  l'ennemi 
de  l'atteindre.  Quand  même  alors ,  dans  la 
suite  de  la  marche,  deux  colonnes  seroient 
oblisées  de  se  rejoindre  en  certain  lieu,  il  ne 
faudroity  faire  aucune  attention  ,  parce  que 
la  chose  principale  est  de  s'éloigner  vite  pour 
éviter  tout  engagement. 

lïl.  L'armée  formera  une  grosse  arrière-gar- 
de, qui  sera  placée  de  façon  qu'elle  puisse  cou- 
vrir la  marche  des  colonnes.  On  peut  même 
décamper  avant  le  jour,  pour  qu'à  l'aube 

l'arriére- 


d'  A    R   M    E    E    s.  417 

Tarrière  -  garde  même  soit  déjà  éloiçrnée  du 
camp.  Il  faut  que  quelques  bataillons  et  quel- 
ques escadrons  des  queues  des  colonnes 
soient  destinés  à  se  former ,  soit  derrière  des 
défilés,  soit  sur  des  hauteurs,  soit  auprès 
des  forêts,  pour  protéger  l'arrière-garde  et 
assurer  sa  retraite.  Ces  précautions  ralentis- 
sent bien  la  marche  ,  mais  elles  en  procu- 
rent la  sûreté.  Si  le  Prince  d'Orange  avoit 
suivi  cette  méthode  lorsqu'il  se  retira  de 
Serief,  il  n'auroit  pas  été  battu  par  le  Prince 
de  Condé.  Cela  nous  apprend  à  ne  nous  ja- 
mais écarter  des  règles  ,  et  à  les  suivre  à  la 
rigueur  dans  toutes  les  occasions  ,  pour  être 
sûrs  de  n'être  pas  pris  au  dépourvu. 

IV.  Si  l'ennemi  attaque  vivement  l'arrière- 
garde  ,  l'armée  doit  faire  halte,  et  s'il  est 
nécessaire  même  ,  prendre  une  position  pour 
soutenir  et  retirer  à  sol  cène  arrière-garde , 
si  elle  se  trouvoit  avoir  besoin  d'une  telle 
assistance.  Si  rien  ne  l'inquiète,  l'armée  pour- 
suit son  chemin  ,  et  va  se  camper  à  l'endroit 
qui  lui  a  été  marqué. 


JL/^ 


Des  Marches  pour  attaquer  un  ennemi. 


lA  première  chose  à  laquelle  il  faut  faire 
réflexion  ,  c'est  la  position  de  l'ennemi.  La 
disposition  de  l'attaque  doit  avoir  été  faite 

Oeuv.ckFr.IL  TAU,  D  d 


4lS  DES       MAKCHES 

après  avoir  reconnu  la  situation  de  son  camp 
et  de  sa  défense.  L'ordre  de  la  marche  doit 
être  réglé  sur  le  projet  qu'on  a  de  former  ses 
attaques ,  et  sur  l'aile  avec  laquelle  on  se 
propose  d'agir  5  et  sur  celle  qu'on  veut  re- 
fuser. Le  gros  bagage  doit  avoir  été  d'avance 
renvoyé  en  arriére  pour  se  défaire  de  cet 
embarras ,  et  le  menu  bagage  doit  suivre 
l'armée  couvert  d'une  légère  escorte ,  si  l'on 
ne  peut  le  laisser  dans  le  camp,  ce  qui  vau- 
droit  mieux.  Si  le  camp  de  l'ennemi  est  si- 
tué de  façon  que  pour  l'attaquer  il  faille  mar- 
cher par  la  droite  ou  par  la  gauche ,  votre 
armée  ne  doit  former  que  trois  colonnes , 
l'une  de  la  première  ligne  ,  l'autre  de  la  se- 
conde ligne  5  et  la  troisième  de  la  réserve  ; 
les  chevaux  de  bât  feront  la  quatrième  et 
la  cinquième.  S'il  faut  s'avancer  directement 
contre  l'endroit  que  vous  voulez  attaquer  , 
vous  aurez  une  forte  avant-garde ,  qui  ne 
précédera  l'armée  que  d'un  petit  quart  de 
mille.  Vous  vous  formerez  sur  autant  de 
colonnes  que  vous  avez  de  routes  qui  arri- 
vent sur  les  lieux  où  vous  voudrez  vous  for- 
mer ;  les  aides- majors  ayant  marqué  les 
distances  ,  pourront  se  former  selon  la  dis- 
position que  le  général  aura  donnée  pour 
l'attaque.  Si  vous  battez  l'ennemi,  vous  n'avez 


d'  A    R    M    É    E    s  419 

pas  besoin  de  chemins  préparés  pour  la  pour- 
suite 5  vous  n'avez  qu'à  le  suivre  par  les  che- 
mins que  sa  fuite  vous  indique.  Si  vcis  ères 
repoussé,  n'ayant  attaqué  qu'avec  une  aile, 
l'autre  aile ,  qui  est  encore  entière ,  doit 
couvrir  la  retraite  et  servir  d'arrière- garde, 
et  vous  pouvez  retournera  votre  ancien  camp 
par  les  mêmes  routes  qui  vous  ont  n:iené  à 
l'ennemi. 

Des  Marches  de  nuit, 

I  la  situation  et  les  conjonctures  où  vous 
vous  trouvez  ,  exigent  que  vous  fassiez  ime 
marche  de  nuit ,  voici  les  choses  principales 
qu'il  faut  observer. 

1ère   Règle, 
o 

Faire  bien  reconnoître  les  chemins  d'avance 
par  ceux  qui  doiventmenerlescolonnes,  pour 
les  empêcher  de  s'égarer  dans  l'obscurité  ,  et 
surtout  pour  qu'il  n'arrive  pas  que  les  co- 
lonnes se  croisent,  ce  qui  pourroit  donner 
lieu  à  la  plus  grande  confusion. 

II.  Envoyer  de  temps  en  temps  des  aides 
de  cam.p  d'une  colonne  à  l'autre  ,  pour  s'a- 
yertir  réciproquement. 

D  d  il 


4Q0  DES      MARCHES 

III.  Ensuite  se  placer  dans  la  nouvelle 
position  le  mieux  que  l'on  peut ,  en  obser- 
vant 5  autant  que  la  nuit  le  permet ,  le  ter- 
rain ,  et  les  avantages  qu'on  en  peut  tirer. 

IV.  Pour  que  l'ennemi  ne  s'aperçoive  pas 
du  décampement,  on  laisse,  dans  le  camp 
qu'on  quitte  ,  les  feux  allumés,  et  quelques 
housards  ,  qui  crient  qui  vive  ,  et  se  retirent 
tous  à  un  signal  convenu  qu'on  leur  donne , 
lorsque  l'armée  est  à  l'abri  d'attaque. 


Des  Marches  de  nuit  pour  des  surprises. 


I 


L  arrive  quelquefois  que  pour  couvrir  ses 
derrières,  l'ennemi  hasarde  des  détachemens, 
soit  sur  sa  droite  ou  sur  sa  gauche  ,  qu'il 
peut  être  important  de  détruire  pour  exécu- 
ter par  ce  début  de  plus  grands  projets  5  si 
on  veut  surprendre  ces  corps,  il  faut  sans 
doute  y  marcher  de  nuit ,  et  voici  ce  qu'il 
faut  observer  : 

De  n'y  pas  marcher  sur  trop  de  colonnes, 
crainte  de  confusion.  De  n'avoir  devant  cha- 
que colonne  qu'une  vingtaine  de  housards  ^ 
simplement  pour  avertir.  D'observer  le  plus 
grand  silence  en  chemin.  Dès  qu'on  donne 
sur  les  troupes  légères  qui  sont   en  avant. 


B    A   R   M    E   E    s.  4^1 

de  tout  brusquer ,  de  hâter  même  le  pas 
pour  arriver  promptement  sur  le  corps  prin- 
cipal qu'on  s'est  proposé  de  défaire.  De  ne 
connoître  en  ce  momentané  l'audace  ,  parce 
que  le  succès  dépend  de  la  promptitude  de 
l'exécution,  et  qu'il  faut  avoir  achevé  sa  be- 
sogne 5  avant  que  l'armée  de  l'ennemi  puisse 
arriver  pour  secourir  ce  corps  détaché.  Si  le 
coup  manque ,  il  faut  vous  retirer  tout  de 
suite  5  ou  vers  un  bois  ,  ou  par  quelque  ter- 
rain difficile  5  à  l'abri  duquel  vous  puissiez 
regagner  le  gros  de  votre  armée.  Dans  une 
pareille  échauffourée  il  faut  tout  détruire 
sur  la  place  ,  mais  se  bien  garder  de  la  pour- 
suite ,  parce  que  ce  corps  battu  doit  s'at- 
tendre à  des  secours  de  l'armée  principale  , 
et  que  l'on  pourroit  perdre  ,  en  poursuivant 
trop  chaudement  ,  ce  qu'on  a  gagné  par  la 
lurprise  de  ce  corps. 


G 


Des  Marches  dans  les  pays  montueux. 


N  trouve  peu  de  chemins  dans  les  pays 
remplis  de  «nontagnes.  On  est  heureux  lors- 
que pour  chaque  marche  on  en  trouve  trois, 
dont  deux  sont  pour  les  colonnes  ,  le  troi- 
sième pour  le  bagage.  S'il  n'y  en  a  que  deux, 

D  d  3 


4.Qa  DES      MARCHES 

le  bagage  partagé  suit  ces  deux  colonnes  ^ 
couvert  d'une  bonne  arriére-garde.  En  sup- 
posant donc  qu'il  n'y  a  que  deux  chemins  , 
chaque  colonne  doit  être  piécédée  de  son 
avant-g:;irde  ,  qui  doit  être  composée  ,  en 
grande  partie  ,  d'infanterie  ,  et  de  quelques 
centaines  de  housards  pour  battre  l'estrade. 
Si  l'on  n'est  qu'à  deux  marches  de  l'ennemi^ 
il  faut  que  la  marche  se  fasse  sans  la  moindre 
négligence  ,  et  toujours  en  règle,  c'est  à  dire, 
l'avant-garde  ,  si  elle  trouve  des  défilés,  doit 
garnir  les  hauteurs  des  deux  côtés  jusqu'à 
Tarjivée  de  l'armée  ,  et  alors  reprendre  les 
devans,pour  couvrir  par  sa  position  les  nou- 
veaux défilés  qui  se  trouvent  sur  les  chemins, 
ou  garnir  les  hauteurs  d'où  l'ennemi,  s'il  s'en 
emparoit  le  premier  ,  pourroit  incommoder 
la  marche.  L'infanterie  doit  avoir  des  pa- 
trouilles d'infanterie  qui  l'escortent  et  dont 
les  petits  détachemens  tiennent  toujours  la 
crête  des  hauteurs.  Ces  précautions  assurent 
la  marche  ;  et  si  l'on  ne  se  relâche  pas  là- 
dessus  ,  elles  mettent  l'ennemi  dans  l'im- 
possibilité de  rien  entreprendre.  Si  l'on  peut, 
l'avant-garde  et  l'arrière  -  garde  •  doivent  se 
changer  tous  les  jours  ,  pour  ne  pas  trop 
fatiguer  les  troupes.  Il  faut  de  même,  s'il  y 
a  des  bois  près  des  chemins  où  les  colonnes 


d'  A    R    M    É    E    S.  4QS 

passent,  y  poster  d'avance  de  l'infanterie, 
pour  prévenir  l'ennemi ,  et  occuper  avant 
lui  tous  les  lieux  avantageux  d'où  il  pourroit 
inquiéter  la  marche  des  troupes.  Si  l'ennemi 
est  plus  éloigné,  l'on  marche  ,  je  veux  dire 
avec  les  avant-gardes  et  les  arrière-gardes;  mais 
l'on  ne  fatigue  pas  les  troupes  à  occuper  des 
postes  où  l'on  est  sûr  que  personne  ne  peut 
venir. 


Des  Retraites  dans  les  montaone%. 


L 


ES  montagnes  fournissent  de  grands  se- 
cours à  ceux  qui  sont  obligés  de  se  retirer  , 
parce  que  partout  on   y  trouve   des   postes: 
cela  fait  même  que  l'arrière-garde  peut  tou- 
jours se  replier  sur  des  troupes  bien  portées 
pour  la  soutenir.  Dans  ces  occasions,  il  faut 
profiter   du   moindre    monticule ,    afin   que 
l'arrière-garde  se  retire  toujours  sur  des  Corps 
qui  la  protègent,  jusqu'à  ce  que  l'on  gagne  un 
bon  défilé,  qu'on  occupe   selon  la  méthode 
que  j'en  ai  donnée,  et  qui  barrant  l'ennemi, 
l'empêche    de  poursuivre  phis  loin.    C'est  la 
cavalerie  qui  dans  ces  cas  embarrasse  le  plus; 
on  doit,   dans   de   pareils   terrains,   faire  en 
sorte  qu'elle  passe  toujours  les  défilés  avant 

D  d  4 


4^4  BES      MARCHES 

rinfanterie  ,  pour  lui  procurer  de  la  sûreté 
dans  un  pays  où  elle  ne  peut  agir.  Je  ne  ré- 
pète point  ce  que  j'ai  déjà  dit,  que  dans 
toutes  les  retraites  le  bagage  doit  avoir  pris 
les  devans.  C'en  est  bien  assez  que  l'armée 
se  soutienne  contre  l'ennemi  dans  ces  sortes 
de  manœuvres ,  sans  qu'elle  ait  encore  l'em- 
barras des  chariots,  dans  des  chemins  creux, 
et  dans  des  défilés  ,  où  elle  doit  pouvoir  agir 
lestement  et  sans  contrainte. 


Des  Mafthes  sur  des  Digues  pai^  des  pays 


L 


marécageux. 


lA  Hollande  ,  et  la  Flandre  qui  avoisine 
plus  à  l'océan,  sont  les  pays  qui  fournissent 
le  plus  de  ces  sortes  de  digues.  Nous  en  avons 
quelques-unes  le  long  de  l'Oder  et  de  la 
Warthe  ;  il  y  en  a  beaucoup  en  Lombardie, 
et  qui  sont  bordées  ou  coupées  par  des  na- 
villes.  Dans  ces  pays-là  une  armée  ne  peut 
marcher  que  sur  le  nombre  de  digues  qui 
aboutissent  à  l'endroit  où  elle  veut  se  rendre. 
Le  Maréchal  de  Saxe,  lorsqu'il  quitta  les  en- 
virons de  Malines  et  d'Anvers,  pour  diriger 
sa  mxarche  par  Tongres  sur  Mastricht ,  fut 
obligé  de  se  servir  de  la  grande  chaussée  où 


d'  A    R    M    É   E    s.  425 

toute  son  armée  marcha  sur  une  colonne 
pour  aller  se  battre  avec  les  alliés  à  Laffeld  ; 
mais  le  corps  de  IV'F  d'Etrées  étoit  àTongres, 
qui  couvroit  sa  marche,  et  tenoitle  débouché 
de  la  chaussée.  Dans  des  cas  semblables ,  il 
faut  se  contenter  des  chaussées  que  l'on  trouve 
sous  sa  main.  Le  général  doit  avoir  une  petîte 
avant -garde  d'infanterie  devant  chaque  co- 
lonne, pour  être  averti  des  mouvem.ens  de 
l'ennemi  et  de  son  approche.  Il  faut  qu'à  la 
tête  de  chaque  colonne  il  ait  quelques  ponts 
de  colonne  5  pour  pouvoir,  en  cas  que  l'en- 
nemi approche,  les  jeter  sur  les  navilles  qui 
bordent  la  digue  5  et  lui  présenter  un  front 
capable  de  repousser  son  attaque.  Dans  ces 
sortes  de  terrains ,  où  la  cavalerie  est  entiè- 
rement inutile  ,  elle  doit  suivre  les  colonnes 
d'infanterie,  parce  qu'on  ne  peut  l'employer 
que  lorsque  sorti  de  ces  chaussées  on  arrive 
dans  un  pays  moins  coupé.  Si  l'on  peut 
prévoir  que  l'on  aura  de  pareilles  marches  à 
faire  ,  il  faut  de  nécessité  pousser  un  corps 
au  delà  de  ces  chaussées,  pour  couvrir  l'armée, 
et  l'empêcher  d'être  attaquée  dans  un  terrain 
où  difficilement  elle  pourroit  combattre.  S'il 
est  possible  d'-éviter  dépareilles  digues ,  fût- 
ce  même  en  faisant  un  détour  de  quelques 
milles,  je  conseillerois  de  prendre  ce  dernier 

D  d  5 


4q5  desmauches 

p^rti,*  car  si  l'ennemi  est  leste  et  entendu, 
et  qu'il  gagne  la  tête  de  ces  chaussées  en  y  pla- 
çant du  canon  ,  il  peut  enfiler  vos  colonnes, 
et  vous  causer  des  pertes  considérables,  sans 
que  dans  ce  terrain  coupé  vous  puissiez  lui 
rendre  le  mal  qu'il  vous  fait.^ 

Des  Marches  dans  les  saisons  du  Printemps 
et  de  r Automne  ,  où  les  chemins  sont  le 
plus  gâtés. 


ux  raisons  obligent  d'abréger  les  mar- 
ches dans  ces  saisons  ,  les  mauvais  chemins 
rompus  et  remplis  de  boue ,  et  la  courte 
durée  des  jours.  Une  armée  ne  peut  faire 
que  trois  milles  par  jour.  La  peine  de  faire 
passer  l'artillerie  et  le  bagage  par  la  fange  , 
absorbe  un  temps  considérable  ,  et  l'on  fa- 
tigueroit  trop  hommes  et  chevaux,  si  l'on 
faisoit  de  plus  fortes  traites.  Si  l'on  trouve 
de  meilleurs  chemins,  mais  un  peu  plus  dé- 
tournés que  ceux  qui  sont  directs  ^  il  faut 
les  choisir  par  préférence  ,  et  partager  l'ar- 
tillerie derrière  la  colonne  qui  passe  sur  le 
terrain  le  plus  ferme.  Si  ce  sont  des  détache- 
mens  que  l'on  envoie  ,  pour  quelque  des- 
sein 3   à  quelque    distance    de    l'armée  ,     on 


D    A    H    M    E    E    s.  427 

aura  la  prévoyance  de  ne  leur  point*  donner 
des  pièces  de  douze  livres  ;  celles  de  six  leur 
seront  suffisantes;  encore  auront-ils  bien  de 
la  peine  à  les  tramer  avec  leur  munition,  et 
tout  l'attirail  nécessaire. 

Des  Marches  qui  cachent  un  dessein  qui  ne 
se  manifeste  que  par  la  jonction  de  Vannée^ 
à  ï ouverture  de  la  campag-ne. 


-ji^  — o 


É 


T  u  D  I E  z  la  marche  que  le  Maréchal  de 
Saxe  ht  faire  à  son  armée  pour  former,  l'an- 
née 1746,  l'investissement  de  Mastricht  ; 
repassez  les  manœuvres  que  le  Maréchal  de 
Saxe  fit  faire  à  un  corps  de  ses  troupes  pour 
assiéger  Bruxelles  ;  relisez  les  dispositions  du 
Maréchal  de  Turenne  pour  rassembler  en 
Lorraine  son  armée,  avec  laquelle  il  fondit 
ensuite  par  Thann  et  Béfort  sur  l'Alsace,  et 
chassa  les  alliés  de  Colmar;  suivez  le  Prince 
Eugène  dans  sa  marche  vers  Turin  ,  où  il 
attaqua  et  força  les  retranchemens  des  Fran- 
çois. Quelque  chose  de  moins  parfait,  mais 
dans  ce  genre  ,  ce  fut  la  marche  de  nos  trou- 
pes ,  l'année  1737,  de  la  Saxe  ,  delà  Lusace, 
et  de  la  Silésie  ,  pour  se  joindre  à  Prague. 
Ces  sortes  de  projets  veulent  être  étudiés,  et 


4qS  des    marches 

si  bien  combinés  ,  que  tout  joue  comme  les 
ressorts  d'une  montre ,  et  que  par  les  diffé- 
férens  mouvemens  des  troupes  l'ennemi  ne 
puisse  pas  deviner  quel  est  le  véritable  des- 
sein du  général  qui  agit.  Pour  former  et  pour 
exécuter  de  semblables  desseins,  il  faut  bien 
connoître  le  pays  où  l'on  se  propose  d'opé- 
rer, combiner  les  marches  des  différens  corps, 
pour  qu'aucun  d'eux  n'arrive  ni  trop  tôt  ni 
trop  tard  ,  afin  que  ces  mouvemens  si  subits 
et  si  décisifs  étonnent  et  embarrassent  l'en- 
nemi, et  lui  fassent  commettre  des  fautes. 
Il  faut  avouer  qu'il  peut  arriver  ,  avec  quel- 
c[ue  soin  que  l'on  ait  calculé  ces  marches  , 
qu'une  de  ces  colonnes  rencontre  un  corps 
de  l'ennemi ,  et  soit  obligée  de  s'engager 
avec  lui ,  ce  qui  doit  naturellement  la  re- 
tarder; mais  ces  sortes  de  cas  fortuits  sont 
impossibles  à  prévoir,  et  ne  renverseront 
pourtant  jamais  le  projet  que  l'on  avoit 
formé.  Il  est  superflu  de  dire  c^ue  ces  sortes 
de  marches,  si  c'est  en  été  ,  doivent  se 
faire  en  campant ,  et  non  en  cantonnant. 


I)*  A    R    M    E   E    S.  4Q() 

Des  Marches  de  corps  qui  vont  dune  armée 
à  Vautre  pour  y  porter  des  secours. 


c 


E  S  sortes  de  marches  peuvent  se  faire  en 
cantonnement,  parce  que  l'armée  que  vous 
quittez,  vous  couvre;  parce  que  vous  irez 
beaucoup  plus  vite  en  cantonnant  qu'en 
marchant  en  colonne  ;  parce  que  vous  mé- 
nagerez vos  subsistances.  Des  troupes  qui 
marchent  en  colonnes ,  ne  feront  tout  au 
plus  que  quatre  milles  par  jour  ;  celles  qui 
vont  par  cantonnement  en  pourront  faire 
cinq,  et  être  moins  fatiguées  que  les  autres. 
Quand  vous  approchez  de  l'armée  que  vou- 
lez joindre  ,  marchez  en  colonne  ,  et  cam- 
pez ,  pour  plus  de  sûreté  ,  les  deux  der- 
nières marches  ;  et  s'il  se  peut,  dérobez 
votre  jonction  à  l'ennemi,  afin  qu'il  soit 
plus  surpris  en  l'apprenant  ,  et  que  cela 
vous  facilite  le  moyen  de  lui  porter  quelque 
coup  décisif.  Voilà  comme  nous  avons  fait 
toutes  ces  marches  de  jonction  durant  la  der- 
nière guerre. 


43o  DES       MARCHES 

Des  Marches  pour  entrer  dans  les  quartiers 

d'hiver. 


L 


ORS^UE  la  saison  assez  avancée  ne  per- 
met-plus  de  tenir  la  campagne  5  il  faut  penser 
à  donner  du  repos  aux  troupes  dans  des 
quartiers  d'hiver.  On  commence  par  régler 
le  cordon  qui  doit  couvrir  ces  quartiers  , 
où  l'on  place  le  nombre  des  troupes  desti- 
nées à  cet  emploi.  Le  reste  de  l'armée  entre 
en  cantonnement  resserré  par  lignes  ;  et  à 
mesure  que  l'ennemi  se  retire  en  arriére  , 
on  en  fait  autant  de  son  côté  ,  en  élargissant 
les  troupes  à  mesure  qu'elles  se  retirent  ,  et 
leur  faisant ,  pour  leiu'  commodité  ,  occu- 
per plusieurs  villages  ,  jusqu'à  ce  qu'elles  ar- 
rivent dans  les  quartiers  qui  leur  sont  des- 
tinés, où  elles  doivent  être  au  large.  Il  y  a 
une  autre  façon  de  prendre  des  quartiers  avec 
les  troupes  ,  qui  est  de  leur  donner  pour 
lieu  de  ralliement  le  point  central  de  leurs 
quartiers  5  où  ceux  qui  ont  occupé  les  ex- 
trémités 5  arrivent  tous  en  même  temps  au 
lieu  où  l'on  s'est  proposé  de  former  l'armée. 
Dans  de  telles  dispositions ,  il  faut  qu'en 
entrant  dans  les  quartiers  chaque  régiment 
ait  la  route  qu'il  doit  tenir  pour  se  joindra 


d'  A   U    M    É    E    s.  43< 

à  sa  brigade ,  et  que  chaque  brigade ,  de 
même,  ait  sa  route  prescrite  pour  joiiidr* 
l'armée  par  le  plus  court. 


Des  Marches  et  des  Campagnes  d'hiver. 


c 


ES  sortes  d'expéditions  demandent  d'être 
exécutées  avec  beaucoup  de  prudence ,  ou 
l'on  risque  de  voir  abymer  son  armée  pres- 
que sans  combattre.  On  fait  ces  campagnes 
d'hiver,  soit  pour  prendre  possession  d'un 
pays  où  l'ennemi  n'a  pas  beaucoup  de  trou- 
pes ,  soit  pour  tomber  sur  ses  quartiers.  iJe 
la  première  espèce  furent  nos  campagnes  de 
l'année  1740  et  1741,  en  Silésie  et  en  Moravie. 
Nous  marchâmes  en  Silésie  en  deux  colon- 
nes 5  l'une  qui  côtoyoit  les  montagnes  ,  l'autre 
qui  longeoit  l'Oder  pour  nettoyer  le  pays  , 
pour  prendre  ,  ou  ,  si  on  ne  le  pouvoir  , 
bloquer  les  forteresses  :  ce  qui  fut  exécuté 
après  qu'on  eut  réglé  la  marche  de  ces  deux 
colonnes  ,  qui  se  trouvant  toujours  à  même 
hauteur  pouvoient  se  donner  des  secours  ré- 
ciproquement. Les  forteresses  demeurèrent 
bloquées  jusques  au  printemps  ;  Glogau  fut 
surpris  ;  bientôt  Breslau  essuya  le  même 
sort;  Brieg  fut  pris  après  la  bataille  de  Mol- 


432  DES      MARCHES 

witz,  etNeifse  tomba  à  la  fin  de  la  campagne. 
En  1741  nous  entrâmes  en  moravie  sur  une 
colonne  ,    qui    s'empara    d'Olmutz;    on    se 
contenta  de  bloquer  Brunn,   que  les  Saxons 
dévoient  assiéger  le  printemps  de  1742.  Mais 
cette  campagne  fut  dérangée  par  la  retraite 
des  Saxons  ,   et  par  l'inaction   des  François. 
Nous    quittâmes    la  Moravie ,     après    avoir 
poussé    en   Autriche  jusqu'à    Staquerau  5   et 
après  avoir  enlevé  en  Hongrie  un  corps  d'in- 
surgens  que  la  courvouloit  employer  sur  nos 
derrières.   Ces  sortes   d'expéditions  veulent 
qu'on  emploie  toute   la   vigilance    possible 
pour  ne  point  être  surpris:  par  cette  raison 
nous  eûmes  constamment  un   corps   devant 
le  front  des  troupes  ,  un  autre  sur  la  droite  , 
un  autre   sur  la  gauche,   dont  les  patrouilles 
nous  avertissoient  de  tous  les  mouvemens  de 
l'ennemi.  Avec  cela  les  cantonnemens  étoient 
resserrés  :   deux  ou  trois   bataillons    étoient 
dans  la  nécessité  de  se  contenter   d'un  seul 
village  ,  et  leur  bagage  étoit  parqué  en   de- 
hors 5  défendu  par   une    redoute  ^  aussi  ne 
nous  arriva -t- il  aucun  accident.  A  la  fin  de 
l'anné  1745  le  Prince  de  Lorraine   entreprit 
une  pareille  expédition  :  ce  fut   au  mois  de 
Décembre  qu'il  voulut  pénétrer  de  la  Bohème 
dans  le  Brandebourg ,  en  traversant  laLusace. 

Voici 


d'  a  r  m  é  e  s.    .  433 

Voici  les  fautes  qu'il  fit.  1.  Il  marcha  sans 
ayant-garde  et  sans  cavalerie  qui  côtoyât  la 
Silésie  pour  lui  donner  des  nouvelles  des 
Prussiens,  q.  Il  se  chargea  de  trop  de  bao-age. 
3.  Ses  cantonnemens  occupoient  un  front  de 
trois  milles  de  largeur  et  de  trois  milles  de 
profondeur  5  parce  que  les  troupes  n'étoient 
pas  assez  resserrées,  comme  elles  dévoient 
l'être;  il  falloitplus  penser  à  leur  sûreté  qu'à 
leur  commodité.  4.  Etant  près  de  nos  fron- 
tières 5  il  ne  formoit  ni  colonnes  ni  ordre 
de  marche.  Nous  en  profitâmes  comme  de 
raison  ,  et  en  passant  la  Oueifs  ,  nous  tom- 
bâmes sur  ses  quartiers  à  Catholifch  Henners- 
dorfï ,  et  lui  enlevâmes  4,000  hommes.  Noire 
armée  campa  sur  les  lieux  ,  et  le  Prince  Char- 
les ,  qui  risquait  d'être  pris  à  dos  ,  fut  obliiré 
de  se  retirer  en  Bohème  d'un  pas  qui  ressem- 
bloit  plutôt  à  une  fuite  qu'à  luie  retraite  ;  il 
y  perdit  son  bagage  ,  et  une  vingtaine  de 
canons. 

L'expédition  du  Maréchal  de  Saxe  sur 
Bruxelles  se  fit  au  mois  de  Mars.  Il  tomba 
sur  les  quartiers  des  alliés,  les  dispersa,  ec 
entreprit  le  siège  de  Bruxelles  ,  qu'il  prit. 
Il  fit  camper  la  plupart  de  ses  trounes  ,  en 
ne  négligea  point  d'avoir  de  gros  déf  che- 
mens  entre  lui'et  l'ennemi,  pour  être  avciti 

Oaa'.  de  Fr.  IL  T.  IIL  E  e 


434  DÈS      MARCHES 

à  temps  du  moindre  de  ses  mouvemens. 
Tant  il  est  vrai  que  tout  général  qui  ne  s'é- 
carte pas  des  maximes  de  la  prudence  et 
de  la  prévoyance  ,  doit  réussir  presque  tou- 
jours, et  que  des  entreprises  étourdies  ne 
peuvent  avoir  de  succès  que  par  le  plus  grand 
des  hasards  ,  parce  que  d'ordinaire  l'impru- 
dent périt  où  le  sage  prospère. 

A  la  fin  de  l'année  1  744  ,  lorsque  le  Prince 
d'Anhalt  chassa  les  Autrichiens  de  la  haute 
Silésie  ,  le  froid  étoit  excessif  ;  mais  cela  ne 
l'empêcha  pas  de  rassembler  tous  les  matins 
l'armée  en  ordre  de  bataille  ,  de  marcher  en 
colonne  pour  combattre;  par  sa  prudeiice 
et  ses  bonnes  précautions  non- seulement  il 
obligea  les  ennemis  de  vider  la  province  ^ 
mais  encore  il  ruina  une  partie  de  leurs 
troupes  5  et  établit  ses  quartiers  d'hiver  dans 
les  lieux  mêmes  qu'ils  avoient  occupés. 


Comment  ces  différentes  Marches  doivent 


se  régler. 


L 


E  plan  de  ce  que  le  général  veut  entre- 
prendre 5  est  la  base  sur  laquelle  les  dispo- 
sitions doivent  être    réglées.  Quand  on,  est 


d'  A    R    M    É   E    s.  435 

clans  son  propre  pays  ,  on  a  tous  les  secours 
possibles ,  tant  par  les  cartes  détaillées  que 
par  les  habitans  qui  peuvent  vous  donner 
toutes  les  notions  nécessaires;  alors  l'ouvrage 
devient  facile.  Vous  avez  votre  ordre  de  ba- 
taille. Si  l'on  marche  en  cantonnemens,  vous 
suivez  cet  ordre ,  et  vous  placez  chaque  bri- 
gade le  plus  près  qu'il  se  peut  ensemble , 
chaque  ligne  dans  les  régies.  Si  l'on  est  loin 
de  l'ennemi,  chaque  régiment  doit  avoir  la 
route  qu'il  doit  faire,  et  le  général  de  bri- 
gade avoir  non -seulement  la  route  de  ses 
régimens  ,  mais»  encore  la  liste  des  villages 
où  ils  doivent  cantonner.  Dans  le  pays  en- 
nemi 5  cela  devient  plus  difficile.  On  n'a  pas 
toujours  des  c^tes  assez  détaillées  du  pays  5 
on  ne  connoît^u'imparfaitementla  force  des 
villages.  Ainsi  ,  pour  rectifier  ce  qu'il  y  a 
de  défectueux  ,  il  faut  que  l'avant-garde  ras- 
semble des  o;ens  des  villes,  des  bourt^s  ,  et 
des  hameaux ,  pour  les  envoyer  au  quartier- 
maître  général ,  afin  qu'il  rectifie  par  leur 
moyen  le  brouillon  cle  disposition  de  marche 
qu'il  a  dressé  sur  la  simple  inspection  de  la 
carte.  Si  l'armée  campe  ,  il  faut ,  aussitôt 
qu'on  est  entré  dans  le  camp  ,  faire  recon- 
noître  tous  les  chemins  qui  y  aboutissent.  Si 
l'on  séjourne,  il  faut,  à  l'aide  des  patrouil- 

E  e   Q 


436  DES      MARCHES 

les  5  envoyer  des  quartiers-maîtres  et  des  des- 
sinateurs pour  croquer  les   chemins    et   les 
situations  ,  afin  qu'on  n'agisse  pas  en  aveugle,, 
et  qu'on  se  procure  d'avance  toutes  les  no- 
tions dont  on  a  besoin.  C'est  ainsi  qu'on  peut; 
de  même  faire  reconnoître  d'avance  les  camps 
où  l'on   pourroit   avoir    occasion  de   placer 
l'armée.    On  peut    même  ,   à   l'aide   de  ces 
croquis  ,   dessiner  d'avance  la  position  que 
l'on  veut  prendre  ;   quitte   à  la  rectifier  par 
l'inspection  oculaire  ,  comme  je  l'ai  enseigné 
dans  mon  Traité  de  la  Guerre  et  de  la  Tac- 
tique, Il  est  vrai  que  lorsque  les  armées  sont 
placées  proche  les  unes  des  autres  ,  ces  re- 
eonnoissances  deviennent  plus  difficiles,  parce 
que  l'ennemi  a   également  des  détachemens 
et  des  troupes  légères  en  camtpagne,  qui  em- 
pêchent de  se  porter  sur  les  lieux  qu'on  veut 
reconnoître.   Souvent  l'on  veut   cacher  son 
dessein,   ce  qui  rend  ces  petites  expéditions 
encore   plus  difficiles.  Alors   il  ne  reste    de 
parti  à  prendre  que  de  pousser  l'ennemi  à 
différens  endroits  à  la  fois,  et  de  faire  même 
dessiner  des  lieux  où  l'on  n'a  aucune  envie 
d'aller  ,     pour   lui    cacher   son    dessein  :    et 
comme    on   le   chasse    de    différens    postes  , 
les  mieilleurs  quartiers-maîtres   doivent    être 
employés  vers  le  lieu  où  l'on  a  sérieusement 


% 


I3'  A    R    M    É    E    S-.  437 

intention  d'agir.  Car  l'homme  sage  ne  don- 
nera jamais  au  hasard  ce  qu'il  peut  lui  ravir 
par  la  prudence.  Surtout  un  général  ne  doit 
jamais  mouvoir  son  armée,  sans  être  bien 
instruit  du  lieu  où  il  la  conduit,  et  com- 
ment il  la  fera  arriver  en  sûreté  sur  le  ter- 
Tain  où  il  veut  exécuter  son  projet. 


Des  précautions  qull  faut  prendre,  en  pays 
ennemi  ,  pour  se  procurer  et  s'assurer  des 
Guides, 


L 


Tannée  1760,  en  traversant  laLusace, 
pour  marcher  en  Silésie  ,  nous  eûmes  besoin 
de  guides.  On  en  chercha  dans  des  villages 
vandales  ,  et  lorsqu'on  les  amena  ,  ils  fai- 
soient  semblant  de  ne  pas  savoir  l'allemand, 
ce  qui  nous  embarrassoit  fort:  on  s'avisa  de 
les  frapper  ,  et  ils  parlèrent  allemand  comme 
des  perroquets.il  faut  donc  toujours  être  sur 
ses  gardes  à  l'égard  de  ces  guides  qu'on  prend 
en  pays  ennemi  :  bien  loin  de  se  fier  à  eux, 
il  faut  lier  ceux  qui  conduisent  les  troupes, 
leur  promettre  une  récompense  s'ils  vous 
mènent  par  le  meilleur  chemin ,  et  le  plus 
court  5  à  l'endroit  où  l'on  veut  se   rendre; 

Ee  3 


438  DES      M   A   11    C    H   E    s 

mais  aussi  leur  assurer  qu'on  les  pendra  sans 
rémission  s'il  leur  arrive  de  vous  égarer.  Ce 
n'est  qu'avec  sévérité  ,  et  par  la  force,  qu'on 
peut  obliger  les  Moraves  et  les  Bohémiens  à 
s'acquitter  de  ces  sortes  d'oiiices.  On  trouve 
dans  ces  provinces  des  habitans  dans  les 
villes  ;  mais  les  villages  sont  déserts  ,  parce 
que  les  paysans  se  sauvent,  avec  leur  bétail 
et  leurs  meilleurs  effets ,  dans  les  forêts  ou 
dans  le  fond  des  n:iontacfnes,  et  laissent  leurs 
habitations  vides.  Leur  désertion  cause  un 
très-grand  ei^ibarras.  D'.où  prendre  les  guides, 
si  ce  n'est  d'un  village  à  un  autre  ?  Il  faut 
alors  recourir  aux  villes  ,  tâcher  de  trouver 
quelques  postillons,  ou,  à  leur  défaut,  des 
'bouchers  qui  rodent  les  campagnes  et  aux- 
quels ,les  chemins  sont  connus  :  il  faut  de 
plus  obliger  les  bourguemaîtres  de  vous 
fournir  des  guides  ,  sous  peine  de  brûler 
les  villes ,  s'ils  ne  s'en  acquittent  pas  bien. 
On  peut  encore  recourir  aux  chasseurs  qui 
sont  au  service  de  la  noblesse  ,  et  auxquels 
jes  environs  sont  connue.  Mais  de  quelque 
espèce  que  soit  le  genre  des  guides  ,  il  faut 
les  contenir  par  la  peur  ,  et  leur  annoncer 
les  traitemens  les  plus  rigoureux  s'ils  s'ac- 
quittent mal  de  leur  commission.  Il  est  en- 
core un  moyen  plus   sûr  de   se  procurer  la 


d'  A    R    M    É   E    s.  439 

connoissance  du  pays;  c'est  d'engager,  en 
temps  de  paix,  quelques-uns  de  ses  habitans 
qui  en  ayent  une  intelligence  entière  :  ceux- 
là  sont  sûrs  ,  et  par  leur  moyen  l'on  peut 
gagner ,  en  entrant  dans  cette  province  , 
d'autres  gens  qui  facilitent  et  allègent  la  be- 
sogne par  le  détail  du  local  dont  ils  vous 
procurent  les  connoissances.  Les  cartes  pour 
l'ordinaire  sont  assez  exactes  pour  les  terrains 
de  plaines  ,  quoiqu'on  y  remarque  souvent 
l'omission  de  quelque  village  ou  de  quelque 
hameau;  mais  la  connoissance  qui  importe 
le  plus ,  est  celle  des  bois,  des  défilés,  des 
montagnes,  des  ruisseaux  guéables  ou  maré- 
geux ,  des  rivières  guéables  ;  et  c'est  cepen- 
dant ce  dont  il  faut  nécessairement  être  le 
mieux  au  fait  ,  ainsi  que  des  terrains  qui  ne 
sont  que  prairies,  et  de  ceux  qui  sont  maré- 
cageux. Il  faut  encore  distinguer  en  cela  les 
saisons  de  l'année,  qui  changent,  par  leur 
sécheresse  ,  ou  par  leur  humidité  ,  la  na- 
ture de  ces  terrains  :  car  il  est  souvent  capital 
de  ne  pas  se  tromper  sur  ces  connoissances. 
Les  quartiers-maîtres  doivent  encore  se  pré- 
munir contre  la  disposition  des  gens  du 
commun  :  quelquefois  même  étant  de  bonne 
foi ,  ils  vous  trompent  par  ignorance  ,  parce 

E  e  4 


440  DES       MARCHES 

qu'ils  ne  jugent  des  chemins  et  des  lieux  que 
par  l'usage  qu'ils  en  font  ,   et  que  manquant 
entièrement    des    connoissances    militaires  , 
jls    ignorent    l'emploi   qu'un    guerrier    peut 
faire    du    terrain.   En    1745,  lorsqu'après  la 
bataille- de  Sort  l'armée  prussienne  voulut  se 
retirer  en   Silésie,  je    fis  venir  des  gens  de 
Trautenau  et  de    Schazlar  ,    pour  les  inter- 
roger   sur  les  chemins    où  je    voulois    faire 
passer  les  colonnes  :  ils  me  dirent  bonnement 
que  ces  chemins  étoient  admirables  ,  et  qu'ils 
y  passoient  à  merveille  avec  leur  voiture  ,    et 
que  beaucoup   de   rouliers  les   passoient  de 
même.  Peu  de  jours  après  l'armée  fit  cette 
marche.  Je  fus  obligé  de  faire    mes  disposi- 
tions pour  la  retraite   sur  ces    lieux.    Notre 
arrière-garde    fut    vivem.ent    attaquée;    mais 
par  les  précautions  que  je  pris,  nous  ne  per- 
dîmes rien.   Ces  chemins ,   militairement  par 
lant  5  étoient  très-mauvais  ;   mais    ceux  aux- 
quels je  m'en  informai,  n'y  entendoient  rien, 
et  ce  qu'ils   me    dirent    étoit  de  bonne   foi , 
et  sans  intention  de  me  tromper.  Il  ne  faut 
donc  pas  se  fier   au  rapport  des    ignorans  , 
mais,  la  carte   à  la  main,  les   consulter  sur 
chaque  forme  de  terrain,   s'en  faire  des  no- 
tes 5  et  voir  sur  cela  s'il  y  a  moyen  de  cro- 


d'  a    II    M    E    E    S.  441 

quer  quelque  chose  sur  le  papier  qui  donne 
une  idée  plus  exacte  du  chemin  c|ue  celle 
que  présente  la  carte. 


Des  îalens  que  doit  avoir  uji  Ouartler-  Maître. 


E  défaut  par  lequel  les  hommes  pèchent 
le  plus  ,  c'est  de  se  contenter  d'idées  vagues  , 
et  de  ne  point  s'appliquer  assez  à  se  former 
des  idées  nettes  des  choses  auxquelles  ils  sont 
employés.  Par  exemple ,  plus  on  a  une  con- 
noissance  spéciale  du  terrain  où  l'on  doit 
agir,  mieux  en  choisit  les  lieux  propres  au 
campement ,  et  l'on  arrange  la  marche  des 
colonnes  avec  exactitude  ;  c'est  le  contraire 
si  l'on  n'a  que  des  idées  confuses  de  ce  ter- 
rain. Pour  obvier  à  cet  inconvénient,  il  faut 
se  procurer  les  mieilleures  cartes  que  l'on 
puisse  avoir  des  pays  où  l'on  croit  que  se 
fera  la  guerre.  Si  Ton  peut  faire  des  voyages 
sous  d'autres  prétextes  ,  pour  examiner  les 
montagnes  ,  les  bois  ,  les  déhlés  et  les  pas- 
sages difficiles  ,  pour  les  bien  observer  et  s'en 
imprimer  la  situation  ,  il  faut  les  entrepren- 
dre. Il  est  nécessaire  qu'un  gentilhomme  qui 
se  dévoue  à  ce  métier ,  ait  beaiicoup   d'acti- 

Ee  5 


'44^  DES      MARCHES 

vite  naturelle  ,  pour  que  le  travail,  ne  lui 
coûte  pas  :  dans  chaque  camp  il  doit  s'offrir 
lui-même  à  reconnoître  les  environs  par  le 
moyen  de  petites  patrouilles ,  aussi  loin  que 
l'ennemi  voudra  le  permettre,  afin  que  si  le 
général  qui  commande  l'armée  ,  a  résolu  de 
faire  un  mouvement ,  les  contrées  et  le» 
chemins  lui  foient  connus  autant  que  possi- 
ble; qu'il  ait  observé  les  endroits  propres  à 
camper  les  troupes  ,  et  que  par  son  applica- 
tion à  son  métier  il  facilite  au  général  les 
grandes  opérations  qu'il  a  projetées  tant  pour 
les  marches  que  pour  les  campemens.  Il  doit 
s'appliquer  à  faire  rassembler  des  gens  du 
pays  5  pour  en  tirer  les  notions  qui  lui^  sont 
nécessaires  ;  mai^  il  doit  remarquer,  comme 
je  l'ai  dit  dans  l'article  précédent,  qu'un 
paysan  .  ou  un  boucher  ,  n'est  pas  soldkt , 
et  qu'autre  est  la  description  que  fait  d'un 
pays  un  économe,  unvoiturier,  un  chasseur, 
ou  un  soldat.  Il  faut  donc  qu'en  interrogeant 
ces  espèces  de  gens  ,  il  se  souvienne  sans 
cesse  qu'ils  ne  sont  pas  militaires ,  et  qu'il 
faut  rectifier  leurs  dépositions  ,  en  entrant 
avec  eux  dans  une  discussion  détaillée  des 
lieux  pris  sur  la  carte,  et  selon  les  chemins 
où  l'armée  doit  marcher.  Qu'on  observe  en- 
core qu'il  faut  bien  prendre  garde  ,  en   ar- 


D    A    R    M    E    î:    s.  443 

rangeant  la  marche  des  troupes,  "de  ne  donner 
jamais  plus  d'un  quart  de  mille  d'Allemagne 
de  distance  entre  chaque  colonne  ,  principa- 
lement quand  c'est  dans  le  voisinage  de  Ten- 
nemi ,  afin  que  les  troupes  soient  à  portée  de 
se  prêter  mutuelleraent  des  secours;  il  faut 
surtout  que  dans  cette  proximité  des  enne- 
mis ,  les  quartiers-maîtres  redoublent  de 
soins  et  d'exactitude,  pour  que  par  leur  tra- 
vail le  général  ait  du  moins  un  brouillon  du 
terrain  011  il  veut  manœuvrer  ,  soit  pour  faire 
ses  dispositions  d'avance  pour  la  sûreté  des 
marches  ,  soit  pour  les  camps  qu'il  veut 
prendre  ,  soit  pour  attaquer  l'ennemi.  Des 
officiers  qui  se  distinguent  clans  cette  partie 
ne  peuvent  pas  manquer  de  faire  fortune  ; 
car  ils  acquièrent  par  la  pratique  toutes  les 
connoissances  qu'un  général  doit  avoir  des 
différentes  façons  de  faire  de  bonnes  dispo- 
sitions dans  tous  les  cas  qui  peuvent  se  pi'é- 
senter  :  j'en  excepj:e  les  plans  de  campagne, 
dont  cependant  ils  voient  l'exécution  ,  et 
auxquels  ils  réussiront  également  s'ils  ont 
l'esprit  intelligent,  sage  ,  et  juste  ,  et  qu'ils 
s'appliquent  sans  cesse  à  bien  connoître  par 
où  l'on  peut  faire  le  mal  le  plus  sensible  et 
le  plus  décisif  à  la  puissance  contre  laquelle 
on  fait  la  guerre. 


444  DES      MAKCHElf 

Voilà  à  peu  prés  tout  ce  que  j'ai  pu  vous 
prescrire  par  rapport  aux  marches  ;  mais  je 
dois  ajouter  cependant  que  l'art  de  la  guerre 
est  si  immensément  vaste  ,  qu'on  ne  l'épui- 
sera  jamais  ,  et  que  l'expérience  des  temps 
à  venir  ajoutera  encore  sans  cesse  des  con- 
noissances  nouvelles  à  celles  qui  nous  ont 
été  transmises  ,  et  à  celles  que  nous  avon& 
recueillies  de  nos  jours. 


INSTRUCTION  *) 

POUR  LA  DIRECTION 
'de 

L'ACADÉMIE  DES  NOBLES 

A    BERLIN. 


L 


«'intention  du  Roi  et  le  but  de  cette 
fondation  est  de  former  de  jeunes  gentils- 
hommes 5  afin  qu'ils  deviennent  propres  se- 
lon leur  vocation  à  la  guerre  ou  à  la  politique. 
Les  maîtres  doivent  donc  s'attacher  fortement, 
non-seulement  à  leur  remplir  la  mémoire  d© 
connoissances  utiles,  mais  surtout  à  donner 
à  leur  esprit  une  certaine  activité  qui  les 
rende  capables  de  s'appliquer  à  une  matière 
quelconque ,  surtout  à  cultiver  leur  raison, 
à  former  leur  jugement  ;  il  faut  par  consé^ 
quent  qu'ils  accoutument  leurs  élèves  à  se 
faire  des  idées  nettes  et  précises  des  choses 
et  à  ne  point  se  contenter  de  notions  vagues 
et  confuses.    Comme   la  partie   économique 

*)  Ailresscc  eu  Mars  176c. 


44^    INSTRUCTION 

de  cette  institution  est  toute  arrangée,  on 
se  borne  dans  cette  Instruction  à  ce  qui  re- 
garde les  classes,  et  la  partie  de  la  police, 
si  essentielle  à  toute  communauté. 

Sa  Majesté  veut  que  les  élèves  fassent  les 
basses  classes  de  la  latinité  ,  catéchisme  et 
religion  dans  le  gymnase  dejoachim;  ceux 
de  la  première  apprendront  enrnême  temps 
le  françois  et  les  rudimens  de  la  langue 
françoise  dans  l'académie;  au  sortir  de  cette 
première  classe ,  ils  tomberont  entre  les  mains 
du  puriste  ,  qui  dégrossira  leur  jargon  bar- 
bare, et  corrigera  les  fautes  de  style  et  de 
diction.  Le  Sieur  Toussaint  les  prendra 
alors* en  rhétorique;  il  commencera  par  leur 
enseigner  la  logique  ,  mais  sans  trop  peser 
sur  les  diverses  formes  des  argumens  de 
l'école;  son  principal  soin  se  tournera  du 
coté  de  la  justesse  de  l'esprit ,  il  sera  rigou- 
reux pour  les  définitions. 

Une  leur  pardonnera  aucune  équivoque,  au- 
cime  pensée  fausse,  aucun  sens  louche  ;  il  les 
exercera  le  plus  qu'il  pourra  dans  l'argumenta- 
tion, illes  accoutumera  à  tirer  des  conséc^uen- 
ces  des  principes  et  à  combiner  des  idées;  puis 
il  leur  expliquera  les  tropes  ;  et  la  leçon  hnie, 
il  leur  donnera  encore  une  demi-heure  pour 
qu'ils  fassent  eux-mêmes   des  métaphores. 


'POUR      L*A    C    A   D    É    M    I    E.         447 

des  comparaisons  ,  des  apostrophes  ,  des 
prosopopées  ;  et  ensuite  il  leur  enseignera 
la  façon  d'argumenter  de  l'orateur ,  l'enthy- 
mème  ,  le  grand  argument  à  cinq  parties  , 
les  diverses  parties  de  l'oraison  et  la  manière 
de  les  traiter.  Pour  le  genre  judiciaire  il  se 
servira  des  oraisons  de  Cicéron  ,  pour  le 
genre  délibératif  il  leur  proposera  Démos- 
théne  5  pour  le  genre  démonstratif  il  se  ser- 
vira de  Fléchier  et  de  Bossuet  ;  tous  ces  li- 
vres sont  en  françois.  Il  pourra  leur  faire  un 
petit  cours  de  poésie  pour  leur  former  le 
goût.  Homère,  Virgile,  quelques  odes  d'Ho- 
race ,  Voltaire  ,  Boileau  ,  Racine  ,  voilà  des 
sources  fécondes  dans  lesquelles  il  peut  pui- 
ser; ce  qui  ornera  l'esprit  des  jeunes  gens, 
et  leur  donnera  en  mêine  temps  du  goût  pour 
les  beaux  arts.  Dès  que  les  élèves  auront  fait 
quelques  progrès,  il  leur  donnera  des  sujets 
de  harangue  dans  les  trois  genres;  il  les  lais- 
sera composer  sans  les  aider  ,  et  il  ne  les 
corrigera  qu'après  qu'ils  auront  lu  leurs 
ouvrages.  Le  grammairien  ,  qui  est  un  sup- 
plément à  cette  classe ,  corrigera  les  fautes 
de  langage  et  le  Sr  Toussaint  les  fautes  con- 
tre  la  rhétorique.  On  fer,a^  de  plus  lire  les 
lettres  de  Madame  de  Sévigné  aux  jeune? 
gens  5    celles   du  Comte   d'iistrades    et    du 


44^  I     N     s     T     Pv     U     C    T    ï     O     K 

Cardinal  d'Ossat  ,  et  on  leur  fera  écrire  des 
lettres  sur- toutes  sortes  de  difîérens  sujets. 
Monsieur  Toussaint  ajoutera  à  ceci  une  his- 
toire des  beaux  arts  ;  il  les  prendra  de  la 
Grèce  ,  leur  berceau  ;  il  nommera  ceux  qui 
s'y  sont  le  plus  distingués  -,  il  passera  à  la 
seconde  époque  des  arts  sous  César  et  Au- 
guste, à  la  renaissance  des  lettres  du  temps 
de  Médicis  ,  au  haut  point  de  perfection  où 
ils  parvinrent  sous  Louis  XîV  ,  et  il  finira 
par  les  personnes  les  plus  célèbres  qui  les 
cultivent  de  nos  jours. 

Le  professeur  d'histoire  et   de  géographie 
composera  un   abrégé  de  l'histoire  ancienne 
de  Rollin  ;   il  tachera  de  leur  bien  inprimer 
les  grandes  époques  et  le  nom  des  hommes 
les  plus  fameux.  Il  pourra  se  servir  d'Echard 
pour  l'histoire  romaine  ,  d'un  abrégé  du  père 
Bar  pour  l'histoire  de  l'Empire  ;  cependant  il 
doit  élaguer  soigneusement  les  petits  détails. 
Proprement    l'étude    de   l'histoire    ne    doit 
s'étendre  que  depuis  Charles  Quint  jusqu'à 
nos  jours  ;  ces  faits  intéressans  tiennent  à  nos 
purs  ,   et  ils    n'est   pas  permis    à    un  jeune 
homme  qui  veut  entrer  dans  le  monde  ,  d'i-. 
^norer  des  événeni'eîï^s  tiuisontliésàla  chaîne 
des  affarres  coftfantes  de  l'Europe  et  la   for- 
m{?nt.    Il   ne    sufnt    pas    que  le    professeur 


enseigne 

o 


POUR      l' ACADÉMIE.         449 

enseigne  l'histoire  ;  il  faut  chaque  jour,  la 
leçon  finie,  qu'il  y  ajoute  une  demi- heure 
pour  interroger  les  jeunes  gens  sur  le  point 
d'histoire  qu'il  a  traité  ,  par  où  il  fera  ac- 
coucher leur  esprit  de  réflexions  soit  mora- 
les,  soit  politiques,  soit  philosophiques  ;  ce 
qui  sera  plus  utile  pour  eux  que  tout  ce 
qu'ils  auront  appris ,  par  exemple  ,  sur  les 
différentes  superstitions  des  peuples.  Croyez- 
vous  que  Curtius  en  sautant  dans  cet  abyme 
qui  s'étoit  formé  à  Rome  ,  le  fit  fermer  ? 
Vous  voyez  que  cela  n'arrive  pas  de  nos  jours; 
ce  qui  doit  bien  vous  faire  voir  que  ce  conte 
n'est  qu'une  fable  ancienne  ;  d'après  l'his- 
toire des  Déciiifi  ,  le  maître  a  une  occasion 
toute  trouvée  d'embraser  dans  le  cœur  des 
élèves  cet  ardent  amour  de  la  patrie  ,  prin- 
cipe fécond  en  a-ctions  héroïques.  S'il  s'agit 
de  César,  ne  peut-il  pas  interroger  la  jeu- 
nesse sur  ce  qu'ils  pensent  de  l'action  de 
ce  citoyen,  qui  opprima  la  patrie?  Est- il 
question  des  croisades?  elleâ' fournissent  un 
beau  sujet  pour  déclamer  contre  la  super- 
stition. Leur  raconte-t-on  le  massacre  de  la 
St  Barthélemi  ?  on  leur  inspire  de  l'horreur 
pour  le  fanatisme.  Leur  parle-t-on  d'un  Cin- 
cinnatus ,  d'un  Scipion  ,  d'un  Paul  Emile? 
on  leur  fait  sentir  que  la  vertu  de  ces  grands 

Ocuv.deFr.IL  T,IIL  F  f 


4^0  INSTRUCTION 

hommes  a  été  la  source  de  leurs  actions  ,  et 
que  sans  vertu  il  n'y  a  ni  gloire  ,  ni  véritable 
m'andeur.  Ainsi  l'histoire  fournit  des  exem- 
pies  de  tout.  J'indique  la  méthode,  mais  je 
n'épuise  pas  la  matière  ;  un  professeur  intel- 
ligent en  aura  assez  pour  diriger  son  travail 
par  ce  qu'on  vient  d'en  dire.  Le  même  pro- 
fesseur, en  traitant  la  géographie,  commen- 
cera par  les    quatre   parties  du  monde.  Le 
îîom  des   grands  peuples  stiffit  pour  l'Asie, 
l'Afrique  et  l'Amérique.  L'Europe  demande 
ime  connoissance  plus  exacte.    L'Allemagne 
étant  la  patrie  de  la  jeunesse  qu'il  élève  ,  le 
professeur  entrera  dans  de  plus  grands  détails 
des  souverains  qui  la  gouve<|ient,  des  riviè- 
res qui  la  traversent,  des  capitales  de  chaque 
province  ,  des  villes  impériales,  et  il  pourra 
se  servir  de  Hubner  pour  cette  partie  de  ses 
leçons. 

Le  professeur  en  métaphysique  commen- 
cera par  un  petit  cours  de  morale  ;  il  doit 
partir  du  principe,  que  la  vertu  est  utile  et 
très-utile  à  celui  qui  la  pratique  ;  il  lui  sera 
facile  de  démontrer  que  sans  vertu  la  société 
ne  saurait  subsister  j  il  détinira  le  comble  de 
la  vertu  par  le  plus  parfait  désintéressement, 
désintéressement  qui  fait  qu'on  préfère  son 
honneur  à  son  intérêt ,  le   bien  général  à 


POUR      l'  ACADÉMIE.        ^51 

Tavantage  particulier ,  et  le  salut  de  la  pa- 
trie à  sa  propre  vie  ;  il  entrera  dans  l'examen 
de  l'ambition  bien  ou  mal  entendue;  il  mon- 
trera que  l'ambition  honnête  ,  ou  l'émula- 
tion ,  est  la  vertu  des  grandes  âmes  ,  que 
c'est  le  ressort  qui  pousse  aux  belles  actions, 
et  qui  fait  tout  entreprendre  aux  hommes 
obscurs  ,  pour  que  leur  nom  soit  reçu  au 
temple  de  Mémoire  ;  que  rien  n'est  plus  con- 
traire à  d'aussi  beaux  sentimens,  et  n'avilit 
plus  que  l'envie  et  la  basse  jalousie  ;  il  in- 
culquera surtout  à  la  jeunesse,  que  s'il  y  a 
un  sentiment  inné  dans  le  cœur  de  l'homme, 
c*est  celui  du  juste  et  de  l'injuste.  Surtout 
il  tâchera  de  faire  de  ces  élèves  des  enthou- 
siastes de  la  vertu. 

Le  cours  de  métaphysique  commencera 
par  l'histoire  des  opinions  des  hommes,  en 
les  prenant  depuis  les  péripatéticiens  ,  épi- 
curiens, stoïciens,  académiciens,  jusqu'à  nos 
jours  ,  et  le  professeuf  leur  expliquera  en 
détail  l'opmion  de  chaque  secte ,  en  se  ser- 
vant des  articles  de  Bayle  ,  des  Tusculanes 
et  du  traité  de  Natitra  Deorum  de  Cicéron , 
traduits  en  françois  ;  de  là  il  passera  à  Des- 
cartes, Leibnitz,  Malebranche  et  enfin  Locke, 
qui  se  guidant  par  l'expérience,  s'avance  dans 
ces  ténèbres  autant  que  ce  fil  le  conduit,  et 

Ff  2 


45  a  I    N    s,  T    R    U    C    T    I    O    K 

s'arrête  au  bord  des  abymes  impénétrables 
à  la  raison.   C'est  donc   à  Locke   principale- 
ment  que  le  maître    doit    s'arrêter.  Cepen- 
dant après  chaque  leçon  ,   il  donnera    enco- 
re une  demi -heure  à  la  jeunesse,  qui  ayant 
déjà  fait  sa  logique  et  sa  rhétorique,  est  toute 
préparée  aux  exercices  qu'on  exigera  d'elle. 
Le  professeur  dira   donc  à  un  de  ces  jeu- 
nes gens  d'attaquer  le  système  de  Zenon,  et 
à  un  autre  de  le  défendre ,   et  il  en  usera  de 
même  sur  chaque  système  ;  après  quoi  il  ré- 
sumera ce  que  les  élèves  auront  dit,  et  leur 
fera  remarquer  la   foiblesse  de   leur    attaque 
ou  de  leur  défense  ,  en  suppléant  aux  raisons^ 
qu'ils  n'ont  point  alléguées,  ou   aux  consé- 
quences qu'ils  ont  négligé  de  tirer  des  prin- 
cipes; ces  sortes  de  disputes  se  feront  sans 
préparation  ,  premièrement  pour  obliger  la 
jeunesse  à  être  attentive  aux  leçons ,  en  se- 
cond lieu  pour  les  obliger  à  penser  à  ce  qu'ils 
auront  à  dire,   et  en  troisième  lieu  pour  les 
accoutumer  à  parler  promptement  sur  toutes 
sortes  de  matières. 

Vient  le  professeur  de  m.athématique.  Le 
Sr  Sulzer  conçoit  qu'on  n'a  pas  intention 
d'élever  des,  Bernouîlis  ,  ni  des  Newtons. 
La  trigonométrie  et  la  partie  de  la  fortifica- 
tion  sont  celles  qui  peuvent   être  les   plus 


POUR      L*  ACADÉMIE.       453 

Utiles  à  la  jeunesse  qu'il  élève  et  auxquelles 
il  mettra  sa  principale  application  ,  ainsi 
qu'à  ce  qui  peut  y  influer.  Il  fera  cependant 
un  cours  d'astronomie,  en  parcourant  tous 
les  systèmes  différens  jusqu'à  celui  de  New- 
ton 5  en  traitant  cette  matière  plus  histori- 
quement qu'en  géomètre  ;  il  y  ajoutera  de 
même  quelques  principes  de  mécanique, 
sans  cependant  trop  approfondir  la  matière, 
faisant  attention  surtout  à  rectifier  le  juge- 
ment de  la  jeunesse  et  à  l'accoutumer  le 
plus  qu'il  pourra  à  combiner  des  idées  ,  et 
à  saisir  facilement  les  différens  rapports  que 
les  vérités  ont  les  unes  "avec  les  autres. 

Le  professeur  en  droit  se  servira  de  Hugo 
Grotius,  pour  en  extraire  ses  leçons;  on  ne 
préiend  point  qu'il  forme  des  jurisconsultes 
consommés  dans  cette  professiou  ;  un  homme 
du  monde  se  contente  d'ayoir  desidéesjustes 
de  cette  science  ,  sans  l'approfondir  entière- 
ment. Il  se  bornera  donc  à  donner  une  idéo 
à  ses  élèves  du  droit  du  citoyen  ,  du  droit 
d'un  peuple  ,  et  du  monarque  ,  et  de  ce 
qu'on  appelle  le  droit  public;  toutefois  il 
avertira  la  jeunesse  ,  que  ce  droit  public 
manquant  de  puissance  correctîve  pour  le 
faire  observer,  n'est  qu'un  vain  fantôme  que 
les  souverains  étalent    dans   les   factums   et 

F  f  3 


a5a.      instutjctions 

dans  les  manifestes ,  lors  même  qu'ils  le 
violent.  Il  finira  ses  leçons  par  l'explication 
du  Code  Frédéric  5  qui  étant  la  compilation 
des  lois  du  pays ,  doit  être  connu  de  chaque 
citoyen. 

De  la  Police  intérieure  de  V Académie. 


J.  ROIS  et  trois  élèves  ont  un  gouverneur; 
le  gouverneur  couche  prés  d'eux  ;  il  doit  avoir 
soin  de  les  accoutumer  à  la  propreté,  à  la 
civilité,  et  aux  manières  convenables  à  des 
gens  de  condition.  Il  doit  les  reprendre  des 
grossièretés,  des  mauvais  propos  ,  des  maniè- 
res basses  et  triviales  ,  de  la  paresse  ,  et  un 
des  cinq  gouverneurs  doit  assister  régulière- 
ment aux  classes,  pour  avoir  attention  à  ce 
que  les  jeunes  gens  fassent  leur  devoir  et 
prêtent  l'attention  requise  aux  leçons  qu'on 
leur  donne. 

Les  classes  finies,  s'ils  ont  quelque  chose 
à  répéter  ,  ou  quelque  composition  à  faire  , 
ou  bien  à  apprendre  par  cœur,  il  faut  que 
le  gouverneur  y  soit  présent  ,  pour  que  le 
temps  soit  bien  employé  et  qu'il  ne  se  con- 
sume pas  en  distraction  ou  à  des  balivernes; 
les  heures  des  classes  seront  partagées  selon 
la  coutume  de  toutes  les  écoles;  en  été  tout 


POUR      1.'  A    C   A   D    É   M   I   E.        455 

le  monde  sera  levé  à  6  heures,  les  classes 
commenceront  à  7;  en  hiver  on  se  lèvera 
à  7  5  et  les  classes  commenceront  à  8  heures; 
à  midi  les  élèves  et  les  gouverneurs  dînent 
ensemble  ;  à  i  heure  il  faut  que  tout  le 
monde  soit  levé  de  table  ;  on  soupe  à  8  en 
été  ,  et  à  9  heures  il  faut  que  tout  le  monde 
soit  couché  ;   en  hiver  à  lo  heures. 

Il  n'y  aura  que  trois  heures  par  semaine  de 
catéchisme  et  deux  heures  pour  le  prêtre  » 
tm  sermon  suffit  le  dimanche;  l'après-midi 
du  mercredi  et  du  dimanche  sont  jours  de 
récréation;  la  jeunesse  ne  sortira  jamais  de 
la  maison  que  sous  la  conduite  d'un  ou  deux 
gouverneurs;  si  quelque  proche  parent  veut 
voir  un  des  élèves  ,  un  des  gouverneurs  l'ac- 
compagnera auprès  du  parent  et  le  ramènera 
dans  la  maison;  l'été  les  jeunes  gens  pour- 
ront jouer  à  la  paume  ,  ou  au  ballon,  et  se 
promener  ;  l'hiver  ils  peuvent  s'amuser  dans 
une  des  grandes  salles  de  l'académie  ,  àjouer 
aux  proverbes  ou  à  badiner;  les  gouverneurs 
leur  passeront  les  tours  d'espiègle  et  de  gaieté, 
ils  ne  seront  sévères  que  sur  ce  qui  regarde 
le  cœur,  des  méchancetés,  des  emporte- 
mens  5  des  caprices,  la  paresse  surtout,  la 
fainéantise  et  des  défauts  pareils  ,  qui  per- 
droient  la  jeunesse  j    mais  ils  se  garderont 


456  INSTRUCTIOÎT 

bien  de  supprimer  la  gaieté  ,  les  saillies  et 
tout  ce  qui  peut  annoncer  du  génie.  Pour 
les  exercices ,  les  élèves  auront  un  maître  de 
danse,  qui  leur  donnera  trois  leçons  par  se- 
maine et  on  les  mènera  deux  fois  par  semaine 
à  l'académie  de  Zentner  pour  apprendre  à 
monter  à  cheval. 

Si  les  jeunes  gens  commettent  des  fautes," 
on  les  punira  ;  s'ils  savent  mal  leurs  leçons, 
par  un   bonnet    d'âne    que  portera  le  cou- 
pable; si  c'est  paresse  5   on  le  fera  jeûner  le 
même  jour  au  pain  et  à  l'eau  ;  si   c'est   mé- 
chanceté ou  malice  ,   on  le  mettra  en  prison 
à  jeun   et  l'obligera  d'apprendre  une  tâche 
par  cœur  ;   après  quoi  il  sera  duement  gour- 
mande ,   ne  sera  que  le  dernier  servi  à  table, 
n'osera  point  mettre  d'épée  en  se  promenant 
en  ville ,  et  obligé  de   demander  pardon  en 
public  à  celui  qu'il  a  offensé  3   s'il  a  été  têtu, 
il  ne  portera  qu'un  sarreau,  jusqu'à  ce  qu'il 
se  repente  :  mais  il  est  défendu  sous  peine 
de  prison  aux  gouverneurs  de  frapper  leurs 
élèves  ;   ce  sont  des  g[ens  de  condition  aux- 
quels  il  faut  inspirer  de  la  noblesse    d'ame; 
on  doit  leur. infliger  des  punitions  qui  exci- 
tent l'ambition  ,  et  non  pas  qui  les  avilissent. 
Les  professeurs  et  lès    gouverneurs  n'ont 
point  de  juridiction  les  uns  sur  les  autres. 


P    O    U    R      L''  A    C    A   D    É    M    I   E.        457 

Si  un  professeur  est  mécontent  d'un  élève  , 
il  le  dénonce  au  gouverneur,  qui  le  punit, 
selon  qu'il  a  été  prescrit  ci-dessus.  S'il  arri- 
voit  cependant  qu'un  professeur  et  un  gou- 
verneur eussent  quelque  démêlé ,  ils  s'en 
plaindront  au  chef,  qui  videra  leur  diffé- 
rent selon  l'équité  ,  et  qui  fera  toutes  les  se- 
maines une  fois  la  visite  de  la  maison ,  en 
commençant  par  les  classes  et  les  g'ouver- 
neuis  jusqu'à  l'économique  ,  pour  exami- 
ner si  chacun  fait  son  devoir  et  si  l'instruction 
du  Roi  est  exactement  suivie.  Il  exhortera 
ceux  qui  se  relâchent,  et  après  la  seconde 
admonition  ,  il  dénoncera  les  prévaricateurs 
au  Roi. 

Sa  Majesté  recommande  surtout  aux  eou- 
verneurs  d'avoir  eux-mêmes  de  la  sasesse  et 
une  bonne  conduite ,  parce  que  l'exemple 
prêche  mieux  que  les  instructions  ,  et  qu'il 
seroit  honteux  que  des  gens  qui  doivent 
présider  à  l'éducation  de  la  jeunesse  ,  se 
trouvassent  plus  répréhensibles  que  leurs 
élèves. 

En  général  les  principes  sur  lesquels  cette 
acacfemie  est  fondée,  seront  d'une  utilité 
évidente  par  les  sujets  utiles  à  l'Etat  qui 
pourront  s'y  former ,  pourvu  que  cette  ins- 
truction  soit   observée  rigidement  en   tous 


'458      INSTRUCTION   POUR  L'ACADÉMIE: 

les  points  ;  mais  si  le  relâchement ,  la  négli- 
gence 5  l'inattention  des  maîtres  et  des  gou- 
verneurs l'altèrent,  alors  le  grand  but  sera 
manqué.  Mais  Sa  Majesté  espère  que  pro- 
fesseurs et  gouverneurs  se  feront  tous  un 
point  d'honneur  de  coopérer  à  ses  salutaires 
intentions  ,  en  mettant  toute  leur  applica- 
tion à  former  cette  jeunesse ,  tant  pour  les 
bonnes  mœurs  que  pour  les  connoissances, 
d'une  manière  qui  fasse  également  honneur 
à  l'institution ,  aux  maîtres  et  aux  élèves. 


# 


TABLE    DES    MATIÈRES 
DU     TOME     III. 


LETTRES  SUR  L'AMOUR  DE  LA  PATRIE; 

Lettre    d Anapistémon     .     .     .     .     :     Pag.   3 

~     '     de  Philopatros 6 

-  -     (T  Anapistémon il 

"     ~     de   Philopatros i5 

-  -     fF  Anapistémon     .......  q5 

"     -     de  P/iilopatrt^     ......  28 

-  -     d  Anapistémon 42 

"     -     de  Philopatros 48 

d'Ajiapistémon 57 

"     -     de  Philopatros ■      58 

-  -     Sur  la  littérature  allemande       .  6îî 

0 

Eloges. 

Eloge  de  Jordan 1  a  i 

-  -     de  Goltze 134 

-  -  du  Baron  de  Knobelsdorf  .  .  .  i5o 
^  "  de  La  Met  trie  .  .  .  .  ".  .  1^9 
~     '     du  Général  de  Still 169 

-  -  du  Prince  Henri  de  Prusse  .  .  174 
^     -     de  Voltaire 197 

PIÈCES  MILITAIRES. 

Instruction  militaire. 

Article   I.  Des  Troupes  prussiennes^  de 

leurs  défauts  ^  etc *x33 

-  -     IL  De  la  subsistance  des  troupes 

et  des  vivres    .    ^     •     .     .     .  q39 


►^.i'•■7• 


TABLE 

Article  IIL  Des  vivandiers  ,   de  la  bière 

eî  de  r eau-de-vie  .     .     .      Pag.  Q 45 

-  -     IV.   Des  fourrages  au  sec  et  au 

vert 247 

-  -      F.    De  la  connolssancedu  poys  .  q5i 

-  -      VI.  Du  coup  d'oeil       .     .     .     .  <255 

-  -      VII  De  la  distribution  des  troupes  2  5  7 
-.     -      VIII.  Des  camps q6o 

-  -     IX.   Comme  il  faut  assurer  son 

camp 273 

-  -     X  Comment  et  par  quelle  raison 

il  faut  envoyer  des  déiache- 

'  mens     •     •     ^ 2  75 

-     XL  Des  stratagèmes  et  des  ruses 

de  guerre  .   * 280 

-  -     XII.  Des  espio72s ,    comment  il 

faut  s'en  servir^   etc.  .      .     .      285 

-  -     XIII.  De  certaines  marques  par 

lesquelles  on  peut  découvrir 

ï intenlion   de  I ewiemi.      .     .      289 

-  -     XIV.    De  nos  pays  ,    des  pays 

neutres^  des  pays  ennemis  etc.        292 

-  -     XV.    De    toutes     les     marches 

quune  armée  peut  faire    .     .      295 

-  -     XVI.    Quelles    précautions    on 

prendra  dans  ufie  retraite  etc.       3o5 

-  -     XVII.    De  quelle   manière    les 

troupes  légères  prussiennes 
combattront  contre  les  Iiou- 
sards  et  les pandours  .  .  .  3o7 
0-  -  XVIII.  Par  quels  mouvemens 
on  peut  forcer  ï  ennemi  d  en 
faire  aussi 3o8 


DES    MATIERES. 

Article  XIX,  Des  passages  des  rivières  Pag.  3i2 

-  -     XX.   Comment  il  faut  défendre 

le  fassage  des  rivières  .     .     .     314 

-  -     XXL    Des  surprises  des  villes     .     3iS 

-  -     XXII.  Des  combats  et  des  ba- 

tailles  3qo 

'"%  "     XXI IL  Par  quelle  raif on  et  com- 
ment il  faut  donner  bataille   ,     35  o 
,  r     "     XXIV.  Des  hasards,  et  des  acci- 
dens  imprévus  qui   arrivent 

à  la  guerre 35^ 

r.  "  XXV.  S'il  est  absolument  né- 
cessaire quun  Général  d' ar- 
mée tienne  conseil  de  guerre.        36o 

-  -     XXV L    Des  manoeuvres  cVune 

armée 36 1 

-  -     XXVII.  Des  quartiers  d'hiver     .  3^2 
,"•     -     XXVIIL  Des  campagnes   d'hi- 
ver en  particulier     .      .      ,     .  369 

RÉFLEXION  sur  les  talens  militaires  et 
sur  le  caractère  de  Charles  XII  Roi 
de  Suède 3'j^ 

DÈS  MARCHES  D'ARMÉES. 

De  ce  qu  il  faut  observer  pour  les  marches 

dune  armée 408 

Des  marches  en  cantonnement  .     .     .     ,     a^q 

De  ce  qu  on  doit  observer  dans  les  mar- 
ches qu  on  fait  en  avant  ....     411 

Des  campemens  vis-à-vis  de  t ennemi,  oîi 

ï on  marche,  etc ,     ^2  3 

D'une  marche  en  arrière,  en  présence  de 

l'çnnçmi 416 


TABLE  DES  MATIÈRES^ 

Des  marches  pour  attaquer  un  ennemi  Pag.  41 7 

Des  marches  de  nuit 4 -19 

Des  marches  de  nuit  pour  des  surprises"  .  4Q0 
Des  marches  dans  les  pays  montueux  .  .  4QI 
Des  retraites  dans  les  montagnes  .  .  .423 
Des  marches  sur  des  digues  par  des  pays 

marécageux    .      . ^^ 

Des  marches  dans  les  saisons  du  printemps 

dy  de  l'automne  ,   etc 426 

Des  marches  qui  cachent  un  dessein   qui 
ne  se  manifeste  que  par  lajonÛion 

de  t  armée  ^  etc. 427 

Des  marches  de  corps  qui  vont  d'une  armée 

à  r autre  ^  etc 4Q9 

Des  marches  pour  entrer  dans  les  quartiers 

d'hiver 43o 

Des  marches  et  des  campagnes  d! hiver  .  431 
Comment  ces  différentes  marches  doivent 

se  régler 434. 

Des  précautions  qu  il  faut  prendre  en  pays 

ennejni  ^  etc 437 

Des  talens  ■  que  doit  avoir  un  quartier- 
maître  441 

Instruction  pour  la  direction  de  F  aca- 
démie des  nobles  à  Berlin       .     .     .     445 
Delà  Police  intérieure  de l Académie  »     .     454. 


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